Lamartine a écrit, dans son Cours familier de littérature, que “rien ne peut peindre, pour ceux qui ne l’ont pas vécu, l’orgueilleuse stérilité de cette époque” où Chateaubriand parut et vint renouveler notre littérature. Que trouvait-il, en effet, ce grand écrivain, dans la France de 1800, lorsqu’il revint de son exil? Une littérature épuisée par deux siècles d’imitation des Grecs et des Latins; la mythologie régnant dans la poésie, la périphrase dans le style, Voltaire dans les esprits, et Rousseau dans les coeurs, vaguement attendris par un déisme grandiloquent. La société, à peine sortie du cataclysme de la Révolution, ne se reconnaissait plus dans les oeuvres où la convention, les scrupules surannés du goût prétendu classique avaient tout desséché. À ce public nouveau, frémissant d’inquiétude, soulevé de confuses aspirations, il fallait une esthétique nouvelle. Chateaubriand fut le libérateur, l’excitateur des esprits, l’interprète des âmes. “J’ai fait sortir mon siècle de l’ornière, et je l’ai jeté pour jamais hors de ses voies”, a-t-il dit lui-même. Emile Faguet résume toute son appréciation de Chateaubriand dans ses Études littéraires sur le XIXe siècle, par ce jugement: “il est l’homme qui a renouvelé l’imagination française”.
Le Génie du Christianisme peut être considéré, beaucoup plus que la Préface de Cromwell (bien postérieure, plus tapageuse et beaucoup plus contestable), comme le véritable manifeste du romantisme. Tous les grands thèmes lyriques du romantisme et même de toute poésie moderne s’y trouvent annoncés et magnifiquement traités : Dieu, la nature, le moi, la mélancolie, la passion. Tous les genres littéraires, qui seront renouvelés ou créés au XIXe siècle, y sont caractérisés d’une façon neuve et vraiment originale. Enfin, par la magie de son style, Chateaubriand suggère de la manière la plus efficace et la plus entraînante le renouvellement dans l’art de l’expression. Toutes ses oeuvres suivantes développèrent quelque aspect de cette oeuvre-mère, d’une importance primordiale.
Théophile Gautier a heureusement formulé ainsi les thèmes inaugurés par Chateaubriand: “Il a restauré la cathédrale gothique, rouvert la grande nature fermée et inventé la mélancolie moderne.” C’est lui qui a réhabilité le Moyen Age, inconnu ou méconnu des classiques, “le Moyen Age énorme et délicat” de V. Hugo, de Michelet, plus tard de Huysmans et de Verlaine; le Moyen Age de chrétienté de la Jeanne d’Arc de Péguy; c’est lui qui introduit le thème religieux dans la poésie, de Lamartine à Francis Jammes et à Claudel.
La grande nature, rouverte à vrai dire par Rousseau, s’étend avec lui (Atala, René, les Natchez, les Martyrs) des forêts d’Amérique à la campagne romaine, à la Grèce, la Palestine et l’Égypte: c’est tout l’exotisme qui va teinter de ses couleurs chatoyantes nos poèmes et nos romans, de Mérimée à Flaubert et à Loti.
Mais surtout la mélancolie, ce “bonheur d’être triste”, cette “ferveur retombée” (A. Gide), va enchanter et troubler plusieurs générations. Ce “mal du siècle” communiqué par René à Corinne, Lélia, Hernani, Jocelyn, Rolla - la mélancolie de Lamartine, le byronisme de Musset, le pessimisme de Vigny - deviendra le spleen de Baudelaire, la “désespérance” de Loti, dont la devise: Je chante mon mal j’enchante”, aurait pu être celle de Chateaubriand.
En ruinant le principe de l’imitation, et notamment celui de l’emploi de la mythologie, Chateaubriand a mis en valeur cette qualité primordiale en littérature: la sincérité. Une oeuvre, désormais, nous intéresse d’autant plus que son auteur nous y fait participer à son rêve intérieur, à l’intimité de sa pensée ou de ses sentiments - forme toute nouvelle de la curiosité de l’homme pour l’homme, c’est-à-dire, maintenant, de l’individuel. Et tant pis pour ceux qui n’ont rien à nous dire dans leurs confessions ou leurs confidences, que des bassesses ou des fadeurs; mais qui osera dire, quand ces indiscrétions sont celles d’un chateaubriand, d’un Lamartine, d’un Baudelaire, qu’elles ne nous apprennent rien sur le coeur humain et ne nous révèlent pas des états d’âme qui enrichissent notre expérience et nourrissent notre pensée?
Les genres littéraires ont été renouvelés par Chateaubriand: l’épopée, “la première des compositions poétiques”, selon lui, il la veut nationale et chrétienne. N’en a-t-il pas donné l’exemple dans les Martyrs et tracé les grandes lignes dans les pages du Génie où il célèbre pour la première fois notre passé, notre chevalerie, nos cathédrales, nos moines et nos grands hommes, notre grand siècle - le dix-septième - où circule, à l’insu même de nos poètes, la sève religieuse qui les fit si grands et qui nous donna Pascal et Bossuet? Les Martyrs ont suscité Jocelyn, la Chute d’un Ange, les poèmes de Vigny et la Légende des Siècles, car, le premier, Chateaubriand eut le sens de la différence des époques, cette imagination des temps écoulés, d’où sortira la couleur locale et la couleur historique - et n’a-t-il pas été, dans les Mémoires d’Outre-Tombe, le premier chantre épique de la légende napoléonienne?
Avec lui, naît le roman exotique (ébauché par Bernardin de Saint-Pierre: Atala), le roman lyrique et autobiographique: René, qui aura une descendance innombrable: Corinne, Adolphe, Indiana, Lélia, Volupté, la Confession d’un enfant du siècle.
L’histoire, qui s’organise comme science, prendra grâce à lui couleur et vie, avec Augustin Thierry et Michelet; enfin, la critique littéraire, genre jusqu’alors froidement didactique et d’un dogmatisme étroit, s’oriente vers cette méthode historique et psychologique que réalisa Sainte-Beuve, mais dont certaines pages du Génie sont déjà des modèles achevés (comparaison des poètes antiques et des poètes modernes; interprétation par le milieu chrétien de la psychologie de Racine; perspectives ouvertes sur les littératures étrangères).
Toutes ces innovations, si elles eussent été simplement d’un théoricien, n’auraient eu qu’une faible portée, mais Chateaubriand, en même temps qu’un grand esprit, était un grand artisite. Son oeuvre offrait un modèle tout nouveau dans l’art de l’expression. La beauté de son style valait toutes les discussions et toutes les démonstrations. “Sa prose, a-t-on dit, a fait sentir ce que pouvaient être des vers.” La génération de poètes qui le suivra procédera de lui. “O Olympio, nous sommes vos fils....nous sommes partis de vos traces.” (Sainte-Beuve.) Images et rythmes seront désormais la parure même de la prose. La phrase qui est peinture et musique, l’écriture artiste, les curieuses recherches d’expression : alliances de mots, libertés de syntaxe, sonorités flatteuses pour l’oreille, tout l’art subtil, cette “alchimie du verbe”, des écrivains modernes, est en puissance dans l’oeuvre de ce grand virtuose de notre langue, que ses contemporains ont nommé l’Enchanteur.
Ainsi cette oeuvre a-t-elle des prolongements indéfinis au XIXe et même au XXe siècle: “Le vrai génie, a écrit J. Rivière, c’est de construire des cadres assez grandioses pour qu’une postérité entière y puisse insérer ses raisons.”
LECTURE
Nouveauté et influence de Chateaubriand
Chateaubriand est la plus grande date de l’histoire littéraire de la France depuis la Pléiade. Il met fin à une révolution littéraire de près de trois siècles, et, de lui, en naît une nouvelle qui dure encore et se continuera longtemps. Ses idées ont affranchi sa génération, son exemple en a fait lever une autre; son génie anime encore celles qui l’ont suivi. Tout Lamartine, tout Vigny, la première manière de Hugo, la première manière de George Sand, une partie de Musset, la plus grande partie de Flaubert dérivent de lui, et Augustin Thierry découvre l’art de l’historien moderne en le lisant. Nous laissons de côté les imitateurs proprement dits qui sont innombrables.
Son christianisme sincère mais d’un titre un peu incertain est devenu la forme même, vague et flottante, du sentiment religieux moderne. Le génie de notre âge était tellement en lui, qu’il avait comme inventé ce que la pensée du siècle avait de plus inconsistant, la demi-croyance, la foi à l’état de rêve, la transformation dans une sorte de crépuscule du sentiment religieux en sentiment esthétique.
Son influence sur les moeurs a été considérable, à ce point qu’il les a touchées à leur source, au fond de l’âme. Il a presque inventé des états psychologiques. La désespérance, la mélancolie, la fatigue d’être sont des états ordinaires après lui, et des habitudes morales et jusqu’à des attitudes mondaines....
Son génie a ouvert toutes grandes toutes les sources. Il a compris toutes les beautés, de tous les temps et de tous les mondes, et invité tous les talents à y puiser. Historiens, poètes, romanciers, moralistes, philosophes spiritualistes, historiens des idées religieuses, voyageurs, et ceux-là même, derniers venus des modernes, qui disent avoir inventé “l’écriture artiste” et ne cherchent qu’à exprimer le relief et la couleur des objets visibles, tous lui doivent quelque chose, et tout au moins un esprit public préparé à les comprendre. Quelque défiant qu’on soit des formules concises, toujours trop larges et trop étroites à la fois, on peut se risquer à dire qu’il est l’homme qui a renouvelé l’imagination française.