Cette conception scandalise, car elle va contre la religion scientifique de l’époque, qui est un état provisoire de la conception darwinienne de l’évolution. Certes, Quinton ne nie aucunement l’évolution. Mais il nie que l’évolution se trouve uniquement déterminée par le jeu mouvant des forces extérieures, que le monde vivant évolue docilement selon les bouleversements du milieu cosmique, en s’y adaptant.
Il refuse que la matière vivante soit seulement une substance plastique se pliant, pour survivre, au jeu des forces aveugles et inconhérentes de l’univers physique, la faculté d’adaptation qui fonde la sélection naturelle étant alors le fruit du simple hasard. Pour Quinton, au contraire, la vie, dans ce qu’elle a d’essentiel, refuse de s’adapter et la modification des organismes au cours du l’évolution est précisément l’expression de ce refus. Mais à quoi s’adresse un tel refus? À une dégradation de la vie, à un lent retour au chaos de l’inorganisé, donc à l’anéantissement. Une image saisissante de Quinton définit l’évolution telle qu’il la conçoit, non pas comme une obéissance aux forces hostiles du cosmos, mais comme une insurrection de la vie contre l’ensemble de ces forces dans ce qu’elles ont de préjudiciable.
Dans le cours de l’évolution, la cellule refuse donc le genre d’adaptation qui entraînerait sa déchéance; elle construit des barrages, grâce à des formes et à des appareils physiologiques nouveaux, suscite indéfinitement des victimes sur les conditions du milieu ambiant, de sorte que, finalement, c’est le milieu qu’elle adapte à elle-même.
Ainsi Quinton complétait Darwin en postulant, et démontrant ensuite par des expérimentations, que, si les formes anatomiques sont changeantes, c’est précisément pour permettre aux valeurs biologiques de se maintenir dans leur pleine intensité.
En octobre 1906, après la publication de l’Eau de mer, milieu organique, les grandes lignes de la théorie Quintonienne étaient présentées à l’institut de France, au cours d’une séance solennelle où siègeaient les cinq académies. Le présentateur était Pierre Dastre, disciple préféré de Claude Bernard et secrétaire de l’Académie des sciences : “Darwin nous apprend que l’obéissance à la loi d’adaptation régit les formes animales. Quinton nous apprend que la résistance à l’adaptation régit la vie animale.”
René Quinton, un demi-siècle avant Schrödinger et son école, a donc prouvé par la biologie que la deuxième loi de la thermodynamique ne s’appliquait pas au monde vivant, et que la vie, loin d’obéir au processus entropique défini par Carnot-Clausius, s’en nourrissait pour créer justement un processus contraire, anentropique. En même temps, bien avant Teilhard de Chardin et grâce à des démonstration scientifiques irréfutables, Quinton montrait que le fait de la conscience humaine était à la fois le fruit et la charnière de l’évolution, puisque cette conscience assurait à l’animal humain la maîtrise de son environnement cosmique.
Dans son livre, la science de la sensibilité (inédit) Quinton prétend : “Le feu trouvé, je ne crois pas que la nature ait à poursuivre la transformation des espèces. L’homme tient dans sa main le poids qui balancera dans le plateau l’aggravation du refroidissement terrestre. L’homme semble devenir à la fois le maître de Soi et de la vie des espèces..... Cela est-il risquer une bien vaste hypothèse que d’avancer qu’au jour où le soleil s’éteindra, l’homme possédera un pouvoir de vivre tel que, si le secours solaire reparaissait alors, il relèverait de l’inutile? Ce que l’on nomme la fin du monde ne me paraît pas avoir un très juste sens.” (SIC)
De cette “résistance de la vie dont parle Dastre en 1906, Quinton a postulé dix ans auparavant puis expérimente ensuite les causes primordiales: la vie intensive de la cellule n’est possible que dans certaines conditions qui sont l’existence d’un milieu aquatique marin, la concentration saline de ce milieu, une haute température. Les résultats des expérimentations ont été si probants qu’ils lui ont permis de transformer les hypothèses de travail en lois de constance marine, constance thermique et constance osmotique.
La loi de constance marine s’appuie sur les travaux de Claude Bernard concernant le milieu intérieur. C’est le grand physiologiste français qui enseigna que les cellules de l’organisme animal continuent à vivre dans les conditions originelles de l’organisme unicellulaire, c’est-à-dire dans un véritable milieu liquide intérieur. En élargissant peu à peu ses définitions, Claude Bernard avait conclu définitivement que ce milieu intérieur était constitué par la totalité des liquides circulant dans l’organisme.
L’intégrité de la vie cellulaire est donc fonction de l’équilibre physicochimique du milieu intérieur. Et cet équilibre est assuré par des actions régulatrices : les êtres vivants, dès qu’ils atteignent un certain niveau de complexité, se défendent contre les variations et perturbations du milieu extérieur cosmique en maintenant les conditions du milieu intérieur constantes grâce à ces mécanismes; c’est pourquoi Claude Bernard a pu compter au nombre de ces mécanismes régulateurs la respiration, la digestion, la circulation, les secrétions externes, un grand nombre de secrétions internes, les actions du système nerveux végétatif.
Au moment où Quinton examine les développements de sa loi de constance générale, il est déjà admis que le milieu d’origine de la vie, le lieu d’apparition de la première cellule, c’est la mer. La logique même de son hypothèse l’amène à considérer que le milieu intérieur du vertébré, cette matrice liquide qui est en nous, c’est de l’eau de mer! L’hypothèse, qui deviendra une loi pour Quinton après les expérimentations, sera formulée ainsi :
“La vie animale, apparue à l’état de cellule dans la mer, tend à maintenir, pour son haut fonctionnement cellulaire, à travers la série zoologique, les cellules constitutives dans le milieu marin des origines.”
Afin de le démontrer, le penseur doit maintenant se transformer en savant et en expérimentateur. Dans ce nouveau rôle qu’il endosse immédiatement dès 1896, Quinton montre en génie égal, reconnu par toute l’élite de l’époque.
Allant au plus pressé, il se livre, au laboratoire du collège de France, dans le service du célèbre Marey, à des expériences classées en groupes. Le premier groupe consiste à saigner un chien à blanc, reflexe cornéen aboli, puis à lui injecter de l’eau de mer. Malgré le caractère risqué de l’expérience, puisque les globules rouges ont été soustraites en même temps que le sérum, elle réussit parfaitement: le chien ressuscite littéralement et, quelques jours plus tard, est même beaucoup plus vif qu’auparavant.
De même, contre l’avis de ses maîtres au collège de France, qui lui prédisent l’échec, Quinton veut faire vivre dans l’eau de mer des globules blanches qui ne subsistent dans aucun milieu artificiel. L’expérience porte sur les poissons, les batraciens, les reptiles, les mammifères (homme, lapin, chien), les oiseaux, donc toutes les classes de l’embranchement des vertébrés. Le succès est total : dans tous les cas, les globules blanches baignées du liquide marin ont continué, chez toutes les espèces expérimentées, à présenter les signes divers d’une vie normale.
Les expériences de ce groupe démontrent à leur tour la persistance du milieu marin original comme milieu vital des cellules.
Il faudra plusieurs années à Quinton pour apporter aussi les preuves chimiques de la théorie marine, car il doit se livrer à un travail de bénédictin pour confronter une multitude de travaux dispersés. Finalement, en rapprochant les chiffres des analyses, il peut prouver que les profils chimiques de l’eau de mer et du milieu intérieur sont identiques: Dans notre organisme, écrira-t-il, le milieu intérieur, et lui seul, a la même personnalité minérale, le même “faciès” marin que l’eau de mer.” Cette recherche lui a d’ailleurs permis d’établir la présence, dans l’eau de mer aussi bien que dans le milieu intérieur animal, de dix-sept corps rares que l’on n’y soupçonnait pas, et dont il souligne la probable importance.
La pensée de Quinton, en avance d’un demi-siècle sur son époque et dont on découvre aujourd’hui seulement certains aspects, est comme une pyramide colossale qui, de la plus fine pointe philosophique, descend , par la philosophie des sciences, puis les sciences naturelles, puis la biologie marine, puis la physiologie, pour aboutir à sa base où elle concerne alors la masse des hommes, c’est-à-dire à une thérapeutique.
Tout de suite, en concevant ce monumental ensemble, Quinton avait vu en effet que sa conception marine débouchait directement sur une possibilité thérapeutique n’ayant rien à voir avec la thalassothérapie d’alors, qui n’était rien de plus qu’une branche de la climatothérapie.
Somme toute, la cellule vit dans l’organisme comme le poisson dans les eaux, elle se trouve dans un véritable aquarium à l’intérieur de notre corps, mais un aquarium marin. L’eau de mer, introduite dans l’organisme humain, devait, donc logiquement pouvoir y jouer un rôle utile dans tous les cas où le milieu intérieur était vicié par une cause quelconque, empoisonnement chimique ou infection microbienne, insuffisance des organes éliminateurs, défauts de certains apports alimentaires, etc.
René Quinton, qui avait la plus profonde estime pour les travaux de Pasteur, explorait pourtant une voie inverse. Le fondateur de la microbiologie avait consacré sa vie à la recherche du microbe, de l’agent pathogène. Quinton envisageait une thérapeutique de défense de l’organisme, au niveau fondamental du mileu intérieur, contre cet agent.
Là encore, il fallait expérimenter sur l’homme cette fois. À la suite d’un premier résultat sensationnel, Quinton put travailler dans divers hôpitaux, dès 1896, avec des jeunes médecins; plus tard, des professeurs collaboreront et signeront des communications avec lui. Sa méthode consiste en des infections intratissulaires d’eau de mer ramenée à l’isotonie. Elle n’est pas si simple qu’on peut le croire au premier abord, car la question du dosage, suivant les diverses indications, a une importance capitale. Par exemple, en dermatologie, l’eczéma et le psoriasis exigent des doses exactement opposées, très faibles ou très fortes.
La publication du livre de Quinton, en 1904, malgré le caractère nécessairement rébarbatif pour le lecteur d’un gros ouvrage purement scientifique, avait soulevé une émotion considérable dans le monde entier.
Le même phénomène se produisit en 1907. La presse de masse se passionna à son tour lorsque Quinton commença à ouvrir des dispensaires. On peut à peine s’imaginer aujourd’hui l’effet de stupeur que chacun éprouvait, médecins, journalistes, donc le public informé par ceux-ci, devant les résultats obtenus dans les dispensaires Quinton en matière de lutte contre les maladies infantiles.