Lors de la première élection de novembre 1987, la population avait voté pour Sylvio Claude. Pourquoi Sylvio Claude? Parce qu’il faisait sens, essentiellement pour une chose: c’était une victime du duvaliérisme. Le fait d’avoir été torturé et d’avoir été emprisonné sous Duvalier pouvait suffire pour attester de son intégrité politique. Pour les plus démunis cette figure de victime prenait place dans un grand vide politique. Ce n’est pas le discours de Sylvio Claude qui la séduisait mais la poétique de la victime transformée en monument digne d’être vénéré et chanté. Lorsque Aristide se présente aux élections, les déshérités optent sponténament pour lui. Pourquoi Aristide? La figure est plus puissante parce qu’elle fait sens par-delà le monument de la victime. En effet, avec Aristide, un langage politique leur donne accès à la compréhension des conditions de formation de leur pauvreté. Dès lors, la possibilité d’entrer dans la pensée et l’action politique devient réelle, c’est-à-dire fait sens. Aristide c’est aussi la matérialisation du fantasme du sauveur qui permet à ses électeurs de s’approprier les espaces d’origine qui obsèdent tant le présent. Ces déplacements et ces renversements ne constituent pas pour autant des conditions de production d’une mutation historique et culturelle. La conscience n’est pas encore la pensée critique et créative et, avec Hurbon, on s’interroge sur l’effet de barrage à une telle émergence que produit le rapport haïtien à l’histoire: “On dirait qu’ainsi dans les Caraïbes, nous n’avons pas de dette: tous les “autres” nous doivent tout, ils doivent nous payer pour avoir fait de nous des vaincus. Habitant le passé, comment donc pouvons-nous disposer d’une mémoire? Or le rapport à la mémoire, rapport constitutif d’un peuple ou d’une nation, reste impensable sans la possibilité d’oublier, c’est-à-dire sans l’effort d’arrachement de soi au passé” (Hurbon 1990: 2).
Cette période en Haïti est un temps de dévoilement des effets d’une pratique excessive et dramatique de l’histoire. Ce dévoilement a quelque chose de terrible et de fantastique en même temps. C’est le désordre violent des tableaux de Jérôme Bosch avec ses points de lumière. Comme si à l’horizon du tableau, une lumière apparaissait puis disparaissait pour réapparaître ailleurs, là où on s’y attend le moins. Cette période de transition vers une démocratie ouvre les conflits et excède les cercles vicieux et les rémanences. C’est bien dans l’ouverture des conflits que se mettent en place les dispositifs de la démocratie et c’est aussi à ce moment-là que les résistances à ce type de changement se révèlent à outrance.
Un rapport folkloriste à l’histoire
Les duvaliérsites et les intellectuels haïtiens, en général, usent largement de cette notion de “pays profond”. La notion de “pays profond” réfère à la culture créole en milieu paysan et s’y oppose, à l’autre extrémité, la culture occidentale. Le “pays profond” est intérieur au pays et à son histoire. Plus une région est démunie des moyens de production de la culture occidentale et plus elle est éloignée du centre socio-économique de Port-au-Prince, plus elle est vraie par rapport à ces deux espaces d’origine: L’Afrique et la libération de l’esclave. Le “pays profond” c’est le vaudou, la langue créole, le lakou, le kombite (groupe de travail communautaire), la magie, les guérisseurs, etc. Le “pays profond”, ce ne sont jamais les différents dispositifs mis en place par la culture haïtienne après l’Indépendance pour réduire une partie de la population à l’esclavage, à la féodalisation et à l’exploitation, et que l’on retrouve partout en Haïti. Ce ne sont pas les pratiques de corruption, du simulacre et du paraître qui ont tant marqué le rapport au pouvoir. Ce n’est pas non plus la connivence haïtienne face au pouvoir colonial et néo-colonial ni son choix des stratégies de participation à la culture occidentale. Ce ne sont pas non plus les transformations qu’a pu opérer dans la culture créole l’éthique duvaliériste des relations de pouvoir qui s’est imposée au pays depuis plus de trente ans.
Le “pays profond”, on le retrouve au fond des campagnes loin de la mobilité du temps et des mouvements de transformations, dans ce que communément, en Haïti, on appelle le traditionnel. Cette notion se loge dans la peinture naïve, le monument historique, le mouvement duvaliériste du noirisme, dans la poésie de la diaspora, dans le discours politique duvaliériste et démocratique haïtien. Cette notion rend extérieure à la société haïtienne la reproduction de l’ordre colonial et néo-colonial. Elle rend possible une grille d’évaluation linéaire et bipolaire de la culture qui juge de la vérité ou de la fausseté de l’une ou de l’autre des deux cultures présentes, en fonction des intérêts socio-politiques en jeu. Cette notion relève d’un mode de relation de pouvoir et le point de vue folkloriste sur l’histoire la rend possible: “Tout ce qui est ancien, tout ce qui appartient au passé et que l’horizon peut embrasser, finit par être considéré comme également vénérable; par contre tout ce qui ne reconnaît pas le caractère vénérable de toutes les choses d’autrefois, donc tout ce qui est nouveau, tout ce qui est dans son devenir, est rejeté et combattu” (Nietzche 1988: 98).
Lors de l’interruption violente des élections de november 1987, l’armée s’est assurée de la fermeture de tous les postes de radio et de télévision. Seul le poste de la télévision nationale était resté ouvert avec une programmation bien spéciale. En plus de diffuser les informations du gouvernement Namphy, une série d’émissions présentait le vaudou, ses esprits, ses rites et ses danses. Une ethnographie de la culture créole et de sa religion prenait place au sein du contrôle militaire. Comment dans ce contexte dictatorial, est-il possible de dire le vaudou et pas autre chose? Dans le discours de Namphy adressé à son armée en 1987, peu de temps avant l’interruption violente des élections, quelques éléments de réponse sont fournis. L’armée doit protéger le peuple, malgré lui, de ses excès. Dans sa fonction fantasmée de Père, l’armée connaît ce qui doit composer l’ordre, elle juge que la démocratie n’est pas un exercice historique dont le peuple est capable. Au moment du vote, qui se déroule partout en Haïti avec discipline et enthousiasme, l’armée interrompt le processus démocratique: “Le plus grand ennemi à l’heure actuelle est peut-être les excès commis sur le chemin difficile de l’apprentissage de la démocratie que fait de façon si douloureuse le peuple haïtien qui en ces circonstances mérite d’être encadré, protégé, parfois même malgré lui. Et c’est pour moi un motif de fierté que de féliciter notre sens de l’ordre et ce courage dont vous savez à l’occasion faire preuve en face de certains groupes manipulés qui se montrent hostiles et délibérément provocateurs. On ne louera jamais assez cette maîtrise de soi et cette pondération qui vous ont été inculquées dans les casernes et à l’académie militaire. Il incombe aux forces armées de faire respecter la discipline républicaine” (Nampy, 1987, Télévision nationale d’Haïti).
Mais, le peuple a besoin d’être encadré: par quelle forme de règles? Mais le peuple doit être protégé: contre quoi au juste? Comment Namphy peut-il penser que le peuple a besoin d’être protégé “malgré lui” et pouquoi le ramène-t-il jsutement au vaudou alors qu’il se rendait vers la démocratie?
L’ethnographie du vaudou présentée au lendemain de l’élection avortée, rappelle le lieu des ancêtres et du “barbare” contre le “civilisé”. En effet, Namphy n’a plus besoin du colon pour diffuser l’éthique occidentale du XVIIe siècle qui validait l’esclavage au nom de la civilisation et des vertus chrétiennes. Au lendemain des élections, l’armée renvoie le peuple au vaudou, ce lieu par excellence en Haïti, pour résister et rejouer symboliquement l’affrontement et la libération à l’égard de l’Occident. Elle le renvoie au vaudou, dans ce “pays profond” qui n’a pas à se mêler des affaires du politique. Elle le renvoie dans l’espace de l’affirmation de la “négritude”, car il est le lieu de la différence haïtienne. Elle le renvoie aussi dans l’espace de son exploitation et de sa réduction à l’état d’esclave et de colonisé. L’armée actuelle en Haïti relève du duvaliérisme et elle a été formée par les États-Unis; son langage est celui du “civilisateur” colonial et impérialiste. Avec le duvaliérisme le théâtre coloniale caricature à l’extrême les rôles: le riche, le technocrate, le militaire, le macoute et le duvaliériste portent le masque du colon et le “pays profond” porte celui du colonisé. Ce jeu a quelque chose de terrible et de désolant parce qu’il maintient la relation colon-colonisé et le reproduit comme pratique historique. Hurbon a très bien montré le fonctionnement des représentations du “barbare” et du “civilisé” dans l’expérience historique d’Haïti; “[...] c’est la représentation du vaudou comme sorcellerie, et sa distribution autour de deux pôles de la société haïtienne: le pouvoir politique (le palais national étant tenu pour le haut-lieu des papa-lwa ou oungans réputés forts), les classes populaires (paysans et gueux des villes). L’ordre de la révolte et l’ordre du pouvoir établi se rejoindraient ainsi. Pour ce dernier, le vaudou ne peut être qu’un lieu de consensus inavouable. La tolérance du vaudou se donne alors comme nécessaire au fonctionnement général de la société. Mais sa pénalisation, non moins” (Hurbon 1987: 92).
Hurbon nous amène au coeur même des contradictions haïtiennes qui se révèlent dans les relations de pouvoir. Le rôle des déshérités dans la société est de tenir la position de résistance, non pas à l’ordre actuel, mais à l’ordre d’un passé qui, un jour, s’est transformé en révolte devenant ce 1804. Tenu à l’écart de la vie politique, exploité de toutes sortes de manière, sa révolte qui s’actualiserait représenterait la mise en échec non pas seulement d’intérêts économiques mais d’intérêts symboliques et érotiques. La jouissance du pouvoir chez le duvaliériste est trop grande pour qu’il puisse soutenir l’effondrement de ses illusions: “Par rapport à la société haïtienne, à la culture officielle dominée par la pénétration de la culture et de la technologie bourgeoise démocratiques, le vaudou se constituait déjà comme une clandestinité reconnue. Cette “reconnaissance” du vaudou était sa récupération même par une bourgeoisie nationale et une élite intellectuelle noiriste. Elle devait aboutir à sa finalité inconsciente et inavouable, qui témoignait déjà la domination de cette bourgeoisie internationale; la folklorisation du vaudou. Ce mouvement qui tendait à mettre le vaudou sur le devant de la scène culturelle est un mouvement historique. Il signait, pour des élites impuissantes devant l’envahissement du capitalisme, la prise de possession d’une culture populaire et sa perversion” (Apolon 1976: 188).
Avec Duvalier (François), ce “barbare” reste toujours “barbare” mais avec son idéologie noiriste, le “barbare” est valorisé positivement là où il permet à “l’élite” d’affirmer sa différence vis-à-vis de l’Occident. Toujours vue comme petite, “primitive” ou “traditionnelle”, la culture paysanne sert à une chose : faire signe à la nation où elle vient. La paysannerie représente le passé et elle est donc vénérable. Elle est vénérable dans ses jardins transformés en musée où, tenue à l’écart de la vie politique, elle conserve les attributs de la différence.
Le rapport folkloriste à l’histoire permet de valoriser positivement la culture créole mais à un niveau très superficiel car il produit socialement un rapport à la culture à la manière d’une muséographie. L’anthropologie qui se développe à l’intérieur d’une socialisation et d’une utilisation politique d’un tel rapport à l’histoire ne s’y soustrait pas. IL n’y a qu’au moment des ruptures radicales avec les formes de connivence des groupes (d’opposition ou non), avec les relations de pouvoir telles qu’elles sont alors pratiquées que le savoir émerge et transforme la relation “savoir-pouvoir”.
Le point de vue folkloriste sur l’histoire ne permet pas seulement la représentation haïtienne sur la scène nationale et internationale, c’est aussi une pratique de soi (individu ou groupe) dans son rapport à l’Autre. Le point de vue folkloriste permet au poète haïtien d’user des métaphores du vaudou et du nom de ses esprits alors qu’il n’est pas vaudouisant, qu’il n’ose pas l’être, ou qu’il craint de le dire. C’est le vaudou appartenant à l’Ordre du vernissage, du mémorisé, du conservé mais surtout, il n’est pas à “soi”. Le point de vue folkloriste ouvre à la possibilité d’une prolifération de houngan makout (prêtre vaudouisant qui n’a pas été initié). Ce point de vue folkloriste est aussi pour le magicien un de ces dispositifs pour mettre en forme son art des simulacres. Le regard folkloriste sur la culture donne à l’Église catholique la possibilité d’intégrer les rythmes et les structures des chants vaudous à sa liturgie. Alors que l’Église tient un discours inquisiteur violent ou doux selon les époques, sur le vaudou : “Les pasteurs, les prêtres et les sociologues trouveront également dans l’ethnodrame un concept-clef pour explorer les voies de conversion du vodouisme au christianisme” (Price Mars 1986:24). L’effet de la folklorisation du vaudou et de sa culture donne la possibilité du jeu de la vente du secret et du asson par le houngan à l’étranger, et facilite sa participation dans les stratégies d’exploitation du peuple. L’effet de ce point de vue folkloriste sur l’histoire produit aussi de l’exotisme dans le rapport à la culture d’origine et un rapport exotérique à Dieu et aux esprits. “Quand, derrière l’instinct historique, il n’y pas un instinct constructeur qui agit, quand on ne détruit et ne déblaye point, pour qu’un avenir déjà vivant en espérance édifie sa demeure sur le sol débarrassé, quand la justice seule règne, alors l’instinct créateur est affaibli et découragé. Une religion, par exemple, qui doit être transformée en savoir historique, une religion qui doit être étudiée de part en part, scientifiquement, une fois cette étape franchie, sera, par là même, détruite” (Nietzche 1988:132)
Dans le contexte de rupture avec un passé et de construction de la vie, un peuple dans son devenir imaginé de lui-même peut s’inspirer des monuments pour activer ses luttes. Mais s’il ne passe pas en jugement son histoire, ni n’interroge les études excessives de son histoire, ni ne rompt avec le passé, ce peuple risque de s’affaiblir, de s’illusionner et surtout de laisser trop d’espace à la riposte du passé. Le rapport monumental à l’histoire et le rapport folkloriste à la culture ont produit en Haïti une force d’inertie incommensurable des institutions à l’égard de leur développement.