BOSSUET PRÉDICATEUR CHRÉTIEN DANS LES ORAISONS FUNÈBRES
Le nom de Bossuet s’attachera toujours à ce genre d’éloquence comme celui du plus grand orateur qui l’ait illustré. Il l’a surtout profondément transformé; il y a imprimé la griffe de son génie, en même temps que la marque de son âme sacerdotale.
Qu’était l’oraison funèbre avant Bossuet? Un discours d’apparat, pour lequel on demandait un orateur en renom, comme on suspendait des tentures autour du cercueil et dressait des catafalques. C’était au XVIe et au début du XVIIe siècle un débordement d’éloquence pédante ou frivole, pompeuse ou précieuse, pour louer princes, ducs, maréchaux, cardinaux de France, reines et grandes dames. La religion tenait là fort peu de place, comme, souvent, elle en avait tenu peu dans la vie des défunts.
Bossuet hésita, nous dit-on, à aborder un genre si profane. Il déclare dans une de ses premières oraisons funèbres : “Quand l’Église ouvre la bouche des prédicateurs dans les funérailles de ses enfants, ce n’est pas pour accroître la pompe du deuil par des plaintes étudiées, ni pour satisfaire l’ambition des vivants par de vains éloges des morts. Elle se propose un objet plus noble dans la solennité des discours funèbres: elle ordonne que ses ministres, dans les derniers devoirs que l’on rend aux morts, leur donnent un saint dégoût de la vie présente et que la vie humaine rougisse en regardant le terme fatal que la Providence divine a donné à ses espérances trompeuses.”
Le discours sera donc pour lui un sermon qui aura pour idée centrale la mort, mais la mort envisagée du point de vue chrétien. “La mort est la mesure que Bossuet applique aux joies, aux maux, aux désirs et aux agitations de l’homme.” C’est aux lumières supérieures qu’elle jette sur la vie que Bossuet éclairera ces grandes destinées dont il doit retracer l’histoire. L’oraison funèbre sera un sermon appuyé sur un exemple. “Ainsi Bossuet sauva la dignité d’un genre menacé par l’esprit courtisan” (J. Calvet), et assura la continuité de son action apostolique.
Retracer une grande existence, faire une biographie qui soit en même temps un portrait était donc le premier de ses devoirs. Ici se rencontrait une difficulté: comment dire la vérité sur une tombe qui vient à peine de se refermer sur un mort illustre, en présence de sa famille, de ses amis, alors que cette vérité ne fut pas toujours glorieuse, qu’elle fut même parfois scandaleuse? L’éloge traditionnel étiat souvent menteur, mais Bossuet ne se prêtera pas à la flatterie: “Nous ne donnons point de fausses louanges devant les autels.” Ce serait offenser le Dieu de vérité. Il ne fait qu’un minimum de concessions aux convenances les plus élémentaires.
“Bossuet savait quelles paroles conventionnelles on attendait de lui pour être insérées dans le rite d’une cérémonie officielle, ces paroles il les a prononcées comme cela s’est fait et se fera toujours, mais il les a prononcées avec tact, avec adresse et avec dignité” (J. Calvet). “Quand nous l’entendrons indiquer en termes mesurés, avec une remarquable légèreté de touche, les querelles domestiques de Charles 1er et de la reine Henriette, le triste ménage de Madame et les soupçons jaloux de Monsieur, les vivacités et l’inégalité du prince de Condé, toutes ces petites ombres si discrètement mises, nous apprendrons à estimer la franchise de l’orateur. Pour être respectueux il est resté libre, et les convenances ont réglé, non gêné l’expression de ses sentiments” (Lanson).
Bossuet, pour faire revivre ses personnages, se fera historien véridique, biographe bien informé, psychologue pénétrant. Son information est ample et solide. Ses héros ont presque tous tenu un premier rôle ou occupé un haut rang, ils appartiennent à l’histoire. Bossuet les replacera dans le cadre des événements généraux et de la société de leur temps. Pour Henriette de France, femme de Charles 1er, c’est un tableau magistral de la Révolution d’Angleterre. Pour peindre la femme, il demande à Mme de Motteville qui l’avait bien connue un mémoire sur la vie et le caractère de cette reine. Pour faire connaître la Princesse Palatine, il étudie les écrits, les lettres qu’elle a laissés, il cite en chaire les documents sur lesquels son éloge est fondé. De même, mieux on connaît le temps de la Fronde, plus on admire la vérité de l’oraison funèbre de Le Tellier. Pour Condé, qu’il connaissait bien personnellement, il s’est informé avec soin de l’histoire de ses campagnes en compulsant les archives du Prince et il reproduit les détails notés par ses officiers généraux, annotés par Condé lui-même. On sait aussi comment il a rappelé intrépidement sa défection et sa rébellion. “Il ne se sentit pas le droit de taire un épisode si principal de la vie du Prince, et, en en parlant, de l’excuser ou de ne la condamner qu’à demi... Il condamne le prince par la bouche même du prince : s’il compensa la grandeur par la profondeur du repentir, est-ce une flatterie ou une idée chrétienne?” (Lanson.)
Mais le but de Bossuet c’est avant tout l’instruction des fidèles et leur édification. Il veut instruire ceux qui l’écoutent des vérités du salut, donner une leçon chrétienne. Ces leçons ne sont pas factices. Il est bien évident que, si l’esprit humain se prend instinctivement à réfléchir sur la Puissance mystérieuse qui mène les hommes et conduit le monde, c’est surtout dans les grands bouleversements politiques et sociaux qu’on appelle les révolutions: or la mort de Charles 1er et la révolution d’Angleterre, qui renversa la fortune de la reine Henriette, étaient des événements encore tout proches. Ils devaient frapper fortement l’imaginaton de son auditoire. La mort, scandale de la raison, l’est plus encore, quand elle enlève un être jeune et beau, qui semble promis au bonheur. L’exemple d’Henriette d’Angleterre devait émouvoir tous les coeurs.
Anne de Gonzague, princesse palatine avait donné beaucoup de scandale : Bossuet proclame sa pénitence, non sans avoir rappelé ses fautes. Combien, parmi ceux qui l’écoutaient, trouvèrent dans cet exemple médité le courage de réformer leur vie, comme Mme de Montespan, dont la faveur est passée et qui va s’ensevelir dans la piété et les aumônes?
Chez Condé, la piété mise en balance avec la gloire militaire chez le plus grand homme de guerre de son temps sera rehaussée par cette image du héros superbe qui se soumet à Dieu et discipline à la fin de sa vie sa nature violente. Cette piété robuste, toute virile, prouve que la religion n’est pas, comme le croient les courtisans, seulement l’affaire des femmes et l’occupation des cloîtres.
C’est ainsi que Bossuet imprime à l’oraison funèbre son vrai caractère. Esprit réaliste, il se plaît dans le concret. La hauteur de ses vues théologiques et philosophies ne l’empêche pas de voir les hommes tels qu’ils sont. (Quels portraits de maître que ceux d’Henriette et de Condé!) Il ne perd jamais de vue cette foule mondaine, ce peuple de courtisans qui forme son auditoire, surtout dans les cérémonies d’apparat. Il connaît leurs vices, leurs passions, et le prêtre cherche leurs âmes, suit les chemins de leur esprit pour les troubler, les émouvoir, les convertir. Coeur ardent de charité, il donne à ces accents tantôt une vigueur effrayante et tantôt une douceur consolante, et s’il devient orateur enflammé et grand poète, c’est parce qu’il est apôtre.
Pourquoi lit-on encore Bossuet?
- Calvet examine les griefs qu’on fait à Bossuet au sujet des Oraisons funèbres:
On l’accuse d’avoir accablé d’éloges injustes les morts dont il parlait et les vivants qui l’écoutaient. C’est la loi. On ne va pas dire la dure vérité sur des tombes à une famille en larmes. Bossuet savait quelle paroles conventionnelles on attendait de lui pour être insérées dans le rite d’une cérémonie officielle; ces paroles il les a pronocées, comme cela s’est fait et se fera toujours, mais il les a prononcées avec tact, avec adresse et avec dignité.
On lui a reproché sa solennité, et assurément, il parle ore rotundo. “Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les empires...” Mais c’est cela qu’on attend de lui; nous sommes dans une pompe funèbre; la solennité est partout, dans les tentures, dans les costumes, dans les esprits, dans les coeurs. Au reste, de ces hauteurs, il sait descendre par paliers, jusqu’à une simplicité pédestre. Toute la première partie de l’Oraison funèbre de Madame, après des couplets solennels est une évocation familière de la jeune princesse - elle était si belle, vous vous souvenez --. On la suppose dite à mi-voix d’un ton lassé, brisé par les sanglots refoulés, éclaté de ce sourire triste qui accompagne le rappel d’un anecdote émouvante. Puis, comme si ce devoir d’historien l’accablait, il s’en libère brusquement par des cris et des larmes qui interrompent le discours. Mais tout cela, tous ces éléments disparates et tumultueux, maîtrisés, domptés, ramenés sans effort apparent à l’unité de la symphonie. C’est un chef-d’oeuvre classique de la même discipline qu’Andromaque ou Britannicus, qui naissaient à la même époque et dans le même climat.
Cherchant à dégager “ce qui demeure” dans l’oeuvre de Bossuet pour les hommes d’aujourd’hui, J. Calvet cite ce fragment de Paul Valéry (Variété II) qui soutient cette opinion que Bossuet ne vit plus pour nous que par le style.
“Dans l’ordre des écrivains, je ne vois personne au-dessus de Bossuet; nul plus sûr de ses mots, plus sûr de ses verbes, plus énergique et plus délié dans tous les actes du discours, plus hardi et plus heureux dans la syntaxe, et, en somme, plus maître du langage, c’est-à-dire de soi-même. Quant aux pensées qui se trouvent dans Bossuet, il faut bien convenir qu’elles paraissent aujourd’hui peu capables d’exciter vivement nos esprits... trois siècles de changements très profonds et des révolutions dans tous les genres, un nombre énorme d’événements et d’idées intervenues, rendent nécessairement naïve et étrange et quelquefois inconcevable à la postérité que nous sommes, la substance des ouvrages d’un temps si différent du nôtre.”
- Calvet remarque que cette opinion même est “naïve”, car on conçoit mal une forme qui aurait gardé pour nous le prestige de la perfection absolue et qui révêtirait le néant”. Il ajoute:
Assurément Bossuet a vieilli, il a vieilli comme tout ce qui dans son temps était du temps et accidentel. Il a vieilli comme Voltaire, comme Lacordaire, comme Renan, et chose digne de remarque, lorsque sa pensée n’a plus cours, la forme qui la revêt ne nous touche plus.
Il est vrai que nous ne sommes pas tous égaux devant son oevure. Paul Valéry peut trouver naïve, étrange ou inconcevable la doctrine de Bossuet sur la Providence ou l’histoire, alors qu’un croyant en admire la densité. Il est téméraire d’affirmer qu’une pensée est sans vie parce qu’on en a détaché sa propre vie.
Mais Bossuet nous émeut encore par ses “lieux communs”. Ce lieu commun est une pensée qui tient au fond de la nature humaine et de la vie: les écrivains qui se succèdent la manient, la touchent, la soulèvent, en éprouvent eux-mêmes la valeur, disent leurs réactions à son contact. Les âmes qui sentent fortement et qui ont à leur disposition un art supérieur lui donnent une forme originale qu’on n’oublie pas. Désormais elle est inséparable de cette forme qui assure sa vie et y participe.
Ce que Bossuet a dit de la brièveté de sa vie, de l’écoulement des choses, de l’amertume de la mort, de l’instabilité des “fortunes”, de la vanité, de l’ambition et de l’honneur, de la dignité de l’esprit, de la grandeur du Chrétien, des ivresses de l’amour de Dieu, tout cela nous touche encore si nous avons gardé intacte notre sensibilité d’hommes.
Pourquoi , d’ailleurs ces mêmes idées qui nous émeuvent chez Pascal nous laisseraient-elles indifférents chez Bossuet, alors que celui-ci les a revêtues d’une forme qu’on nous dit que Pascal n’a pas égalée?
- CALVET, La littérature religieuse
de Saint François de Sales à Fénelon, J. de Gigord, éd.
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