Quand l'analyste meurt, Séduction et travail de deuil.
Le décès subit et non préparé d'un analyste soulève des questions sur le devenir du travail analytique engagé avec son analysant. Martin Gauthier questionne la nature et l'impact de la perte encourue, et propose des considérations sur le transfert et sur le travail de deuil, à la lumière des concepts d'utilisation de l'objet (Winnicot) et de séduction (Laplanche). Le travail de deuil se révèle un travail de l'altérité qui s'impose ici dramatiquement.
Une revue de littérature psychanalytique sur le sujet et deux exemples cliniques mettent en relief le caractère potentiellement traumatique d'un tel décès et l'importance des enjeux contre-transférentiels.
Deux sujets
Alto : « Sa femme m'a téléphoné et m'a laissé un message sur le répondeur. J'avais vu le professeur Ixe la semaine précédente, il revenait de son opération. Elle m'a dit qu'elle était désolée, qu'il ne pourrait plus me recevoir, car il venait de mourir. J'étais terrassée...Je suis allé au salon funéraire, il me fallait lui parler : prenait-il son travail aussi à cœur, est-il allé jusqu'à en mourir? »
Soprano : « Je revenais d'une semaine de vacances et je roulais en vélo ce matin-là. À ma surprise, des policiers étaient devant la porte et en interdisaient l'entrée. On m'a simplement expliqué que le docteur Zède était mort. J'ai quitté en pleurant et malgré moi, je me sentais un peu responsable : il était si jeune! Mes problèmes et ceux des autres patients avaient dû peser trop lourd. »
Avec ces deux femmes et ces images de mort et de sacrifice en arrière-plan, j'aimerais explorer certains enjeux associés au réengagement d'une expérience analytique après qu'un analysant eut vécu le décès subit et non préparé de son analyste. En suivant le parcours de la première année qu'Alto et Soprano ont entreprise avec moi dans ces circonstances dramatiques, je voudrais étudier l'impact d'une telle perte sur l'analysant et sur le processus analytique. À la mort de son analyste, l'analysant se retrouve seul pour intégrer les effets d'une formidable séduction. Je propose de considérer l'évolution du processus de deuil comme étant intimement liée au transfert qui se développe à l'égard du nouvel analyste. L'étude des manifestations transférentielles apparaîssant pendant cette première année du nouveau traitement pourra nous instruire non seulement sur la manière avec laquelle la perte est négociée, mais aussi sur celle avec laquelle sont explorés les territoires inconnus d'une nouvelle relation. La mort lance à l'avant-scène les angoisses face à la vie, face au désir et face au sexuel.
Les thérapies à court terme, celles d'inspiration psychanalytique comme les autres, ont fait leur miel autour de « pré arrangements », en capitalisant sur un cadre de « mort précoce ». Pourtant le travail analytique, dans une psychanalyse ou dans une psychothérapie s'en inspirant, quand il a les coudées franches, ne peut que souffrir d'une fin imposée, d'une clôture forcée( comme nous le disons d'un mécanisme lorsque nous cherchons à l'articuler ou à le joindre à une pièce à laquelle il se marie mal). Celle-ci malmène l'idéal d'un travail partagé progressant à son propre rythme vers une fin dépassée symboliquement dès le départ, venant incarner les mouvements internes d'individualisation du patient et la perlaboration de son mythe oedipien personnel. Le cadre de durée indéterminée, « ouvert », donne tout son pouvoir au paradoxe d'une situation thérapeutique devant d'une part, être reconnue comme temporaire-- inscrite dans le temps-- et d'autre part, être vécue comme interminable, intemporelle, pour pouvoir être pleinement utilisée et, seulement alors, être éventuellement tuée et pleurée.
Malgré cet idéal et malgré son caractère asymptomatique dans toute situation thérapeutique, une analyse peut s'interrompre prématurément pour différentes raisons. Ces raisons sont tantôt imputables au patient, tantôt à l'analyste : relocalisation géographique, maladie physique, contraintes institutionnelles, voire début d'une formation psychanalytique dans certains instituts. Chaque situation aura un impact spécifique sur le patient et portera une signification qui lui est propre. Une certaine préparation à l'interruption s'avère généralement possible, diminuant—on le souhaite-- les conséquences néfastes de cette fin hâtive par une élaboration symbolique de la perte.
Cependant, le cas le plus illustre d'une fin imposée par l'analyste n'a rien de rassurant : si la fascinante histoire de la névrose infantile de l'Homme aux loups (Freud, 1928/1954) a été construite à partir des données surtout rassemblées après que Freud ait fixé unilatéralement une date de fin, il n'en demeure pas moins que l'évolution subséquente de Serguëi Constantinovitch Pankejeff, sa détérioration progressive devrais-je dire, ne génèra guère d'optimisme à l'égarg d'une telle procédure.
Si, de façon encore plus dramatique, l'interruption survient subitement, sans préparation, suite à la mort de l'analyste, ne devrions-nous pas être d'autant plus pessimiste? Quel est l'impact d'une telle situation sur le patient et sur la relation thérapeutique qui s'instaurera quand ce dernier choisira de poursuivre sa démarche avec un nouvel analyste? Comment la perte sera-t-elle aménagée en ce nouveau lieu? Comment colorera-t-elle les manifestations transférentielles et contre-transférentiels?
Quelle conséquence aura ce que Limentani (1982) appelle « l'inévitable cicatrice laissée par l'attaque du cadre et de l'essence même du processus analytique suite à la promesse et la confiance brisées. »
Un regard sur la littérature psychanalytique
La littérature psychanalytique portant sur les analyses interrompues par la mort de l'analyste est fort limitée. Cependant, depuis une vingtaine d'années, un nombre croissant d'auteurs, surtout anglophones, se sont penchés sur un thème connexe, celui de l'interruption du traitement à la suite dUne grave maladie de l'analyste. Dans ce contexte aussi, l 'Homme aux loups constitue le premier exemple d'une telle problématique : quelques années après la première période d'analyse, Freud atteint de cancer, préfèrera référer son célèbre patient à Ruth Mack Brunswick. La maladie de Freud contribua sans doute à la régression subséquente vers des angoisses hypocondriaques entourant la bouche et le nez, culminant dans une forme d'identification maternelle psychotique (Gardiner, 1981). L'orientation vers une autre analyste prit le sens d'un rejet et provoqua d'intenses sentiments rageurs associés à la séparation forcée. Ces sentiments de rejet furent-ils accentués du fait que Freud ne mourut que plusieurs années plus tard et put par ailleurs recevoir d'autres patients malgré sa douleur et ses nombreuses interventions chirurgicales? Notons aussi que Freud n'a pas écrit directement sur sa maladie, ni sur les effets de cette dernière dans les analyses qu'il a menées ( Schur, 1972 ).
Parallèment, il a certainement établi un modèle exigeant pour tout analyste confronté aux écueils de la maladie et de la mort ( Halpert, 1982).
Il est intéressant de constater que récemment, le silence de Freud et celui de plusieurs générations d'analystes après lui ont enfin été questionnés. Ne nous en étonnons pas, le contre-transfert prend la part du lion dans ces écrits se penchant sur les enjeux associés à une grave maladie de l'analyste. Le fait que seul un petit nombre d'articles se penche sur cette réalité suggère à plusieurs auteurs que les angoisses et conflits soulevés dans ces circonstances font aisément l'objet de déni et d'évitement, malgré l'évidence des effets perturbateurs sur le processus psychanalytique.
L'analyse des réactions du patient est compliquée par l'ampleur des mouvements contre-transférentiels ( déni, culpabilité, retrait narcissique, plaisirs exhibitionnistes ou masochistes, etc.) suscités chez l'analyste. À cet égard, divers auteurs posent une question cruciale, étroitement associée au contre transfert : que devrait-on dire au patient à propos de l'état de santé de l'analyste malade? Quelles informations peuvent le mieux préserver ou faciliter la poursuite de travail analytique?
La réponse à ces questions dépend en grande partie de la définition que chacun attribue au concept de contre-transfert. Ceux qui préfèrent maintenir une perspective plus restreinte du contre-transfert ( et de sa contrepartie, le transfert de l'analysant) , distinct de ce qu'ils appellent la « relation réelle » – la dimension consciente de la relation entre deux adultes s'étant entendus sur leurs buts et leurs règles de conduite—plaident pour un plus grand déroulement de la réalité de l'analyste. À l'opposé, ceux qui reconnaissent une infiltration des rejetons de l'inconscient dans tout aspect de la relation se veulent plus prudents et plus circonspects, moins enclins à modifier leur technique habituelle même dans ces circonstances exceptionnelles, les différences individuelles demeurent indéniables. Ramener l'enjeu aux orientations théoriques de chaque analyste ne viendrait que souligner le fond du problème : les vicissitudes du contre-transfert dans le contexte éprouvant d'une atteinte grave de l'intégrité physique. Quel est en effet le lien entre nos choix théoriques et notre contre-transfert? Quel est le sort de nos théories sexuelles infantiles dans nos théorisations «adultes et scientifiques »? Réfléchir au transfert à partir de notre transfert, le pari du psychanalyste nous force à demeurer humbles dans nos prises de position.
À cet égard, Sander Abend (1982) présente une idée interessante à partir de ses propres écarts (slips) , techniques, (écarts entre ce qu'il s'était promis théoriquement de faire et ce qu'il fit en pratique) : la technique s'avère le lieu le plus vulnérable à l'expression des conflits contre-transférentiels mobilisés chez l'analyste. Cette constatation met en question le jugement clinique de ce dernier, sa capacité à déterminer ce qui peut être dit à qui et à quel moment. Selon Abend, il est indubitable que les hésitations à écrire sur ce sujet reposent souvent sur le malaise que ressentent les analystes quant à la façon dont ils jugent avoir travaillé dans les circonstances.
Malgré cet avertissement, les auteurs proposent généralement de laisser une grande place aux décisions individuelles. Par ailleurs, un certain consensus émerge quant à l'idée que, devant la gamme des réactions suscitées chez les patients, il est important d'évaluer chaque situation différemment, selon, entre autre, le diagnostic, le stade de traitement et la qualité du transfért au moment de la maladie. Souvenons-nous également que nos analysants ne réagissent pas seulement à l'information que nous choisissons de leur donner, mais aussi, et souvent encore davantage, à tout ce que nous ne disons pas : le silence est un puissant mode de communication. De plus, le fait de parler ou de se taire prend en lui-même une signification particulière.
Le travail d'analyse et de perlaboration entourant une interruption exigée par une maladie grave requiert généralement du temps et de nombreux retours sur les lieux de la scène. Si le travail d'analyse rappelle à certains le lent tissage d'une toile ( ou encore, dans l'articulation liaison—déliaison, Pénélope sur son métier (Laplanche, 1992), c'est davantage du côté d'une activité plus prosaïque que nous nous situeronsici, dans les gestes précis et répétés du reprisage. Et certaines personnes se prêtent plus difficilement à ce souffrant raccomodage. Denault (1982), par exemple, après avoirvu sa vie menacée par une maladie grave,constate qu'un certain nombre de ses patients, en particulier ceux présentant des défenses rigides contre la dépendance ou contre une implication affective dans la relation thérapeutique, « continuant à se servir de la réalité de la maladie pour rationaliser leur évitement face à l'interaction et face à l'expérience du transfert ».
Trois articles portant sur le sujet même de la mort de l'analyste méritent d'être mentionnés. Le premier, écrit par Lord Ritvo et Solnit (1978) À New Haven, repose sur de la documentation clinique colligée à partir de questionnaires envoyés aux professinnels en santé mentale de la région, en particulier aux psychanalyses. Aussi. Ainsi ont pu être étudiées les reactions de 27 analysants (15 hommes et 12 femmes) à la mort de leur psychanalyste. Parmi ces 27 sujets, 11 rapportaient eux-mêmes leur propre expérience à la mort de leur analyste, tandis que les réactions des 16 autres étaient décrites par leur nouveau thérapeute. Les analystes étaient tous décédés à un âge relativement jeune, soit entre 38 et 63 ans, avec un âge moyen lors du décès de 51 ans. Dans tous les cas, sauf quatre, la mort était survenue subitement. Des 27 analysants, dix, soit un peu plus du tiers, traversèrent une période de deuil compliquée et prolongée,d'une durée de plus d'un an, qui affecta ou mit en péril leur développement personnel ou le travail analytique subséquent. Par comparaison avec l'ensemble de la cohorte, ces derniers étaient généralement plus âgés (mais certains étaient parmi les plus jeunes), ils poursuivaient leur analyse depuis plus longtemps (trois ans en moyenne ) et on remarquait une incidence élevée de pertes, carences ou abandons dans leur enfance. Ils présentèrent également davantage de symptômes somatiques après la mort de leur analyste que les patients dont le deuil s'avéra sans complication.
Tous les patients, sauf un, entreprirent un nouveau traitement. Tous les sujets qui souffrirent un deuil pathologique recherchèrent une aide professionnelle dès les premiers jours ou les premières semaines de la mort de leur analyste. Plus de la moitié des 26 sujets qui retournèrent en thérapie eurent à tout le moins des difficultés initiales à établir une nouvelle alliance de travail. Certaines de ces deuxièmes analyses furent particulièrement longues. Un véritable engagement avec le nouvel analyste fut longtemps évité.
La deuxième étude sur laquelle j'aimerais attirer l'attention est celle de Eugène Halpert (1982). Ce dernier rapporte l'expérience qu'il a eue avec deux patients préalablement en traitement avec des analystes qui moururent des suites d'une maladie chronique terminale. Ces deux patients lui furent transférés avant le décès de leur analyste. Cependant, même si les analystes avaient été malades pendant un certain temps, un solide déni de la part des deux protagonistes, analyste et analysant, empêcha une discussion franche et une analyse de cette réalité. Ce qui eut pour résultat que, dans les deux cas, la fin survint abruptement, avec surprise, dans des conditions de non-préparation similaires à celle d'une mort soudaine et inattendue.L'expérience de Halpert n'est pas unique; que le déni transforme un décès suite à une longue maladie en une mort subite semble malheureusement fréquent, à en juger par l'expérience des différents auteurs.
Une patiente poursuivit son analyste avec Halpert et son transfert fut « fortement influencé par l'expérience antérieure avec l'analyste malade et mourant. » Cette analysante utilisait la situation qui avait prévalu avec son analyste antérieur pour rationalyser ses angoisses actuelles et taire ses fantaisies sado-masochistes secrètes.
Halpert souligne l'importance d'élaborer les sentiments de déception, de rage et de culpabilité consécutifs à l'abandon par l'analyste. Il constate, par exemple, dans des commentaires précoces, tels que :« Je suis heureuse que vous ne soyez pas trop vieux et que vous apparaissiez en bonne santé, de sorte que vous ne mourrez pas avant la fin de mon analyse», le signe que la patiente perçoit, consciemment ou inconsciemment, le rôle central que joue l'agressivité dans ses conflits, avec parallèlement toute l'angoisse associée à la toute-puissance de la pensée. Je reviendrai à cette question de l'agressivité; mais la contrepartie contre-transférentielle du commentaire cité par Halpert peut s'exprimer par une pensée insolite dont la trajectoire, tel un frisson, dépose chez l'analyste une sourde inquiétude : « Serais-jele prochain à mourir?. » comme si le patient portait un mauvais sort....
Enfin un troisième article provient de Paris. Colette Rabenou (1989) y décrit son implication de six mois auprès d'une femme confrontée à la mort soudaine et accidentelle de son analyste. L'auteur cherche à y illustrer une forme de travail analytique «transitionnel » où elle se laisse utiliser de façon irrégulière, crûment, à la guise de la patiente, de manière à soutenir, souhaite t-elle, une certaine élaboration symbolique immédiatement après la perte. Il y paraît primordial de préserver un espace d'illusion tant l'effraction brutale du cadre analytique, vécue comme l' « équivalent d'un avortement psychique », menace sérieusement cet espace. La patiente maintient un rapport idéalisé avec son premier analyste et, de différentes manières pendant leur travail ensemble, Rabenou aura « l'impression de ne pas exister pour elle, d'être à la place d'une autre, d'une absente ».
Rabenou ne cache pas ses inquiétudes devant ce qu'elle nomme une perte à nulle autre pareille, à odeur de candale , dont la violence traumatique en ferait une blessure souvent impossible à élaborer, en particulier pour des analysants avec une problématique limite ou narcissique. Dans le cas décrit, elle se fait cependant optimiste malgré le départ subit de la patiente après six mois. Elle croit à un redémarrage de l'activité imaginaire et symbolique, en danger de sidération, et postule avoir représenté pour la patiente l'équivalent d'un objet transitionnel favorisant cette remobilisation. Le lecteur reste malgré tout sceptique, questionnant particulièrement les capacités d'élaboration psychique chez la patiente au-delà de son renversement actif de la perte et de son comportement pervers.
Le titre de la communication de Rabenou pose une question de fond : la mort de l'analyste constitue-t-elle une perte unique, à nulle autre autre pareille? Quel est l'impact d'une telle réalité sur l'élaboration psychique entreprise? S'agit-il d'un traumatisme pouvant enfouir définitivement ces zones que l'analyse dévoilait timidement, encore si fragiles, maintenant écrasée par le poids d'une mort télescopant toutes les pertes antérieures? La trame de l'histoire risque-t-elle de s'en trouver définitivement rompue sans l'interlocuteur privilégié que constituait l'analyste?
Reprendre vie : Alto et Soprano.
La première année de la seconde analyse de deux jeunes femmes, l'une dans la mi-trentaine, l'autre dans la vingtaine, nous donnera une perspecitive singulière de l'impact crée par la mort d'un premier analyste et sur certains enjeux associés à une reprise du traitement avec un second. J'ai commencé à recevoir ces deux patientes quelques semaines après la mort subite et inattendue de leur analyste précédent. Il s'agit évidemment d'un échantillon très limité qui ne peut servir en soi à des généralisations. J'ai l'espoir cependant que la mise en commun de nos expériences réciproques permettra de mettre en relief certaines lignes de force et de dégager des pistes de réflexion.
Malgré leurs différences, Alto et Soprano présentèrent des caractéristiques tranférentielles assez similaires pour stimuler mon désir de communiquer mon expérience. Comme c'est le cas d'anaysants que d'autres auteurs mentionnent, ces deux patientes mirent de l'avant, pendant un temps relativement long, leurs angoisses de me voir mourir ou partir, répétant ainsi la perte. Alors que la situationse développait en une structure défensive plus organisée bloquant ou limitant l'investissement affectif des nouveaux lieux, alors aussi que le travail de deuil de l'analyste précédent semblait relativement ralenti ou même arrêté; j'ai été frappé par le déplacement effectué : j'étais l'analyste mort. Les deux femmes établissaient une relation avec moi comme si j'étais métaphoriquement un objet mort. La peur manifeste que je puisse mourir ou disparaître semblait associée au désir secret de me garder mort, non vivant, justifiant ainsi leur propre retrait affectif. Elles clamaient craindre que je ne meure, mais elles me traitaient comme si j'étais déjà sans vie.
C'était davantage par mon statut de vivant, et non de mort, que je constituais une menace. Parallèlement, l'analyste précédent concervait une place idéalisée, ou plus spécifiquement il jouissait d'une position non conflictuelle. À mesure que cette situation se développait , un lien direct entre l'évolution du transfert au nouvel analyste et le travail de deuil du premier apparaît plus clairement. L'analyse de transfert éclairait l'évolution du deuil et le devenir de l'objet perdu. À travers l'analyse du transfert, le travail de deuil pouvait être mobilisé pour éviter qu'il ne se fige et ne vienne ainsi consacrer la valeur traumatique de la perte.
Je lance ces idées un peu rapidement, mais les deux vignettes cliniques permettrontde les développer.
Alto a 34 ans lorsqu'elle me consulte. Elle lève seule sa fille de neuf ans. Elle œuvre dans un centre hospitalier depuis quelques années après avoir été, pendant toute la petite enfance de sa fille, un exemple de la pauvreté urbaine qui afflige tant de mères monoparentales réduites aux prestations de la sécurité du revenu. L'histoire dont elle me fait part soulève la question du destin et de son imtrication aux forces individuelles, comme pour cette autre femme que Freud (1920-1981) décrit, trois fois veuve de trois maris dont elle doit chaque fois s'occuper et faire le deuil. Si nul patient n'est prêt à perdre son analyste par une mort soudaine, la vie semble parfois prendre un malin plaisir à réemprunter les pas de vieux cortèges qui tardent à s'éloigner. L'analyste voudra donner une scène à ces tragédies anonymes et à leurs héroïnes de l'ombre pour déjouer les silences de la répétition.
Deuxième d'une famille de cinq enfants, Alto n'a que six ans le soir où son père s'absente pour donner un coup de main à un parent qui déménage dans une ville éloignée. Sa fille pleure sur le pas de la porte : « ne pars pas, papa, maman a besoin de toi! » Pourquoi avoir fait cette scène ce jour-là? Il n'y a pourtant nul souvenir de réactions aux autres absences du père.
S ouvenir-écran ou souvenir de couverture, dit-on pour qualifier ces perles qui bornent les sentiers de notre vie, concentrant dans leur beauté économe l'immensité de nos désirs. « Maman a besoin de toi » : au delà de leur connatation oedipienne, ces mots allaient prendre la forme d'une injonction sévère et concrète par la suite. Cette nuit-là, la voiture du père était heurtée de plein fouet par un camion. La terreur avait imprimé son empreinte sur son visage pétrifié et son corps était si rigide, m'expliquera Alto, qu'on a eu du mal à l'installer dans son cercueil, Mais d'où viennent ces détails, ajoute-t-elle, alors qu'il semble que le silence soit aussitôt tombé sur les enfants tenus à l'écart?
Bien des années plus tard, au cap de la trentaine, devenue entretemps mère monoparentale, Alto accepte la suggestion d'une compagne de travail, inquiète de sa manière de toujours rester sur la défensive et de se sentir en défaut malgré sa bonne volonté, et consulte le professeur Ixe. Ce dernier la recevra pendant environ trois ans à raison d'une ou deux fois par semaine. Plus âgé, cet homme est rapidement investi (consciemment) comme la figure paternelle qui a amèrement manqué. Sans ses soins, Alto devient de plus en plus déprimée et doit éventuellement prendre congé du travail. Sa situation s'améliore progressivement quand, une année plus tard, le professeur Ixe annonce qu'il sera opéré pour un trouble qu'il dit non inquiétant. Pendant son absence, le contact téléphonique est maintenu et les sessions reprennent trois mois plus tard. Le pire semble passé. Le professeur reste encore pâle et faible; qu'il la reçoive si rapidement confirme pour la patiente toute sa sollicitude. Peut-être a-t-elle aussi un statut spécial à ses yeux? Cette pensée la berce pendant quelques jours, jusqu'à ce message sur le répondeur lui apprenant la mort du professeur.
Pendant les derniers mois, il ne semble pas que cette éventualité, la possibilité de mourir, ait été abordée par l'un ou l'autre protagoniste. La nouvelle est soudaine, inattendue, laissant Alto en état de choc, abattue.
Pendant les semaines suivantes, Alto se tourne vers un centre de crise où elle appelle presque tous les soirs après avoir bordé sa fille dans son lit. Un bénévole lui donne mon nom et elle m'appelle environ un mois après la mort du professeur Ixe. Elle me dit d'emblée, sur un ton neutre et pragmatique, rechercher un thérapeute suite à la mort récente de son analyste. Plus tard, j'allais lui apprendre combien ce premier appel avait coûté, qui j'étais, après tout pour être témoin de sa détresse? Je n'étais pas celui à qui elle désirait tant parler...
Quelques jours plus tard, je reçois à mon bureau une femme élancée, habillée très simplement, à peine maquillée. Elle affiche des abords androgynes, revêches, derrière lesquels je devine sa féminité cachée. Je pourrais aussi évoquer une petite fille méfiante, qui a appris à survivre dans la rue.Elle parla avec intensité, d'une manière articulée et imagée toujours prête à tourner en dérision ce qu'elle dit, toujours prête à quitter. Nous entrions , allais-je la découvrir, progressivement, dans une longue période de mise à l'épreuve qu'elle décrirait quelques mois plus tard comme « toujours garder un pied dans la porte, prête à partir dès que ça devient merdique », me donnant une petite chance, quelques séances à la fois, de me faire valoir. De démontrer surtout que je ne suis qu'un autre imposteur et qu'elle est bien justifiée de se retirer ou de rester « congelée », selon son expression. Comme si elle me répétait de ne pas croire à sa demande initiale qui annonçait pourtant un désir de vivre.
Lors de la consultation initiale, Alto se plaint « d'être congelée » qu'elle n'était rendue « qu'à commencer à dégeler » au moment du décès de son analyste, après des années de vie restreinte. Elle pleure en parlant de la perte du professeur Ixe et se rappelle un rêve récent : « je me trouve dans le bureau du professeur avec lui; le téléphone sonne et il s'éloigne pour aller répondre. Il disparaît dans le noir et j'essaie de le suivre; mais je tiens une lampe dans ma main et je suis ralentie parce que je dois faire attention au fil de la lampe. Alors, je le perds de vue, je suis effrayée et je me mets à crier.»Elle ajoute simplement que le rêve parle de son abandon, mais, en silence, je suis touché par l'activité qu'elle y déploie, sa possessionde la lampe donneuse de vie et l'attention que nécessite le fil ombilical. Et tant de choses peuvent survenir dans le noir...Le téléphone semble aussi m'inscrire dans le paysage, et rapidement j'apparaîtrai comme celui faisant d'elle la traîtresse qui s'éloigne.
De différentes façons pendant cette première rencontre, Alto me fait part de ses difficultés à se séparer, particulièrement de sa fille dont elle se reconnaît « trop proche et trop inquiète ». Quand je fais un lien entre son âge à la mort de son père et l'âge qu'avait sa fille quand elle entreprit son traitement avec le professeur Ixe, elle verse quelques larmes rapidement séchées dans un mouvementd'exaspération d'avoirencore réagi à un événement si ancien. Elle rage. On surestime trop l'importance des hommes et des pères, ajoute-t-elle sur un ton vindicatif, comme elle le fera souvent par la suite; on peut bien s'en passer, ne l'a-t-elle pas fait? Et qui sont-ils ces hommes pour se croire si essentiels? Cependant depuis le décès du professeur Ixe, les idées suicidaires qui l'avaient déjà habitée sont réapparues. Ces plans mortifères impliquent généralement sa fille pour lui éviter la douleur de survivre à sa mère.
À la fin de la consultation initiale, je souscris à son projet thérapeutique et je proposeune fréquence initiale minimale de deux rencontres par semaine. Je mentionne la possibilité d'utiliser éventuellement le divan, mais Alto me signifie sans ambiguité sa préférence pour le face à face. Je lui offre de réfléchir et nous planifions de nous revoir la semaine suivante. Mais, peu de temps après, Alto me rappelle pour annuler le prochain rendez-vous. Elle rapplique deux jours plus tard, paniquée, demandant si elle peut toujours venir à l'heure prévue.
La femme qui se présente alors paraît avoir vieilli de dix ans entre les deux séances. Agitée, elle m'explique avoir étéenvahie de vagues d'angoisse et de tristesse depuis notre première rencontre. Elle s'est trouvée à nouveau, crûment confrontée à la disparition du professeur Ixe alors qu'elle s'apprête peut-être à le trahir, lui qui a tant voulu l'aider et qui y a laissé sa vie. Elle questionne mes qualifications, mon aptitude à l'aider, mon expérience. Elle souhaiterait ne venir qu'une seule fois par semaine et comprend mal que j'aie d'emblée proposerdeux séances; n'avait-elle pas commencé avec une seule rencontre par semaine avec le professeur Ixe? Et n'a-t-elle pas fait des progrès depuis? A-t-elle véritablement besoin de s'engager à nouveau dans une approche aussi contraignante? Quel dessein ai-je?
Malgré les élans de colère et la tentation de tout laisser tomber, Alto en vient à reconnaître ses peurs face à un nouvel engagement et ses vœux de retrait alors qu'une aide devient possible :« Je ne sais pas comment avoir de la peine . Que fait-on d'un amour perdu? Je ne sais pas ce qui est arrivé des parties de moi que j'avais confiées au professeur Ixe, c'est insensé de m'ouvrir maintenent ici », ajoute-telle. Elle se demande comment les gens survivent aux pertes. Elle est intriguée de ne pas avoir mal tourné : « N'aurais-je pas pu devenir une prostituée, j'aurais toujours quelqu'un dans mes bras? ».La plus grande partie de ses énergies passe plutôt à faire des listes, s'assurant de tout écrire ce qu'elle doit faire, mais toujours tourmentée par la conviction d'oublier quelque chose.
D'autres manifestations obsessionnelles, des répétitions, des vérifications multiples, des contrôles variés, compliquent sa vie sans éliminer un insidieux sentiment de perte.
Ce mouvement de retrait initial s'organisant autour de la deuxième séance--deuxième analyste se répètera à d'autres occasions, souvent après une absence- La patiente questionne alors la nécessité de deux rencontres ou du traitementlui-même. Malgré tous ses efforts pour se contenir, Altodéborde d'efforts et pleure beaucoup. Elle parle de son nouveau lien en termes ambivalents tandis que l'analyste antérieur est évoqué dans des termes tendres et avantageux. J'apparais froid, distant, rigide en comparaison. Je ne laisse pas de chaussettes disponibles dans ma salle d'attente, je montrepeu de moi.... et je peux aisément partir ou mourir. Pourquoi investir, pourquoi désirer?Ça finira mal de toute façon. N'est-ce pas plus simple de rester congelée?N'a-t-elle pas survécu jusqu'à ce jour dans cet état congelé? Dégeler aiguise la douleur, n'était-ce pas préférable avant?
Pendant longtemps, Alto nous plongera dans cette affirmation paradoxale d'un désir de non-désir (Green, 1983), cet étonnant rétrécissement grandiose à l'abri des bouleversements crées par la pulsion et son objet. Paradoxale congélation également qui se veut désaffectée mais qui trahira éventuellement tout ce qu'elle conserve à l'abri de l'usure du temps. Et malgré elle, Alto doit admettre qu'elle commence à fondre lentement.
Quelque chose de bon, constate-t-elle douloureusement, met en évidence son absence antérieure. Ce quelque chose ravive la perte, vient trop tard. Et tant que cette bonne chose ne se produit pas, il reste justifié d'être en colère et de se sentir injustement traitée. Alto se rapproche graduellement de la souffrance associée aux pertes, mais elle se sent devenir aussi plus affamée; et les deux volets la terrifient.Y aura-t-il enfin un terme à ses larmes? Des gens meurent de chagrin ou en deviennent fou. Son appétit apparaît énorme, infini, et il creuse les sentiments de manque. En réponse, Alto répète une litanie de désespoir : son impossibilité de changer la fin inévitable dans la douleur et l'amertume, son isolement. Il est trop tard.
Pendant longtemps, elle ne s'adressera jamais directement à moi; ce sera « ici » ou « en analyse ». Elle me décrit telle une fonction, une partie du fauteuil, quelque chose étiqueté inaccessible. Mes commentaires faisant référence à notre relation sont ignorés ou traités avec grande méfiance: qu'est-ce que j'attends d'elle? Après quelques mois, elle réalise ne s'être jamais souvenue de mon prénom. Mais alors que je deviens plus reconnaissable et vivant, des angoisses surgissent à l'ombre de chaque pas et déclenchent des mouvements massifs de retour vers le gel et l'isolement.
Si je ne suis pas détruit par sa colère et sa peine, ce n'est que pour lui imposer ma supériorité et en profiter sadiquement.L'importance que je prends à ses yeux la diminue et la dévalorise; elle ploie sous la honte d'apparaïtre « comme une nécessiteuse » et de ne pas avoir réussi à établir une relation durable avec un homme.
Tout cela me donne du pouvoir sur elle. Par exemple, le paiement d'une séance manquée devient une règle lui imposant mon statut privilégié, protégé d'où je refuse les difficultés inattendues de la vie auxquelles elle est constamment confrontée. En fantasme, quand elle ne les agit pas en séance, Alto imagine des conflits entre nous qui mènent à son départ. Dans les semaines précédant une longue absence, elle songe sérieusement à quitter pour se faire religieuse, loin de toutes ces batailles.
Toute séparation est difficile et aisément associée à la mort et l'abandon. Le travail interprétatif entourant ces réactions aux séparations est reçu avec grande ambivalence, car il implique une indésirable reconnaissance de l'importance de l'analyse et de l'analyste.
Rapidement des souvenirs du professeur Ixe sont remémorés en réponse à des expériences affectives vécues dans le cadre actuel.
L'analyse des angoisses tranférentielles, en particulier celles associées à l'approfondissement de la nouvelle relation, mobilise souvenirs et affects associés à l'analyste précédent. L'analyse du transfert vient soutenir la progression du travail de deuil. Alors que dans l'état de congélation, la représentation positive du professeur demeure incrustrée ( et protégée par les sentiments de honte et de dépréciation que la patiente porte l'expression de sentiments ambivalents, comme par exemple la verbalisation de doutes quant aux motifs réels de l'objet perdu ( et de l'analyste actuel) : le professeur l'avait-il considérée en tant que personne à part entière ou seulement sur le plan professionnel, en tant que client, ou pire, « comme un cas »? Pourquoi ne l'avait-il pas protégée en se retirant plus tôt? Pourquoi l'avoir acceptée en traitement? Que savait-il de sa propre situation? Et des risques que les deux couraient?
Dans le même mouvement, de la colère peut commencer à être dirigée contre le père qui n'avait su prendre soin de lui-même et des siens. Certaines rationalisations empreintes d'idéalisation concernant la mère, telles que « l'absence de ma mère m'a procuré plus d'espace personnel et plus d'indépendance »,vacillent. Jusque-là , les sentiments massifs de colère et de rage trouvaient une cible principale : le père de la fille de la patiente. Ces nouveaux développements apparaissent dans le contexte des sentiments tranférentiels ambivalents que nous tâchons d'analyser à mon retour d'une absence. Certaines réactions anniversaires, comme lorsque nous atteignonsla date où, un an plutôt, le professeur avait quitté pour être opéré, pourront aussi être identifiées et élaborées à partir d'une clarification de la situation tranférentielle actuelle.
Pendant la première année d'analyse, malgré ses résistences, Alto devient progressivement consciente, à son corps défendant, de son plaisir fugace à venir à ses séances : « je déteste me sentir parfois contente d'être ici. »
Mais il y a peu de place pour l'expérience du plaisir dans sa vie en général. Elle va d'un devoir à l'autre, persécutée par le sentiment d'être en faute ou de ne pas en faire assez. La condamnation interne de tout plaisi personnel est justifiée par une absence de choix provenent des contraintes extérieures. Cette question de plaisir libidinal sera un phare qui me guidera dans nos tempêtes, alors que les mouvementd de retrait et de désespoir sembleront vouloir noyer non seulement les vélléités agressives, mais tout élan de vie.
Le plaisir n'est pas absent, mais tellement dangereux, suscitant ces défenses schizoïdes bien décrites par Ronald Fairbairn (1952/1998) : l'objet n'est pas que détruit par l'agressivité comme chez le dépressif, mais par l'amour primitif lui-même. Un rêve des tout débuts du traitement. La patiente raconte peu de rêves mais s'y intéresse, donne un aperçu de ces plaisirs momifiés sous les strates de honte, d'angoisse et de culpabilité : « je marche nue, dans la rue où j'habitais quand j'étais petite—ma mère y habite toujours. Il y a des tables installées pour une vente de garage-- J'aime beaucoup les ventes de garage et la possibilité d'y trouver de bonnes choses à bon prix, des trésors cachés. Mais deux femmes plus vieilles, tenant une sacoche blanche au bras, me regardent avec un air critique et je continue sans m'arrêter. »Àce stade précoce du travail, mes commentaires avaient moins porté sur les dimensions sexuelles, le voyeurisme-exhibitionnisme, le cannibalisme ou les autres « trésors cachés », que sur la dimension surmoïque dépeinte par les deux femmes-sessions
Le rêve me donnait espoir par le tracé d'une ouverture sur le plaisir et sur l'oedipe, mais réalisais-je alors tout le pouvoir d'emprise des deux femmes à la sacoche blanche (il faudra du temps avant que la patiente puisse reconnaître à cette mère sa sexualité noire sous le voile de la dépression blanche et des mécanismes de négativation), où s'annonçaient déjà les difficiles enjeux, le « je suis nue, démunie, incapable et peu préparée à faire face à une sexualité si dangereuse et à risquer de perdre ma mère. » et la « je suis trop forte, trop mauvaise, avec mon sexe noir et meurtrier», dans lesquels nous basculions. Devinais-je tout le temps que nous passerions dans l'ombre de ces femmes à veiller sur deux seins sans lait, dénués du plaisir qui ouvrirait la voie vers la vie et ses trésors cachés? Prendre vie, me donner vie, insuffler vie à la mort, n'était pas laisser libre cours à ces forces destructrices qui ne pouvaient qu'entraîner la perte?
Soprano, à 26 ans, vit de son art et de ses idéaux artistiques. Sa famille a émigré au Canada quand elle avait dix ans. Cadette d'une famille de quatre enfants, elle est venueà montréal pour y étudier et a choisi d'y demeurer, en particulier pour se distancer de cette famille où les parents se sont toujours querellé et où elle se voit demander explicitement, de prendre parti pour l'un ou pour l'autre.
Cette position semble bien lui conférer le pouvoir de rendre une sentence de mort contre l'un des parents. Les disputes demeurent verbales, mais sont ponctuées de repli dans le silence pendant plusieurs jours, sans jamais une quelconque résolution des conflits ni une séparation véritable. Soprano garde un lien plus étroit avec sa mère qui lui paraît plus solide sur le plan émotionnel et qui réussit bien sur le plan professionnel ( et la soutient financièrement). Le père est sans relâche dévalorisé par la femme.
Quand Soprano entreprit une analyse avec le docteur Zède, elle se plaignait de dificultés à établir une relation satisfaisante avec un homme, ce qu'elle associait à la distance maintenue avec son père. Les hommes dont elle souhaitait ardemment l'attention, la décevaient chaque fois. Elle luttait aussi contre diverses craintes que ses parents ne meurent, surtout depuis son départ de la maison, Elle se sentait encore trop liée à eux malgré la distance physique. Dix mois plus tard, alors qu'elle se sent plus à l'aise en analyse, le Dr Zède meurt subitement..
La patiente trouve un soutien temporaire auprès de la psychologue scolaire qui l'avait référée au Dr Zède. Elle m'appelle deux mois plus tard.
Alors que je ne connaissais pas le professeur Ixe, la situation avec Soprano est bien différente. Le Dr Zède était un proche collègue. J'ai reçu la délicate tâche de communiquer la nouvelle de son décès à certains parents et d'offrir, le cas échéant, une intervention de crise. Soprano ne fait pas partie de ceux ou de celles avec qui j'ai été en contact, mais elle a apprisles liens qui m'unissaient au Dr Zède et elle avoue qu'ils ont influencésa décision de m'appeler. Comme Alto, elle exprimeaussi des sentiments de culpabilité face à la mort de son analyste, certainement emporté si jeune par le poids des problèmes de ses patients. Cet enjeudéborde rapidement sur la nouvelle relation : puis-je entendre ce qu'elleressent si je me débats avec mon propre chagrin? Cette crainte se transforme vite en rationalisation pour éviter d'aborder la perte; elle ne peut aborder le sujet car je ne pourrais l'aider, je serais moi-même trop affecté
C'est ainsi que Soprano s'installe dans les nouveaux liens, avec peu d'expression manifeste de deuil, utilisant avec empressement ses séances comme si nous nous connaissions déjà depuis belle lurette. Je deviens un substitut du Dr Zède, son prolongement, alors que le lien qui l'unit à lui est préservé. Mais ma propre présence, mon étrangeté reste niée. À mesure que notre travail progresse, je peux constater, comme avec Alto l'intrication étroite entre le processus de deuil de l'analyste précédent et l'approfondissement du transfert au nouvel analyste. L'analyse du transfert éclaire et mobilise le travail de deuil. Une représentation du premier analyste vient ainsi m'instruire des enjeux actuels : alors que Soprano se sentait en sécurité avec le Dr Zède, que leur relation lui semblait asexuelle, des craintes insidieuses de transgression et d'agression sexuelle infiltrent nos rencontres. Je pourrais utiliser de manière abusive le pouvoir que la situation me confère, en particulier si des sentiments de dépendance s'installaient. La lutte qui s'engage entre nous sera à la fois la scène d'un long travail de deuil et le combat qui ne put avoir lieu avec le Dr Zède.
Une note sur mon contre-transfert s'impose ici, surtout si nous reconnaissons les divers agissements silencieux avec lesquels nous pouvons « user » et « abuser » de nos patients, beaucoup plus fréquemment et insidieusement que par les bruyants passages à l'acte de facture génitale sur le plan manifeste s'entend). Au-delà de l'analyse indispensable du contre-transfert suscité par tout analysant, une question technique préférable que je dirige d'emblée cette patiente vers un(e) collègue non lié(e) au Dr Zède? Quelques auteurs font cette recommandation. Certains, comme Halpert(1982) par exemple, vont même jusqu'à questionner la capacité d'un analyste à perlaborer suffisamment les sentiments associés à sa propre absence prolongée suite à une maladie, et recommandent le transfert à un(e) collègue dans certains cas. Firestein (1992) se fait plus pessimiste. Pour lui, l'analyse a de toute façon pris fin dès que le patient devine ou sait la gravité de la maladie de l'analyste; les rencontres peuvent se poursuivre, mais les rôles se trouvent nécessairement inversés; le patient ne peut plus être impitoyable et doit soigner l'analyste, de quelque manière.
Avec Soprano, de par mes liens avec le Dr Zède, je nageais dans des eaux bien plus troubles qu'avec Alto et le professeur Ixe. Je n'avais pas la même liberté dans la construction de l'espace intérieur d'où j'écoutais la patiente. Ai-je pu suffisamment approfondir mon analyse de contre-transfert pour ne pas y piéger Soprano? Je l'espère, mais à postériori, il me semble qu'il eut été prudent de diriger cette patiente à un(e) collègue au départ.
Rétrospectivement, je peux identifier la même relation que je soulignais entre le travail de deuil et l'analyse de transfert par sa contrepartie, l'analyse du contre-transfert. Ce travail contre-transférentiel me révéla des aspects négligés de mon rapport au Dr Zède, à travers la triade composée de lui,de Soprano et de moi. Par exemple, je constatai progressivement combien Soprano jouissait d'un statut pécial dans ma pratique. Ce surinvestissement s'adressait bien sûr au Dr Zède et je fus forcé de clarifier les niveaux plus profonds des fantaisies par lesquelles je maintenais Soprano captive de mes enjeux non résolus. L'analogie avec la position qu'occupe la patiente vis à vis de ses deux parents n'aura pas échappé au lecteur.
Seule l'analyse du contre-transfert permet à l'analyste de contenir et de traduire ce qui appartient au transfert. J'aurais certes été, sous ce processus personnel, en terrain plus précaire lorsque Soprano commença à formuler des angoisses quant au surinvestissement sadique dont elle se sentait l'objet.
En guise d'ouverture à la discussion : Survivre pour être tué
Constatons d'abord qu'il fut possible, tant pour Alto que pour Soprano, de poursuivre leur démarche avec un nouvel analyste, malgré la perturbation créée par la mort du premier et malgré les fortes résistances que j'ai tenté de décrire.
Pour les deux patientes, une aide ponctuelle au décès de l'analyste, un centre de crise pour Alto, une psychologue scolaire pour Soprano, ont non seulement aidé à surmonter le choc immédiat , mais ont aussi favorisé le passage à un autre thérapeute. La mort d'un analyste est sans doute plus traumatique pour les patients qui ne peuvent bénéficier d'un soutien immédiat pendant la période aigüe. Différents auteurs insistent donc sur l'important rôle joué auprès des analysants du défunt par un ou deux proches collègues prêts à tenir une fonction consultative pendant la crise immédiate. Dans un deuxième temps, ceux ou celles souhaitant poursuivre leur analyse pourront être dirigés vers d'autres analystes moins directement liés au défunt.
Pour les deux femmes, la mort de l'analyste ravive une série de pertes antérieures, en particulier des pertes précoces traumatiques. L'évènement a pris un sens surdéterminé pour chacune d'elles. S'il est vrai que les analysants ayant déjà subi des pertes ou des carences précoces (comme plusieurs de nos patients, à l'exemple de Alto et Soprano) portent un plus grand risque d'une décompensation dépressive, il apparaît difficile de conclure au caractère nécessairement irrémédiable de la mort de l'analyste en ce qui a trait au processus analytique entrepris.
Face au traumatisme, la question de la reprise après coup prend toute son importance. Là repose l'essentiel du problème: la symbolisation pourra-t-elle permettre un dégagement de l'emprise mortifère de l'objet perdu?À cet égard, la poursuite de l'analyse avec une nouvelle personne s'avère sûrement déterminante dans la grande majorité des cas.
Le nouvel analyste sera surtout convoqué auprès des éléments traumatuques et cherchera à mobiliser le travail de deuil dans ces conditions précaires.
Dans les deux cas rapportés, cette « reprise » de l'analyse a révélé à mesure que la nouvelle scène s'est déployée, un lien étroit entre le transfert au second analyste et le travail de deuil au premier. Les vicissitudes de l'un éclairaient le destin de l'autre, l'analyse de l'un enrichissait le mouvement de l'autre. Le tissage s'articulait en reprisage.Les nouveaux lieux ne pouvaient s' animer que par la mobilisation du deuil, cette lente métabilisation du deuil, cette lente métabilisation où Freud reconnaissait un étrange travail psychique pouvant basculer vers un destin mélancolique. L'espace du transfert se révèle ainsi pareil à une scènesur laquelle peut se déployer le travail interne de deuil ou de mélancolie.
Nous pouvons certes rencontrer différentes structurations de cette nouvelle scène transférentielle suite à la mort d'un premier analyste.
J'ai réuni ici Alto et Soprano sous une forme de résistance commune à un plein investissement du nouvel analyste . Le type de contrôle exercé, que j'ai décrit métaphoriquement comme l'attribution qui m'est faite du statut d'objet mort, maintenait une représentation idéalisée, non conflictuelle, du défunt. Les différentes expressions manifestes de crainte que je puisse à mon tour, mourir et leur infliger une nouvelle blessure, cachaient une autre vérité : j'étais déjà considéré comme mort, ma vitalité constituait une bien plus grande menace que ma mort,
Quand on rampe, dira-t-on, on ne risque pas de tomber. Tomber amoureux, tomber enceinte, tomber raide mort. Chacun de nos patients nous dévoile progressivement et nous convie à une scène toute particulière. Celle-ci témoigne des scènes dans lesquelles eux-mêmes ont été introduits par leurs objets. À mesure qu'a cheminé mon travail avec Alto et Soprano, une hypothèse quant à « l'analyse mort » s'est imposée—Malgré l'importance de l'hostilité, associée aux pertes passées, aux déceptions, trahisons, rejets, malgré la reprise active de l'abandon ( me faire ressentir, par exemple, le non-investissement ou la menace constante d'un départ), malgré toute la charge affective stockée—suffisante pour tuer bien des analystes, une angoisse plus primordiale m'apparaîssait à l'oeuvre. Derrière la mort, se tramait une grande intensité que je ne pouvais réduire qu'à la dimension agressive.
J'ai été graduellement guidé par la construction suivante : pour ces deux patientes, la mort de l'analyste s'associe inconsciemment à l'expérience d'une puissante séduction qui s'avère trop excitante, trop jouissive.
Cette scène sexuelle excessive, son intensité et son infiltration d'éléments sado-masochistes, crée une confusion entre les buts libidinaux et agressifs, conférant une qualité destructrice à la vie. Les efforts pour maintenir l'analyste précédent loin de ce dangereux plateau bloquent le processus de deuil, tandis que la mort de l'objet confirme la toxicité de la patiente, la destructivité de la vie, le caractère létal de la sexualité, la non-survie de l'objet crée la confusion.
Je trouve important de souligner ici les forces libidinales et non pas seulement les conflicts entourant l'agressivité . Avant la destruction par la colère, il y a celle résultant de l 'objet ne survivant pas à l'expression crue des désirs libidinaux. Comme Winnicott (1971) a pu le dire dans son propre langage, l'objet qui ne survit pas ne peut être placé en dehors de l'aire de contrôle omnipotent du sujet; l'objet ne peut être utilisé, la subjectivité prend une qualité absolue et destructrice. Winnicott parle d'amour primitif ou impitoyable et se sert de la métaphore du dragon dont le feu qui sort de sa bouche est son souffle de vie; Laplanche (1987) propose le terme de pulsion sexuelle de mort : sous différents vocables, on retrouve les intuitions premières de Freud quant à la nature sauvage et irréductible du sexuel ( Gauthier, 1994, 1997). La pulsion déliée vise la décharge complète et le monopole des lieux, effaçant toute objectivité, signe de séparation et limite à l'omnipotence..
Nous ne soulignons pas assez combien, en élaborant sa thèse de l'utilisation de l'objet, Winnicott prenait ses distances face aux théories, par ailleurs si importantes, de Klein. Tout en soulignant le rôle capital de l'environnement, il se égageait du solipsisme de la relation à l'objet fondée sur les seuls mécanismes projectifs et introspectifs. L'objet ne peut être utilisé qu'à la condition qu'il survive à sa destruction fantasmatique (survie qui seule donne un véritable statut fantasmatique au fantasme). De cette survie dépendent la possibilité de rendre utile l'interprétation de l'analyste et celle de disposer des « déchets » psychiques. Les sentiments plus concients de culpabilité et de responsabilité rapidement exprimés par les deux patientes n'annonçaient pas seulement les émois suscités par leurs fantasmes agressifs, mais plus fondamentalement, leur conviction que l'objet ne peut survivre à leur amour impitoyable, cet élan primitif en quête d'une adresse où apporter ce qui, depuis longtemps, s'est empreint des allures de déchets dangereux.
La nature de la perte : transfert et travail de deuil.
La situation analytique se veut une telle adresse où le transfert véhiculera toute la charge de cet amour et où, dans un graduel désillusionnement, l'analysant pourra se réapproprier et déployer la fibre de son désir. Le travail de deuil a souvent fait figure de modèle heuristique pour ce travail de transformation souhaité par la cure. L'investigation que Freud entreprit des mécanismes d'internalisation dans le deuil et la mélancolie, ses vues subséquentes sur leur contribution à la construction du monde intérieur selon sa nouvelle topographie des lieux, ont ouvert de fertiles pistes de réflexion pour l'étude de tranfert et des processus de changement.
Pourtant le travail de deuil demeure un processus énigmatique à plusieurs égards. À titre d'exemple, parmi les difficultés contre lesquelles Freud butait, se posait celle de l'attachement du sujet à l'objet perdu. L'objet contingent de Trois essais se révélait moins secondaire qu'il n 'y paraissait à partir du moment où l'amour et le narcissisme intervenaient.
Qu'en-est-il du deuil de l'analyste par l'analysant? À travers les circonstances particulières de la mort subite d 'un analyste au travail, toute la question du transfert, de son maniement et de sa perlaboration peut être abordée, ce qui fait autant appel aux circonstances plus heureuses d'une fin volontaire que celles des deuxièmes tranches ou des « vocations » de psychanalyste. Les conditions plus favorables de deuil de l'analyste permettent-elles un éclairage particulier sur les effets d'une mort subite de ce dernier? Est-ce alors, comme le dit Rabenou, une perte à nulle autre pareille? Y-a-t-il, dans l'étrange aventure d'une analyse, quelque chose qui donne au deuil de l'analyste un caractère tout à fait singulier?
Le travail de deuil constitue une tentative de reprise active d'une expérience première vécue passivement : la perte inflige une douleur qui ne signe pas seulement l'effraction du moi par une force extérieure, mais aussi l'introduction d'un afflux continu d'excitations ( que Freud qualifie de pseudo-pulsion) que le moi devra métabiliser. Avant qu'il ne soit question d'internalisation, sous la forme incorporative, introjective ou éventuellement identificatoire, tous des processus actifs, il y a d'abord brèche et irruption. Ce qui s'impose, ce qui saisit le moi et le force au travail, Freud en donne une image évocatrice (que je me permets d'utiliser ici de manière plus générale qu'il ne le fait lui-même) : l'ombre de l'objet.
Mais quelle est donc la nature de cette ombre que l'endeuillé pourra transformer et qui écrasera le mélancolique? Il ne s'agit pas de tout l'objet et de tout le rapport à cet objet, mais de la part d'ombre, cette part que Freud (1915/1985) qualifie d'étrangère et haïe quand il écrit dans la foulée de deuil et mélancolie : « Ce n'est ni l'énigme intellectuelle ni chaque cas particulier de mort, mais le conflit de sentiment ressenti lors de la mort de personnes aimées et, en même temps, étrangères et haïes, qui a fait naître chez les hommes l'esprit de recherche. De ce conflit de sentiments est née en premier lieu la psychologie ». À la lumière de la perte, l'étrangeté se découpe dans la familiarité : la perte ouvre une fenêtre sur la face cachée de l'objet et de notre lien à lui.
À partir de sa conceptualisation de la séduction originaire, Laplanche (1992) insiste sur le manque de la catégorie du message énigmatique dans les propositions sur le deuil. Sous ce jour, l'énigme dans le deuil se fonde sur le message qu'a déposé le défunt et qu'il laisse en suspens : « Que veut le mort? Que me veut-il?, qu'a-t-il voulu me dire? » Étrangement, Freud (1915/1981)suggère cette quête à propos du mélancolique (« sachant certes qui il a perdu mais non ce qu'il a perdu en cette personne » (P 151). Tout en niant un pareil état de choses chez l'endeuillé ( rien de ce qui concerne la perte n'est inconscient » P.151 Le message que le mort laisse est cependant non seulement en chantier, inachevé, mais aussi traversé par la disparition du message par l'évènement de la perte.
Davantage qu'un message incomplet, il se trouve rompu, et cette rupture s'inscrit dans le message et le bouleverse. L'ombre qui se découpe dans le lien à l'objet révèle une part qui fait rupture, où l'altérité se fait d'autant plus étrangère, inquiétante, qu'elle s'échappe irrémédiablement.
Reconnaissant à l'objet différents versants.Séducteur, tel que Laplanche (1987) l 'a explicité, il est aussi agent de transformation . Sa disparition laisse à découvert l'ébranlement que sa présence provoquait. Ainsi peut-on aborder la constatation réitérée que le renoncement le plus difficile porte sur ce qui n'a pu advenir avec l'objet perdu, sur ce qui n'a pas été possible, à l'image du futur tronqué. Que dit-on alors? Les différents versants de l'objet se trouvent interpellés. D'une part, l'objet fait défaut dans son rôle transformateur de la pulsion, là où le sujet caressait la promesse d'une expansion du moi et d'une liberté pulsionnelle accrue (avec le risque que la perte de l'objet fasse figure d'interdit et de bannissement) Abraham et Torok, 1972). Mais d'autre part, en contrepoint à cette visée introjective et libératrice, s'agitent les pulsions avivées par l'objet, la part d'ombre du rapport objectal.
Cette agitation tire sa source de la déliaison active au cœur même de l'objet, traversé de ses propres énigmes et objets perdus (ce qui ouvre aussi sur toute la dimension de l'« héritage » dans la transmission intergénérationnelle des objets perdus.L'objet n'est jamais que contenant, médiateur ou facilitateur, tel que l'idéalisation nostalgique peut nous le dépeindre, et la réaction à sa perte dira l'ampleur du désordre introduit .
L'analysant qui perd subitement son analyste est confronté à toute la part d'ombre de son rapport avec ce dernier. Il est tout à coup catapulté en position tierce face à ce qui était et appelé à introjecter ce que la relation a mis en branle. C'est une confrontation massive, dans des conditions de grande passivité, à la part « étrangère et haïe » de l'objet qui fait irruption à la faveur de la brèche ouverte par la perte.
L'évènement de la perte aura certes un impact différent selon le fonctionnement psychique du patient et selon le stade de l'analyse. Mais dans tous les cas, il nous faut considérer le paradoxal phénomène du transfert et les mouvements de déliaison associés au « traitement » de ce transfert. À l'exemple paradigmatique de l'amour de transfert, ce dernier est pardoxal dans sa vérité et son artifice ( sans allusion péjorative, compte tenu des conditions mises en place pour favoriser son déploiement et son maniement). Comme pour l'objet transitionnel, il ne développe ses potentialités que dans un grand respect de l'illusion qui le sous-tend , s'avance dans le champ tendu entre l'hallucination et l'épreuve de réalité. À la mort subite de l'analyste, il y a perte dramatique de l'étayage objectal de l'aire d'illusion.
L'aire d'illusion d'une analyse se développe à partir d'une rencontre singulière reposant sur une asymétrie fondamentale (Gauthier et Coll, 1999), mise en place entre autres par le cadre. La règle fondamentale et le refus de l'analyste. La règle fondamentale et le refus de l'analyste.Le travail de déliaison de ce dernier permet alors d'approfondir cette asymétrie vers ses sources originaires, dans un lent parcours de désymbolisation et resymbolisation. Cette trajectoire s'articule à un travail externe (Roussillon, 1995) et une mobilisation pulsionnelle au service de l'introjection pulsionnelle et d'une symbolisation plus ouverte et paradoxale. Avec le décès de l'analyste, l'analysant perd le soutien de ce transit externe, avant que l'intégration visée n'ait été complétée, dans des conditions de plus ou moins grande régression et dépendance face à l'objet transférentiel.
Dans la perspecitive du transfert, que signifie l'idée du deuil de l'analyste? De qui, de quoi parlons-nous? Qu'implique le deuil d'un objet subjectif? (ce que Freud abordait sous l'angle de la relation narcissique à l'objet). Ne faut-il pas considérer que seul l'objet objectif peut être véritablement objet de deuil? Cette altérité repose elle-même sur la survie de l'objet détruit pour être (re) trouvé; ce que j'abordais précédemment sous la question de l'utilisation de l'objet. Un enjeu central de tout parcours de deuil sera ainsi le gradient d'objectivité de l'objet, la part de reconnaissance par le sujet de l'altérité de l'objet ( ou encore, de l'autre en tant que sujet irréductible à la subjectivité du premier.
Que certains patients sombrent dans le désespoir de ne pouvoir être trouvé, face à la mort de l'analyste, il faut malheureusement le concevoir surtout parmi tous ceux qui ne viennent pas nous consulter à nouveau et dont l'aire d'illusion commençait trop timidemnet à retrouver son dynamisme..
Pour les autres, la possibilité d'un travail de deuil s'articule à l'établissement de la capacité à utiliser l'analyste. Le nouvel interlocuteur devra prendre ou reprendre ce difficile parcours où seule la survie de l'objet permet de pouvoir le perdre. Ou la vie donne accès à la mort et la mort enrichit la vie, ou il devient possible de tirer l'analyste mort et de jouir de celui qui survit.
Parmi les conditions favorisant le travail de deuil, il faut aussi souligner le rôle de l'objet avant sa mort, soit la possibilité que l 'objet offre de pouvoir être perdu et remplacé--ou encore d'être objectivé, pourrions-nous dire. Le maintien du déni et de l'idéalisation par un analyste malade entrave la voie du deuil et au nouveau. La mort la plus dévastatrice est sans doute celle-là, inscrite bien avant toute mort biologique. C'est elle qui ferme l'accès à la mort et au meurtre de l'analyste, quandl'objet se veut irremplaçable et prétend au fin mot de l'histoire, sans ouvrir le chemin de l'altérité.
Que le travail de deuil mène à l'investissement d'un nouvel objet, n'est-ce pas précisément souligner l'ouverture sur ce qui peut être autre? Ne pourrions-nous pas ainsi caractéeiser le travail de deuil comme un travail de l'altérité, comme un traitement de l'altérité qui s'impose toujours par le manque? Pouvoir se détacher et conserver l'objet, avec toute l'ambiguité du processus de métabilisation du lieu à l'objet perdu, en particulier face à cette part d'ombre qui s'impose, N'est-ce pas tolérer d'introduire la déliaison au cœur de la liaison, de garder ouverte cette énigme de l'altérité, en soi et en l'autre? Freud revient, à quelques reprises dans Deuil et Mélancolie, sur l'idée d'une nécessaire épreuve de réalité, le mort est bel et bien mort.Ne s'agit-il pas surtout de prendre acte de la perte de l'objet tel que le moi l'entendait, dans la confrontation à cette part d'ombre qui « défigure » l'objet, cette part « autre » dont l'intégration altère nécessairement le sujet et le transforme?
Un analyste qui meurt subitement laisse un important travail en plan.C'est un amoureux qui disparaît au milieu de la nuit. Quelle qu'ait étél'histoire d'amour, l'analysant ne reste pas qu'avecla perte : il a été exposé à une puissante séduction et il doit maintenent en intégrer les effets. La mort impose une confrontation dramatique à l'autre, à la vie, au désir.
Notes :
1-Les termes « analysant » « analyste », « thérapeute » ou « patient », ont valeur de noms épicènes dans tout le texte.
2-L'autre situation connexe que l'on aborde le plus souvent est celle de l'impact d'une relocalisation géographique de l'analyste. Elle diffère entre autre de notre propos par la préparation généralement possible du départ et par l'absence de menace réelle pour la survie physique de l'analyste.
3- Ce qui rejoint l'expérience d'autres auteurs. Limentani (1982) parle ainside patients ayant vécu des traumatismes cumulatifs dans leur enfance, capables de reconnaître aisément leur fantaisie omnipotente d'être responsable de la mort de l'analyste, tout en ressentant qu'il s'agit d'un dernier choc dont ils ne pourront jamais se remettre (« the final shattering blow »). Certains de ces patients, dans un nouveau traitement, réagissent avec rejet et indifférence à toute allusion transférentielle. Il sera très difficile sinon impossible, selon cet auteur, d'avoir prise sur la restriction dans le registre affectif que le choc de la fin subite aura entrâinée, même après plusieurs années d'analyse.
4- La patiente de Colette Rabenou, dont nous reparlerons plus loin, demandera d'entrée de jeu sa nouvelle analyste : « Êtes-vous en état de me recevoir? »
5- En relation avec Alto dont nous parlerons plus loin, se décrivant congelée, il est intéressant de lire sous la plume de Rabenou : « il y a téléscopage entre la mort réelle de l'autre et la mort symbolique de soi-même et elle s' accompagne d'une sorte de glaciation de l'espace imaginaire et du temps.»P136
6- Green (1983) écrit aussi « c'est ici que la mort prend sa figure d'Être absolu » La vie devient équivalente à la mort, parce qu'elle est délivrance de tout désir. Serait-ce que cette mort psychique camouflerait le désir de mort à l'égard de l'objet? Ce serait une erreur de le croire, car l'objet a déjà été tué à l'orée de ce processus qu'il faut mettre au compte du narcissisme de mort » (P. 23)
7- Eissler (1977) insiste sur l 'importance que le patient puisse poursuivre son traitement avec un autre analyste alors que le premier est toujours vivant.
8- Survivre implique davantage que de ne pas appliquer de représailles . C'est aussi pouvoir accueillir le geste réparateur (Gauthier, 2003). L'objet, vu son fonctionnement psychique, fait partie des « préconditions » favorisant ou non le désillusionnement et la découverte de son altérité. Il autorise ou non, en quelque sorte, le travail de deuil. Nous y reviendrons plus bas.
9- « Ce stade --celui de l'utilisation de l'objet—ayant été atteint, les mécanismes projectifs contribuent à faire le constat de ce qui est là, mais ils ne sont pas la raison pour laquelle l'objet est là. » Winnicot, 1971, P. 126)
10-Nous pouvons ainsi demander si la mort de l'analyste ne vient pas fragiliser ou même d'anéantir l'utilisation jusqu'alors faite de l'analyste et de la situation analytique. La perlaboration dont il ne faut sous-estimer l'importance, se fonde sur l'élaboration après coup qui seule donne sa vérité à l'interprétation et à l'interprétant.
11- « Et si l'analyste est un phénomène subjectif, comment se débarrasser des rebuts (what about waste-disposal)? Winnicott, 1971, P.107).
12- Firestein (1990) compare la mort de l'analyste à celle du chirurgien qui s'effondre pendant une opération pour mettre l'accent sur les besoins du patient dans les circonstances.
13- Nous n'avons pas fini de nous étonner devant les positions que Freud adopte au sujet de la perte et du deuil. Pensons aux propos de Freud face à la réaction de son petit-fils à la mort de sa mère. Freud, laisse croire qu'un enfant de cinq ans peut n'avoir aucun chagrin au décès de sa mère, étant donné la jalousie suscitée par la naissance d'un petit frère (Freud.S.- 1920 Au delà du principe de plaisir ) À la défense de Freud, mentionnons qu'il étendra plus tard la notion de clivage à la problématique de deuil( Freud S. 1927- Le Fétichisme), rapportant son analyse de deux jeunes gens ayant nié la mort de leur père survenue en bas âge de manière similaire au déni de castration féminine par le fétichiste.
14- Pensons entre autres, aux travaux importants de Winnicott, Bion Green et Roussillon.
15- Je tiens à marquer une distinction entre l'objet transformationnel de Bollors (1987) et l'objet transformateur. Le second a une portée plus large que le premier. La fonction transformattionelle de la mère doit céder le pas à la fonction transitionnelle, à défaut de quoi l'enfant reste captif de l'objet primaire. La clinique infantile nous confronte souvent à ces enfants au fonctionnement limite dont les mères (et les pères) n'ont pu leur permettre d'investir une aire transitionnelle en s'offrant comme irremplaçable objet transformationnel (Gauthier, 2002.)
16- Dans sa pièce : La Face cachée de la lune, l'auteur de théâtre, metteur en scène et comédien Robert Lepage raconte que la face de la lune qui nous est cachée de la terre, révélée d'abord par les Soviétiques, était devenue pour leurs rivaux Américains la face « défigurée de la lune ». Dans cette pièce proche de notre propos, la lune représente la mère dont le décès récent bouscule deux frères antagonistes ( ou encore deux parts de Soi antagonistes).
Références
Abend S, M (1982). Serious Illness in the Analyst : Counter transference Considerations. Journal of the American Psychanalytic Association, 30, 365-379.
Abraham, N. et Torok, M. (1972). Introjecter-Incorporer. Deuil ou mélancolie, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 6,111-122.
Bollas, C. (1987) The transformational objet. Dans the Shadow of the objet ( PP.13-29). New- York, Columbia University Press.
Dewald. P. (1982) Serious illness in the analyst : Transference, counter-transference and reality responses. Journal of the American Psychanalystic Association,3rd 347-360.