vendredi 20 juillet 2012

LA PHILOSOPHIE - 13e partie


MICHELET ET BALZAC

Avant le romantisme nul n’aurait songé à rapprocher l’histoire du roman.  Aujourd’hui encore, ne disons-nous pas souvent d’un récit qui nous paraît faux: “c’est du roman”?  Le domaine de l’histoire est celui de la vérité, celui du roman”, la fiction.  Depuis le romantisme certains rapports ont été aperçus entre eux.  L’historien a compris qu’il entrait dans son art une part d’imagination.  Avec le réalisme et le naturalisme le romancier a l’ambition de faire vrai, de s’appuyer lui aussi sur des documents. Les Goncourt disent dans leur “Journal : “Les historiens sont des raconteurs du passé, les romanciers des raconteurs du présent.”  C’est presque la formule de l’énoncé ci-dessus: “Le romancier est l’historien du présent, alors que l’historien est le romancier du passé”.  Sans rechercher ici si cette définition convient bien à toute histoire et à tout roman (cela est contestable), on peut certainement l’appliquer aux deux grands écrivains que sont Michelet et Balzac.  Chacun des deux procède, en effet, par l’étude des faits et des hommes : oeuvre d’observation, vaste enquête sur les événements, les milieux, les moeurs, l’activité humaine sous toutes ses formes.  Ces documents, ils les animent par l’imagination et la sympathie.
Voyons comment Michelet a conçu l’histoire.  À sa base, la science.  Michelet aux Archives fait oeuvre de chercheur, de savant: “oeuvre laborieuse d’environ quarante ans”, dit-il lui-même dans la Préface de son Histoire de France, en 1869.  Il étudie les vieux textes, les chartes, les chroniques, les actes publics; il demande aux arts, à la littérature, aux objets matériels ce qui lui permet de se faire une idée juste du passé.  Il joint pour la première fois la géographie à l’histoire, pour lui donner “une bonne et forte base: la terre” qui explique l’homme et la race.  Voilà l’observation scientifique désormais indispensable comme fondement de l’oeuvre historique.
Mais l’imagination doit vivifier ces éléments, recréer la vie.  “À l’esprit de recherche du savant s’allie l’esprit créateur du poète” (Michelet). Il s’agit de donner l’impression de la vérité.  L’histoire sera “passionnante comme un drame”.  Enfin, selon une formule devenue fameuse: “J’appelle l’histoire : résurrection”.  Génie visionnaire, en effet, Michelet compare son rôle à celui du devin “d’un Oedipe révélateur d’énigmes”. À tous ces êtres qui ont vécu (et souvent si peu vécu) et dont il ne reste plus trace, “il leur faut un Prométhée, et qu’au feu qu’il a dérobé les voix qui flottaient glacées dans l’air se résolvent, rendent un son, se remettent à parler”.  Dans la salle des Archives, les morts se dressent sur les parchemins : “Fais-nous revivre!” Jacques Bonhomme se lève sur son sillon : “Dieu, est-ce là mon père?” s’écrie l’historien.  Puis Jeanne d’Arc boulerverse son âme d’émerveillement et d’amour.  Plus tard, les hommes de la Révolution surgiront devant lui, terribles et “sublimes”.
La sympathie achève le miracle.  Michelet fait de l’histoire avec son coeur, car “le coeur, dit-il, à la seconde vue”, c’est-à-dire les intuitions révélatrices de la plus profonde vérité. Fils du peuple, Michelet se sent né pour être le héraut de ces existences obscures, qui, toutes réunies, ont contribué cependant à faire ce grand peuple: la France.
L’oeuvre de Michelet, à travers ses recherches positives et ses intuitions, découvre la France qui est “une âme et une personne”.  Il écrira, comme l’a dit Taine, “l’épopée lyrique de la France”.  Mais il est sorti du domaine de l’histoire et s’apparente au Victor Hugo de la Légende des siècles.
Les historiens qui viendront après lui (Taine, Fustel de Coulanges) se feront de l’histoire une idée bien différente, beaucoup plus scientifique, plus sévère, plus sobre et plus stricte.
Aucun d’eux n’aura la prétention d’écrire à lui seul une Histoire de France.  Une telle histoire, “écrite convenablement, d’après les sources, demanderait une centaine de vies d’hommes”. (Thibaudet. Voir lecture ci-après).  Mais il reste que Michelet fut en histoire un grand initiateur et un grand animateur.
Quel rapport avec l’oeuvre de Balzac?
L’histoire, en France, s’est éveillée en même temps que le roman, et le roman lui doit beaucoup.  Il y eut entre 1820 et 1830 une foison de romans historiques, et c’est par le roman Les Chouans (1829) que Balzac inaugure la série de ses chefs d’oeuvre.  Mais bientôt il se détourne du passé pour s’adonner à la peinture de la réalité contemporaine.  Sa comédie humaine s’inscrit dans le cadre de la vie en France sous la restauration et la monarchie de Juillet.  Nulle part l’historien qui voudra faire revivre cette époque ne trouvera dcouments plus vifs, plus nombreux et plus significatifs que dans l’oeuvre du grand romancier.  C’est bien le cas de dire que, chez lui, le roman est plus vrai que l’histoire: la simple histoire des moeurs, plus ou moins abstraite ou faite de détails juxtaposés nous en apprend beaucoup moins que la vie d’un César Birotteau, un baron Nucingen, un Philippe Bridau, un Goriot, un Grandet, représentatifs du négociant parisien, du banquier, du soudard, du petit bourgeois français au milieu du XIXe siècle.  Leur histoire et celles de leur entourage, c’est bien de l’histoire qui aurait pu être, qui a certainement et maintes fois été, et qui fut par Balzac ressuscitée.
L’imagination puissante de cet esprit créateur autant qu’ “observateur” a fait cela.  Avec lui les choses commencent d’exister dans le roman et les hommes sont vus dans leur diversité individuelle et sociale.  Balzac est surtout un voyant.  Le privilège du génie c’est d’inventer juste. Là encore l’intuition joue un grand rôle. De sa table à écrire où il passait tant de jours et de nuits, comment a-t-il pu voir et décrire tant de choses et tant d’êtres?  Par sa vision intérieure, il les inventait d’après le réel.  Il s’est vanté, non sans raison, d’avoir “fait concurrence à l’état civil”
Le secret de cette vérité humaine de ses personnages, depuis les types les plus fortement caractérisés jusqu’à ses moindres comparses, c’est qu’il leur communique la vie puissante qui l’animait lui-même.  Par là, du reste, comme Molière, il n’est pas seulement le peintre de son époque mais des passions et des vices éternels de l’homme.
“Balzac est un grand romancier parce qu’il procédait par la sympathie” (Taine). Nature ardente, éprise de la vie, faite pour comprendre toutes les passions, Balzac semble s’insinuer dans les replis intimes des âmes de ses héros: il devient eux-mêmes.  D’où le frémissement de son oeuvre. On comprend qu’elle ait été pour ses contemporains “passionnante”.  Pour bien des lecteurs elle l’est encore.
C’est cette chaleur communicative que nous retrouvons chez Michelet.
Faut-il apporter des réserves au mot de Duhamel?  Certainement oui.  Le romancier qui veut faire vrai a toujours avantage à se conformer, dans une certaine mesure, aux méthodes de l’historien : l’objectivité. L’information exacte, l’observation attentive serviront de base au travail de l’imagination.
Après Balzac Flaubert s’inspire scrupuleusement de ce souci de vérité.  On sait combien sa documentation était minutieuse.  Les naturalistes, après lui: les Goncourt, Maupassant, Zola, Daudet, poussent très loin ce goût, voire cette manie des notes prises sur le vif.  Toutefois le roman est autre chose qu’une “tranche de vie”.  Un roman qui ne serait qu’un reportage de moeurs contemporaines serait bien superficiel et bien froid.  Le romancier doit nécessairement faire oeuvre d’imagination.  Il pourra même transformer la réalité et nous entraîner au delà, dans le domaine de la poésie, pour renforcer l’image qu’il veut donner de la vie.  D’autre part, le romancier pour animer ces créatures de son imagination est tenu de leur infuser un peu de son être, sous peine de rester inhumain, ce qui est arrivé aux naturalistes qui ne voulaient être que des “raconteurs” tout à fait absents de leurs récits.
Par contre, si l’historien doit user de son imagination pour vivifier les documents, il ne devra recouvrir qu’avec beaucoup de circonspection à cette brillante faculté qui devient facilement “maîtresse d’erreur et de fausseté”.   C’est l’abus de l’imagination, cet abandon aux intuitions échauffées par des passions politiques ou religieuses qui rend l’histoire de Michelet apocalyptique et en partie caduque.  La faculté directrice de l’historien c’est l’esprit critique, qui pèse les témoignages, démêle les causes et les conséquences, juge les évènements et les hommes du point de vue qu’il a adopté pour donner un sens au passé.
Le romancier lui, n’a pas à expliquer les récits, à juger les personnages; moins il intervient dans son oeuvre, meilleure elle est.  Peindre la vie est son seul objet.  Au lecteur de dégager la signification de sa peinture.
Ainsi le roman et l’histoire utilisent les mêmes facultés de l’esprit mais en proportion inverse, et doivent rester distincts.
LECTURE
Le génie historique de Michelet
Albert Thibaudet caractérise ainsi le génie historique de Michelet:
Un art de ressusciter le passé, une philosophie de l’humanité en tant qu’elle dure, une mystique des peuples qui se créent et qui créent, c’est avec ces forces, ces divinités à lui, que la personne de Michelet a coïncidé et vibré.  Quand on parle d’une page de Michelet on lui donne généralement l’épithète d’émouvante.  Nous l’accorderons sans discuter à celles qu’il a écrites sur les archives dont il était fonctionnaire qui auraient selon lui nourri son histoire de France.  Mais il est fâcheux que cette histoire commence ainsi par une illusion de Michelet sur lui-même et sur l’objet de l’histoire, cette mystique par une mystification.  Le bon sens nous indique en effet que toute histoire de France générale suppose des monographies de détail et qu’elle ne s’écrit que de seconde main.  Une Histoire de France écrite convenablement d’après les sources demanderait une centaire de vies d’hommes. Ce mystique vit comme tous les mystiques dans le monde des intuitions.
En matière d’histoire, le terme d’intuition semblerait avoir été créé et mis au monde pour lui.  L’Histoire de France et l’Histoire de la Révolution française n’ont presque rien d’un récit tenu, continu, continent, maître de lui et qui travaille à éclairer le lecteur.  Ils supposent connue l’histoire qu’ils racontent.  Alors se succèdent en paragraphés brefs, en sensations fortes, en indignations, en enthousiasmes, en images, en lignes de feu, en gerbes d’étoiles des visions et les réflexions de Michelet.  Quoi qu’il en ait dit, son histoire n’est pas une résurrection: c’est un paysage dans une fulguration d’éclairs.  Ce climat ne convient pas à tous les nerfs.
En revanche : le critique reconnaît à Michelet une extraordinaire puissance d’évocation:
C’est moins à la nature de sa mystique qu’à ses qualités extraordinaires d’artiste que Michelet doit son rayonnement.  Son histoire naît et se développe en même temps que cette grande peinture romantique d’histoire, qui disparaît à peu près dès la fin du XIXe siècle.  Taine l’a comparé à Gustave Doré.  Il est vrai que comme Doré les grands livres de l’humanité il en a illustré romantiquement les annales.  Mais Doré fut un météore sans lendemain.  Le style, la phrase et l’art de Michelet eurent, comme sa prédication historique, de grands lendemains.  Au XIXe siècle l’existence, l’action d’un Péguy justifient encore Michelet.
Il n’est pas seulement le grand animateur de l’histoire.  Il en est le grand vivant... Il reste celui qui, ayant écrit : “La France est une personne”, a réalisé mystiquement ce mot.  Il l’a pensée et vécue comme une personne dans son corps, dans sa durée et dans son âme.  Dans son corps: c’est le tableau géographique qui sert d’introduction au deuxième volume.  Dans sa durée: c’est l’histoire de France.  Dans son âme: c’est le Michelet messianique.  D’aucun écrivain moins que de Michelet, on ne dirait qu’il a laissé l’idée et l’être de la France tels qu’il les a trouvés.

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