jeudi 19 avril 2012

LA DÉTRESSE DES HOMMES - 67e partie

COMPRENDRE LA MASCULINITÉ


La trajectoire de l’identité masculine comme celle de l’identité feminine est ponctuée d’étapes psycho-développementales qui sont autant de configurations relationnelles proposant à l’homme ou à la femme d’autres dimensions de sa masculinité ou de sa féminité. L’identité sexuelle est rarement consolidée une fois

pour toute. Elle évolue d’habitude, si ce n’est qu’en termes d’ajustements subtils, tout au cours de la vie. L’adolescence est une étape critique. Cet écrit explore les dynamiques inhérentes au développement de l’identité masculine adolescente selon la théorie psychanalytique des relations d’objets. 

Qu’est-ce que l’identité ?
Ce sont surtout les théoriciens de la psychologie du moi qui se sont penchés sur la question de l’identité (Hartmann, 1950 ; Erikson, 1959, 1968). Hartmann (1950) préconise l’usage du terme « self-representation » pour dénoter l’objet investi par la libido dans le narcissisme. Erikson (1968, p.50) fait la distinction entre une identité perceptuelle (« personal identity ») et une identité consciente (« ego identity »).

L’identité aurait à la fois une qualité de permanence qui maintient un sentiment de continuité chez l’individu à travers le temps et l’espace, ainsi qu’une qualité ponctuelle permettant à l’identité d’être plus ou moins colorée par les contextes relationnels dans lesquels se retrouve l’individu d’un moment à l’autre (Wheeler, 2000). Il serait donc opportun de parler d’identité en termes de représentations de soi qui peuvent s’inscrire dans une structure ou dans un processus et qui peuvent être plus ou moins conscientes. Un dérivé des relations objectales, l’identité est un facteur critique au sein des relations interpersonnelles.

En somme, l’identité serait composée des variables suivantes, qui s’inspirent largement des définitions de l’identité qu’avance Erikson (1968) :
- Les représentations que la personne fait de soi (auto représentations de soi) ;
- Les représentations que la personne fait des représentations d’elle qu’ont les autres ;
- Les rôles sociaux qui sont proposés à la personne ;
- Les rôles sociaux que la personne adopte.



Qu’est-ce que l’identité masculine ?
La masculinité varie d’une culture à une autre (Mead, 1928) et d’un individu à l’autre. L’identité masculine doit nécessairement s’échapper de la rigidité d’une description définitive saine, on peut avancer qu’il s’agit d’un certain équilibre entre les aspects masculins et féminins sur le plan intrapsychique (Jung, 1951) qui se traduit par des relations interpersonnelles harmonieuses avec les deux sexes. Bien entendu, aucun homme n’est parfaitement conforme à cet idéal. Mais cela ne l’empêche pas d’y aspirer afin de se sentir mieux dans sa peau. Dans cette page, il ne sera question que d’identité masculine hétérosexuelle et issue de la culture occidentale dominante, car les questions d’identités masculines homosexuelles et interculturelles déborderaient du présent cadre. De plus, les concepts des qualités masculines et féminines dans cet article se limitent aux concepts propres à la culture occidentale dominante.

Outre-mère

Le garçon ne passe pas instantanément du ventre maternel au monde « outre-mère » ou au-delà d’elle. Issu de la fusion intra-utérine, il vit, lors des premières semaines qui suivent la naissance, une sorte de prolongation de cet état fusionnel. Du creux de la symbiose mère-fils, le garçon ne se différencie d’elle que tout doucement. Il a d’abord recours à la complémentation sexuelle, plutôt qu’à l’identification sexuelle (Bureau, 1998). Pour la fille, sa relation avec sa mère est à la base d’une identification à son propre sexe (Olivier, 1980). Pour le garçon, sa mère représente en partie une inversion du rôle de mâle qu’il aura à assumer.

Afin de réaliser son identité masculine, le garçon doit prendre certaines distances face à la mère. En ce sens, la proximité de la mère peut être menaçante à son identité masculine (Olivier, 1980). Parallèlement, il a besoin de sa mère et y est attaché au point de ressentir de la nostalgie pour le paradis perdu de l’état fusionnel (Pollack, 1998).

La honte
La honte est un sentiment particulièrement masculin (Pollack, 1998 ; Osherson & Krugman, 1990). Selon Haviland & Malatesta (1981), dès les premiers mois de la vie, les garçons sont non seulement plus expressifs que les filles, mais reçoivent de la rétroaction positive surtout pour l’expression d’affects positifs, ce qui n’est pas le cas pour leurs consoeurs. Les garçons apprennent donc assez rapidement à taire en eux les affects plus négatifs, telles que la tristesse et l’angoisse (pas la colère, par contre). On encourage aussi les garçons, dès les premières années, à se séparer de la mère et à prendre leurs distances du monde féminin (Pollack, 1998, p.11).

Ceci suscite chez le garçon un profond sentiment de honte face à ses affects négatifs et face à sa propre féminité. Il en vient d’ailleurs à associer ses affects négatifs à son féminin intérieur. La honte le détache de ces facettes de lui-même et du même coup les cachent du monde extérieur (Lee, 2000,p.18). Le garçon subit par conséquent une grande solitude affective et une vie intérieure mutilée. Il peut en venir à construire son identité masculine comme un « faux soi » (Winnicott, 1960) afin de répondre aux attentes de son environnement plutôt qu’à ses propres besoins psychiques.



Les attitudes envers les masculinité et féminitéLe attitudes des parents envers la masculinité et la féminité sont des facteurs psychosociaux de risque et de résilience pour l’identité masculine (Pollack,1998 ;Cyrulnik,1989). Ces attitudes peuvent soit contribuer à la promotion d’une identité masculine saine chez le garçon, soit nuire au développement de son identité sexuelle. Par exemple, quelle est l’attitude de la mère envers la masculinité ? Du côté du père, est-ce qu’il trouve cela bien d’être un homme, un père ? La mère a-t-elle des croyances rigides sur ce que c’est d’être un homme ? Quelles sont les attitudes du père envers la féminité, la mère ? Comment la mère parle-t-elle du père à l’enfant ? Comment le père voit-il son propre père ?

Nous pouvons nous poser les mêmes sortes de questions par rapport aux figures de l’entourage, telles que la parenté, les voisins et les amis de la famille. Il est important aussi de tenir compte de l’organisation sexuelle des contextes social et culturel du garçon, à savoir la façon dont la culture et la société d’appartenance du garçon définissent la masculinité et la féminité. Le fait que l’environnement signifie le père a aussi beaucoup d’impact. Par exemple, à travers le biais de sa nomenclature, le réseau sociosanitaire qualifie régulièrement une famille où le fils vit avec sa mère et voit son père les fins de semaine de « famille monoparentale » (Gaudet et Devault, 2001). Pourtant, il y a deux parents dans ce portrait-là.

Le retour de l’oedipe
Lors du retour de l’oedipe, à l’adolescence, le rôle paternel de contrainte à la fusion mère-fils s’avère une source de réconfort pour le garçon, qui doit composer avec la lourde tâche d’assimiler sa sexualité génitale et l’image corporelle qui s’ensuit (Laufer, 1968). Le père incarne le tabou de l’inceste (Freud, 1933 ; Corneau, 1989 ; Cyrulnik, 1989 ; Cournut, 1997) et représente ainsi un pilier auquel l’adolescent peut s’accrocher afin de ne pas sombrer dans la relation symbiotique avec la mère, ce qui l’anéantirait en tant que mâle et en tant qu’individu. D’autre part, la figure paternelle sert de repère pour permettre au garçon de poursuivre son individuation de la mère et son identification au masculin. Étant donné son apport potentiel à la consolidation de l’identité masculine, il serait peut-être plus approprié de parler de dynamique oedipienne au lieu de complexe d’Œdipe.



L’adolescent et la mère
L’adolescent est ambivalent face à la mère. Il persiste chez lui une quête de la fusion avec elle, issue d’une anxiété de séparation, ainsi qu’une fuite de cette fusion, amorcée par son besoin d’individuation. La quête de la fusion maternelle est liée à la peur de la vie, la peur d’être un individu (Rank, 1929-1931). Cette quête peut mener à une inhibition identitaire, ce qu’Erikson (1968) nomme « rôle fixation ». La fuite de la fusion maternelle part d’une anxiété d’annihilation, ou de la peur de la mort et de ne plus être un individu (Rank, 1929-1931). Quand elle est modérée, cette fuite peut mener à la consolidation identitaire, ce qu’Erikson (1968) nomme « role experimentation ».

Dans les sociétés tribales, les garçons passent de l’enfance à l’âge adulte par le truchement de rites initiatiques (Campbell, 1949). On leur fait grâce de l’adolescence. Ces rites sont menés par des mâles adultes et ont pour but de rompre le lien entre le garçon et la mère, afin qu’il puisse entrer dans le monde des hommes.

Dans notre société, le passage au monde des hommes est censé se faire de façon définitive au cours de l’adolescence. L’adolescent qui se retrouve sans rites pour l’encadrer, ni père, ni figure paternelle pour l’épauler, risque d’éprouver de sérieuses difficultés lors de ce passage. De plus, sans père ni figure paternelle, il lui est difficile d’avoir recours à l’oedipe. Or, le retour de la dynamique oedipienne est un mécanisme qui répond très bien aux besoins d’individuation et d’identification sexuelle du garçon. Il s’agit toutefois d’un mécanisme complexe, comportant plusieurs éléments.

D’abord, on y retrouve le désir de la mère, surtout inconscient, porté sur la lame de fond de l’afflux hormonal et de la fébrilité sexuelle qui s’ensuit. Le désir de la mère est anxiogène, car elle entraîne le garçon vers la fusion maternelle qui représente la mort de son individualité. Le désir de la mère mène au besoin chez le garçon d’être vu par elle comme un mâle qui peut être sexuellement désirable, sans qu’elle le désire sexuellement.



L’adolescent et le père

Toutefois, dans le retour de la dynamique oedipienne, le garçon a beaucoup plus de besoin face au père que face à la mère. Il a besoin de se mesurer à son père, de rivaliser avec lui, afin de tester ses propres capacités en tant que mâle. Il a besoin d’être vu comme un homme par son père, afin d’être confirmé dans sa masculinité. Il a besoin de regarder avec son père, dans la même direction, et de voir les choses de la même façon, afin d’expérimenter davantage la complicité masculine et d’adhérer au modèle d’homme que lui propose son père (Delisle, 2000). Il a aussi besoin de regarder sans son père, de voir les choses à sa façon et autrement que par les lunettes paternelles, ce qui peut être facilité par la fréquentation de groupes de pairs masculins. Comme l’affirmation Olivier (1980 p.67), il doit aussi passer de « l’être-comme » (identification) à « l’être-soi » (identité).

Il y a donc une polarité relationnelle dans le lien père-fils, c’est-à-dire que leur relation est à la fois sympathique et antagoniste. Si l’adolescent persiste trop dans le rôle antagonique, dans le refus de l’héritage paternel, et ce, au-delà de la rébellion normale (Erikson, 1959), dû à la perturbation de l’attachement père-fils, son identité masculine peut être carencée et le passage au manhood compromis. L’absence du père ou d’une figure masculine adulte positive peut amplifier cette défiance. Consciemment ou pas, l’adolescent vit du ressentiment envers le père absent, qu’il projette sur les figures d’autorité homme ou femme. Cette défiance amplifiée est aussi un appel à l’aide, en ce sens que le jeune tente de provoquer la paternité chez les figures d’autorité hommes ou femmes et d’évoquer ainsi le père.

Qui plus est, l’absence du père ou d’une figure masculine positive peut mener à un sentiment d’inadéquation chez le jeune, qui en vient à se dire, « Je ne mérite pas un père ». L’absence du père peut être compensée chez l’adolescent par le développement d’un surmoi tyrannique qui persécute son féminin intérieur, exacerbant ainsi la différenciation sexuelle par la complémentation. L’adolescent aura donc encore plus tendance à se définir comme homme en s’opposant non seulement aux femmes, mais en se coupant aussi de son féminin intérieur, car toute féminité sera perçue comme une menace à son identité sexuelle masculine et comme un risque de fusion avec la mère.



L’anorexie projective

Dans la mesure où il étouffera le féminin en lui, où il refusera de le nourrir ou de s’en nourrir, nous pouvons parler d’anorexie. Les stéréotypes masculins dont il tente de s’alimenter manquent de substance et sont même toxiques. Il s’agit d’une nourriture incomplète pour l’identité masculine, car dépourvue d’éléments féminins qui lui permettaient d’être en relation avec toutes les facettes de lui-même et faciliteraient ses relations avec les femmes en lui permettant de s’y identifier (Jung, 1951). Sans contact avec son intérieur féminin, l’adolescent ne peut le projeter sur les filles ni sur les femmes, ce qui pose obstacle à sa capacité d’empathie vis-à-vis d’elles.

Inconsciemment, cette anorexie, ou le refus de nourrir et de se nourrir de son féminin, peut être difficilement tolérable, car la féminité du jeune ne cesse de surgir puis de s’imposer et la restriction de cette féminité est mutilante pour lui sur le plan identitaire. La souffrance qui s’ensuit peut mener à une projection de cette anorexie sur les filles et sur les femmes dans un processus d’anorexie projective (Plouffe, 2002). L’adolescent projette sur elles sa féminité persécutée qu’il considère comme inacceptable, et oriente la restriction de cette féminité vers elles. Ainsi, un jeune peut en venir à exprimer des commentaires désobligeants à l’égard des rondeurs et de la sensibilité émotionnelle des filles et des femmes de son entourage. Cela peut même se produire à l’échelle collective des sociétés, telles que la société nord-américaine, qui ne valorisent pas le féminin.

La présence d’une figure masculine positive, surtout d’un père, peut contrer ce phénomène en fournissant à l’adolescent un modèle d’homme qui a réussi à intégrer ses aspects féminins sans que cela ne détruise sa masculinité, mais, au contraire, en faisant en sorte que cela complète sa masculinité. Le jeune peut voir en lui, de par son gestuel, sa voix et ses formulations, un homme qui a assimilé ses qualités féminines et les exprime en homme. Ce phénomène de modelling peut aussi se produire entre pairs adolescents.



Le père absent
Qu’en est-il du garçon sans père ou dont le père occupe peu de place dans sa vie ? Son identité masculine est-elle vouée à l’échec présagé par le titre bien connu, Père manquant, fils manqué (Corneau, 1989) ? Force est de croire qu’un garçon peut être en contact avec des figures paternelles autres que son père biologique et peut à la rigueur porter en lui-même une figure paternelle composée de représentations d’hommes et du travail de son imagination.

Les nouvelles formes de vies familiales
Le rôle paternel tel que défini par la grille psychanalytique se limite-t-il aux personnes de sexe masculin ? Est-il possible, par exemple, de trouver au sein d’un couple lesbien une figure paternelle ? Ces questions débordent du cadre du présent article, mais il demeure tout de même pertinent de souligner l’importance de telles questions dont les réponses pourraient témoigner de la grande capacité d’adaptation de l’esprit humain.

La vie sexuelle
C’est à l’adolescence ou au début de la vie adulte que le jeune tente de s’approcher des filles ou des femmes de façon sexuelle. Il revient alors, en réalité et en fantasmes, vers un corps différent du sien et du même sexe que celui de sa mère. Ce mouvement peut être vécu comme régressif et anxiogène par le jeune, qui risque de l’associer à une fusion avec la mère. De là, la tendance chez certains jeunes de fanfaronner par rapport à leurs conquêtes sexuelles, afin de chasser de leur esprit toute connotation fusionnelle.

Autant que le mouvement peut être vécu comme régressif, autant peut-il avoir un potentiel libérateur et transformateur, permettant au jeune de projeter sur l’objet de son désir sa propre féminité, puis de faire preuve de tendresse et de sollicitude envers cette féminité, qui lui revient ainsi enrichie sous forme d’introject.

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