LA MÉMOIRE
Le mot de Ravaisson : “c’est la matérialité qui met en nous l’oubli.”
La mémoire, avec son double phénomène d’oubli et de rappel, est un des pouvoirs originaux de l’être conscient. Aussi l’explication de l’oubli et de la conservation des souvenirs a-t-elle fréquemment sollicité l’intérêt et la sagacité des psychologues, spécialement touchant le rôle que joue en ces phénomènes le double élément de l’être humain : esprit et matière.
Ravaisson prend nettement parti : “c’est, dit-il, la matérialité qui met en nous l’oubli.” Après avoir brièvement commenté cette parole, nous essaierons d’en apprécier le contenu.”
I - le sens de la phrase. Il faut évidemment l’interpréter loyalement, c’est à dire dans le sens de l’auteur.
A - Un sens possible, mais non exact. Celui que pourrait donner à cette phrase un physiologiste, partisan de Ribot : l’oubli momentané est la condition du rappel; il suppose donc conservation : or cette conservation se produit par le jeu des centres cérébraux, donc par et dans notre être matériel. Que ces complexes cérébraux soient en repos, cessent d’être excités, momentanément ou pour toujours, c’est l’oubli; c’est la matérialité qui le produit en nous, comme elle amènera la conservation et le rappel.
B - le sens donné par Ravaisson. Mais tel n’est pas du tout le sens de l’auteur, qui est un spiritualiste.
a) pour lui, “l’état de conscience est la manifestation du pouvoir actif d’un être un et indivisible. OR, une partie de notre “moi” s’en serait détachée et serait même anéantie si, un acte de l’esprit s’étant une fois produite, il est naturel qu’elle persiste....le pur esprit, qui est tout acte, tout unité, tout souvenir, qui est toujours présent à tout et à lui-même, tenant sous son regard sans y manquer jamais tout ce qu’il est, tout ce qu’il fut, peut-être même, si l’on ose aller jusqu’où va Leibnitz, tout ce qu’il sera, le pur esprit voit toutes choses sous forme d’éternité.” Le pur esprit n’oublierait donc pas.
b) la conclusion s’impose aisément : Puisque de fait, d’autre part, l’oubli existe, il faut en chercher la cause dans la limitation apportée à notre esprit par la matière qui lui est unie et qui l’amène à perdre la possession ou du moins la possession consciente de ses faits passés : “C’est la matérialité, sous la dépendance de laquelle sont nos sens, qui met en nous l’oubli.”
Que penser de cette affirmation?
- les restrictions qui s’imposent:
1) Il y aurait lieu d’abord de dire comment et selon quel procédé, le cerveau (car c’est de lui évidemment qu’il peut être ici question) opère en nous cette disparition plus ou moins prolongée.
Bergson s’y est essayé, de façon d’ailleurs originale, mais qui reste trop dominée par l’idée préconçue dirigeant son système : “le cerveau, instrument d’action, masque ou rappelle un état suivant qu’il cesse d’être ou redevient utile à l’action.”
a) De plus, contre la thèse de Ravaisson (comme d’ailleurs contre la thèse de Descartes et Ribot) semblent militer aussi certains caractères de l’oubli, soit volontaire, soit spontané.
b) Il est d’abrd certains faits que volontairement et consciemment l’esprit lui-même, faisant comme le tri de ses états, néglige et laisse disparaître parce que peu importants ou même importuns;
c) Quant à l’oubli spontané, il obéit aux lois psychologiques d’antagonisme et d’intérêt.
Un état disparaît du champ de la conscience d’autant plus facilement, en particulier;
- qu’il a été moins vif, et nous a moins frappés;
- qu’il est plus éloigné;
- qu’il est moins conforme à nos tendances habituelles, à nos dispositions momentanées;
- qu’il est moins lié à d’autres états affectifs ou représentatifs.
OR ces conditions sont bien d’ordre psychologique et non d’ordre matériel.
Conclusion : la conciliation, peut-être, au fond, tous ces faits ne sont-ils pas si opposés qu’ils le paraissent à la thèse de Ravisson, car:
a) ils laissent intact l’idée fondamentale de son système; à savoir: si l’esprit est obligé d’agir ainsi, c’est qu’il voit son énergie propre limitée par son union à la matière; d’ailleurs la loi de fréquente répétition s’opposant à l’oubli et les rapports de la mémoire - souvenir avec la mémoire-habitude inclinent à pencher en ce sens.
b) il reste vrai aussi que l’esprit, pour conserver ses états de conscience, doit user du cerveau comme d’un instrument, d’une condition dont les qualités ou les imperfections se reflètent dans chaque individu, sur les caractères de la mémoire. Plus l’instrument est déficient, plus l’oubli peut-être complet, dépassant même les limites de l’oubli normal pour arriver à l’oubli pathologique, qui permet de dire, plus que nul autre, dans le sens de Ravaisson plutôt qu’en celui de Ribot: “C’est la matérialité qui met en nous l’oubli.”
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