Irène Nazaire :
Ça fait déjà un bout de temps que je vous lis et je vous trouve super pour avoir touché quasiment aux phénomènes sociaux. Mais je voulais comprendre la différence entre violence fantasmée et violence réelle. En prenant comme exemple la tuerie de décembre 1989 à l’École Polytechnique de l’Université de Montréal où quatorze jeunes femmes sont tombées sous les balles d’un jeune homme violent du nom Lépine.
Pierre Eddy Constant :
Je vous réponds en reprenant l’éclairage ou la pensée du Dr. D. Scarfone, il s’agissait d’un événement opaque, qui nous obligeait à penser pour y trouver quelque transparence; pour y parvenir, nous ne disposions que de quelques éléments biographiques au sujet du jeune homme qui fut l’auteur du massacre. Nous savons qu’il a eu un père violent, qu’il était un élève brillant, que durant son CEGEP, il a éprouvé des difficultés majeures dans ses études. Passionné de sciences et de technologie, il voulait entrer à Polytechnique. Un élément de sa biographie toutefois n’a pas, à notre connaissance, suffisamment attiré l’attention. C’est qu’au début de l’adolescence, alors que le père ne vivait plus avec le reste de la famille, le jeune garçon a changé son nom et prénom : il a rejeté le nom de famille du père et le prénom qu’on lui avait donné, pour adopter le nom de famille de la mère et le prénom de Marc.
Irène Nazaire :
Comment expliquez-nous ce rejet du nom du père?
Pierre Eddy Constant :
Dans la pensée du Dr. Scarfone, il y a eu l’apostasie du père, un indice du rejet – dans le langage de Lacan forclusion du nom-du-père. Rejet radical de toute référence au père. Sans doute tentative, mais nous ne pouvons ici que spéculer, d’effacer une histoire douloureuse où le père n’a pu servir de support identificatoire qu’en tant qu’agresseur. Tentative de se passer de père, de bâtir sur la seule ascendance maternelle toute son identité. Remodelage nécessaire de la réalité. On ne connaîtra peut-être jamais ce que fut la pensée délirante primaire du jeune homme, son équation psychotique de base qui a abouti aux actes meurtriers. Mais on peut penser que lorsque la réalité a trop contredit les exigences de cette pensée; lorsque sa pensée, si occupée à maintenir en place le monde du jeune Lépine sans le père, dans une nouvelle réalité, ne fut plus compatible avec la poursuite de ses études; lorsque l’échec scolaire est venu démentir l’autarcie narcissique qu’il croyait avoir atteinte, devant le chaos, l’image d’un père archaïque, féroce, violent, un surmoi tyrannique – revient alors en force, et s’installe dans une identification aliénante à laquelle la pensée du jeune homme ne peut qu’apporter la rationalisation; d’où la « folie raisonnante », la paranoïa de Lépine.
Irène Nazaire :
Et son délire…..
Pierre Eddy Constant :
Seul le délire pouvait combler la faille dans son univers, arrêter l’hémorragie narcissique, lui rendre le sens de sa souffrance insensée. Insensée parce que, ayant aboli le père, ou plus précisément, ayant voulu défaire la structure symbolique dans laquelle le père est inscrit, il s’attendait sans doute à ne plus souffrir. Il n’avait plus besoin de père. Son conflit identificatoire, son déchirement entre le père et la mère, il pensait aussi l’avoir résolu. Comme s’il s’était auto-engendré.
Son but était de tenter d’éradiquer la notion même de père de sa vie. Le conflit oedipien était donc aboli à la source, il n’en serait pas question. Il n’avait plus de père, il était son propre géniteur.
Toujours dans la pensée du Dr. Scarfone, Lépine en voulant amputer son histoire de ‘la part du père’, Lépine perd en même temps la possibilité de penser la violence qui l’habite, de la fantasmer comme tout un chacun inconsciemment, d’en trouver la satisfaction possiblement sur un écran de cinéma. Ayant expulsé le père de sa psyché, il a en même temps rendu impossible la remise en scène de son drame.
Faute de pouvoir rejouer sur la scène psychique le confit, il ne trouvera de répit qu’à le restituer sur la scène réelle, dans l’action, en réponse au retour dans le réel de l’image paternelle qu’il avait aboli au-dedans.
Sauf qu’entretemps, ce sont les protagonistes mêmes du conflit qui ont changé. Le père aboli n’en faisait plus partie, ou alors seulement dans sa réincarnation délirante à l’intérieur même du sujet Lépine; celui-ci n’a plus de père, il est le père archaïque, totalement narcissique qui a tous les droits; son sentiment d’ « entitlement » est total. C’est en effet de la carence fantasmatique du psychotique qui est ici manifeste, si par fantasme on entend bien cette mise en scène inconsciente des objets psychiques. Dans la psychose le fantasme est inopérant, il ne sert plus la fonction de décharge pulsionnelle, ni celle de médiation entre les éprouvés du corps et les pensées des processus secondaires. Ces derniers sont dès lors comme happés par une tâche qui revenait justement aux fantasmes, aux processus primaires. Ils sont polarisés, obligés de rendre compte de ce qui est innommable parce que situé dans le domaine de l’originaire.
D’où la déformation de la pensée elle-même, essayant de dire en un discours valable pour l’ensemble ce qui justement ne saurait être dit en ces termes. Le sentiment d’avoir le droit de se faire « justice » soi-même dans le cas qui nous occupe pourrait avoir été en effet de cette autarcie psychique dans laquelle le sujet se sentait plongé et devant laquelle c’est la réalité qui devait s’ajuster, au besoin par la force.
Irène Nazaire :
Expliquez-nous les facteurs déclenchant de l’événement.
Pierre Eddy Constant :
Aux dires du Dr. Scarfone, l’élément qui a servi d’amorce aux agirs, peut bien paraître un détail insignifiant lorsque considéré de l’extérieur d’un point de vue qui se voudrait « objectifs » c’est la valeur subjective et inconsciente du déclencheur qui compte, et ce peut-être alors un n’importe quoi; une lecture fortuite ou un anniversaire, par exemple, ce que cela été, dans l’affaire Lépine, nous ne le saurons peut-être jamais.
Irène Nazaire :
Mais ce que vous avez avancé jusqu’ici sur la dynamique concernant la figure du père a quelque valeur, peut-être pourrez-vous avancer un peu plus loin dans l’analyse des événements.
Pierre Eddy Constant :
Historiquement et structurellement, le père ne peut qu’ « échouer ». S’avérer faillible, limité, mortel, c’est, pour le père, permettre que d’autres générations succèdent à la présence, c’est permettre la continuité. Mais de cet échec structurel, nécessaire, il y a eu, semble-t-il, un refus de la part d’un jeune homme comme Lépine. Plutôt que d’en faire le deuil, il a préféré abolir les termes mêmes de la question. Pourquoi?
Attachons-nous un instant à l’information selon laquelle il a eu un père violent. Que signifiait cette violence du père? Signifiait-elle le refus du père lui-même d’échouer, d’occuper cette place temporaire dont il ne peut sortir que symboliquement mort pour laisser libre la voie à ses enfants? Signifiait-elle déjà, chez le père également, le rejet de la structure symbolique dans laquelle il était appelé à s’inscrire pour vraiment transmettre à la génération suivante la possibilité d’enfanter et de transmettre à son tour? Nous pourrions le croire si nous interprétons en terme de place occupée ce qui a animé le geste de Marc Lépine. Ce qu’il reprochait aux femmes auxquelles il s’est attaqué, c’est justement de prendre la place des hommes; et aux jeunes filles de Polytechnique, de prendre sa place. C’est par la violence qu’il a cru pouvoir établir ce à quoi il avait dû renoncer structurellement, à savoir une place pour lui-même dans le tissu de relations symboliques qui recouvrent le social.
Si le père n’accepte pas les vœux inconscients de mort à son endroit, portés par son fils, s’il n’accepte pas symboliquement de céder la place, de lui donner le droit de succession, cela ne peut qu’exercer une violence mortifère sur le fils : n’ayant pas de place, celui-ci ne peut trouver refuge que dans le refus, ou dans la mort psychique et/ou physique. Que le jeune homme ait déplacé sur des jeunes femmes son geste meurtrier, cela relève du processus d’identification au père. Processus qui survient, comme nous l’avons vu plus haut, en second lieu, c’est-à-dire après l’effondrement de son univers.
Mais Lépine, dans un autre registre cherchait peut-être à refaire l’histoire, à comprendre le refus du père de lui faire une place. Cela l’a tenté en projetant sur les femmes la cause de la violence de celui-ci. Le geste meurtrier devait, dans la logique paranoïaque de Lépine, remettre les choses à leur place mais le trou de son univers, que son geste devait combler, ne pouvait évidemment que rester béant. La mort tragique réelle des quatorze jeunes femmes ne pouvait évidemment rien résoudre de son problème intérieur.
Irène Nazaire :
Face à un tel événement qu’elle était la place du père, de son absence ou de sa présence?
Pierre Eddy Constant :
Il n’est peut-être pas inutile de discuter brièvement de ce que pourrait signifier cette « présence du père ». La structure du complexe d’oedipe, rappelons-le, est plus que le fantasme de détrôner le père pour posséder la mère (ou l’inverse); elle situe la place des sujets dans la succession des générations; elle leur donne un nom et un droit, celui d’être à leur tour parents et de continuer ainsi l’histoire. Si l’oedipe ne dit rien de ce que nous devons faire de notre vie, il assigne néanmoins une fonction symbolique qui peut-être remplie de bien des façons (et, d’ailleurs, pas nécessairement par la procréation elle-même). Mais quelle que soit la façon, une chose est invariable, c’est que cette structure désigne du même coup la nécessaire acceptation de la mort individuelle. Cette acceptation est ce qui peut nous inciter à créer afin de pouvoir transmettre, laisser en héritage. Le refus de la condition de mortel ne peut que conduire à rejeter la réalité, à vouloir refaire le monde dans l’instant, dans une visée purement narcissique et nullement dans une perspective historique. Le père qui au contraire accepte d’assumer sa présence, il l’assume en tant que celui qui occupe temporairement une place que d’autres ont occupé avant lui et qu’il devra céder à d’autres. C’est faut d’avoir accepté cela que Lépine a voulu faire tourner à rebours la roue de l’histoire.
Il y a de quoi s’étonner que, dans tout le bruit médiatique qui a accompagné les événements de Polytechnique, on ait surtout mis en relief ou bien l’antiféminisme de Lépine, poursuit le Dr. Scarfone, comme si celui-ci avait été une sorte d’émissaire ou de commando machiste en mission Kamikaze, ou bien des effets néfastes de la violence dans les médias. La psychose a été très peu prise en compte. Pour les uns, les psychiatres notamment, il s’agissait de ne pas trop rapidement associer violence et maladie mentale, et ainsi ne pas renforcer les préjugés déjà tenaces dans la société. Pour d’autres, il s’agissait de rappeler que l’égalité des femmes dans la société n’est pas encore assurée, que la violence mâle fait payer d’un dur prix la volonté d’émancipation féminine. Mais l’effet de ces intentions louables me semble avoir été de désarticuler le débat en évacuant un maillon essentiel dans la chaîne de significations qui s’ordonne autour de cette tragique histoire. Ce faisant, on effaçait du discours sur les gestes de Lépine la référence à la folie. Une fois de plus, on faisait de celle-ci un facteur non-pertinent parce que non intégré dans les discours cohérents, linéaires, qui prétendent à une logique exhaustive, que ces discours soient politiques, scientifiques ou humanitaires. Nous espérons avoir indiqué suffisamment que contrairement aux apparences, la dynamique psychotique n’est pas coupée du social.
Bien sûr, cette dynamique ne se prête pas aisément à des conclusions simples et à des remèdes faciles. Mais à la refouler, une fois de plus, hors de la cité, on se réduit à devoir ou bien déclarer incompréhensible un événement comme celui de Polytechnique, ou bien à le rendre parfaitement abstrait, comme simple répétition du même. Les discours politique, idéologiques ou humanitaires s’en tirent alors à moindre frais, mais ils auront une fois de plus, laissé de côté une part assez essentielle de vérité.
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