Dans cet article Marie-Hélène Veilleux propose l’idée d’une position concrète comme manière privilégiée d’organiser l’expérience propre à certains patients souffrant d’un monde interne appauvri sur le plan symbolique. Cette position s’articule autour du concept de pulsion léthique, emprunté à Schmidt. Hellerau (2006), et qui sert à décrire l’action d’une force intrapsychique d’oubli et d’absence, conçue comme étant l’embryon de la pulsion de mort. L’auteure propose également de prendre appui tout en l’élargissant, sur la conception de Laplanche (1999) concernant la gestion du message énigmatique en liena avec la pulsion léthique de façon à mieux saisir la genèse et l’activation de la pulsion léthique, ainsi issue de la dialectique pulsion-objet, au sein de la relation à l’objet. Cette question de la relation à l’objet est aussi l’occasion d’une réflexion sur le rôle du traumatisme psychique et relationnel.
ORIGINE DES DEUX PULSIONS DANS LA RELATION À L’OBJET PRIMAIRE
La notion de message énigmatique de Laplanche (1999) nous est encore apparue utile pour pousser la réflexion entamée à partir de Schmidt Hellerau (2006). La théorie de la séduction généralisée soutient que le processus de formation du ça et de son réservoir pulsionnel est engendré par la transmission d’un contenu impensable de la mère à l’enfant. Et ce contenu est d’autant plus impensable qu’il appartient à l’inconscient de la mère. Ce message énigmatique déposé dans la psyché de l’enfant provient d’un noyau énigmatique pour la mère elle-même, dont le moi n’a pas (encore) su ni le traduire ni se l’approprier. Il origine ainsi du ça de la psyché maternelle. Le moi, même structuré, de la mère ne peut s’approprier ce message trop « étranger »; à plus forte raison, le Moi fragile et instable de l’enfant n’a pas les outils pour le décoder. Cet impensé fait par la suite pression sur l’appareil psychique : Ainsi naîtrait la pulsion, indissociable de l’objet. Mais à la différence de Schmidt Hellerau et de ce que nous endossons, Laplanche (1986) ne conçoit cependant qu’un seul genre de pulsion (libidinale) au sein de laquelle il distingue les pulsions sexuelles de vie (énergie psychique liée) et de mort (énergie psychique libre et désorganisée).
Reste que son approche de la genèse de la pulsion permet d’ajouter ceci : Si la pulsion libidinale a pour origine les messages énigmatiques libidinaux de la mère, il est concevable que la pulsion léthique puisse émerger quant à elle d’un autre type de message énigmatique, mais d’absence celui-là. Ce message énigmatique d’absence est porteur du « rien » entre nous et, partout, du « rien » en moi. Ce « non lieu » à la fois échangé, éprouvé et intraduisible entraîne un « message léthique » (énigmatique d’absence).
Dans ce cas de figure « normal », les messages léthiques, tout en effectuant une pression sur l’appareil psychique vers la recherche du non-lieu, n’empêchent pas la sédimentation des messages énigmatiques libidinaux et leur traduction. L’accumulation, « en trop », de messages léthiques a comme conséquence de rendre la traduction des messages énigmatiques libidinaux virtuellement impossible. Non seulement il y a alors activation en excès d’une pulsion léthique aux effets mortifères, mais en plus, ces effets compromettent la « libidinalisation » de l’appareil psychique. L’expérience du patient concret reste donc vide, sinon, pauvre, au milieu libidinal.
Le moi qui régresse à un mode concret s’absente de lui-même faisant face à une absence de l’autre à soi. De subie et traumatique, l’expérience devient ainsi légèrement corrigée, elle devient autre, parce qu’intentionnelle; c’est une manière de sauve-qui-peut, une façon de survivre minimalement. Cette intentionnalité inconsciente tend elle-même vers la néantisation, qu’elle « connaît » et qu’elle cherche à reproduire. Elle recherche activement ce non lieu relationnel et subjectif. Un non-lieu relationnel autant de l’objet que du sujet, intolérable pour le Moi en formation, lequel à la fois tenté d’en faire autre chose, et de le reproduire. Pour s’en protéger, le Moi archaïque devient « incapable » de s’intéresser à la traduction de l’énigmatique, “incapable” de s’intéresser à cette expérience interne d’absence. Renoncer à soi devient à la fois témoignage et réussite paradoxale pour le sujet et l’individu, et contribue également à une sortie de « projet identitaire négatif d’absence ».
Le Moi archaïque se replie vers un contenu descriptif lequel permet, entre autres, d’exprimer un déni de la possibilité même d’une énigme, laquelle serait source d’un excès désorganisant. Mais comme le développement du Moi passe néanmoins par la traduction de ce contenu énigmatique, qu’il soit d’absence ou de présence (séduction), le repli protecteur vers les modalités de la pensée concrète a comme effet secondaire d’empêcher la consolidation « en plein » du Moi. Ce qui, au départ, est un mouvement défensif vis-à-vis d’une activité pulsionnelle mortifère, elle-même une réponse à des excès d’absence devient en plus, à la longue, déficit et impossibilité de travail interne. Ces procédés se distinguent de ceux de la lignée des mécanismes d’expulsion, de rejet et de forclusions (voir Green 1983), grâce auxquels ce qui est inacceptable est placé en dehors du réseau symbolique, soit « sur » le réel, soit « dans » l’inconscient.
PULSION LÉTHIQUE ET REPRÉSENTATION
Concernant le thème de la représentation, il existe une différence réelle entre Schmidt Hellerau et Laplanche. En adoptant l’hypothèse de Schmidt Hellerau (2006, p.1084), il nous faut déduire que représentations du sujet et de l’objet existent et demeurent, mais qu’une fois investies d’un excès de pulsion léthique (et d’un manque conséquent d’énergie libidinale), elles deviennent indisponibles, reléguées dans un « oubli » léthique actif, intentionnel. Mais en suivant le modèle de Laplanche (1999), nous sommes conduits à penser que le message énigmatique léthique avorte la représentation en la rendant intraduisible, tandis que seule la partie non énigmatique (aspect concret) est traduite et donc créée.
Le débat métapsychologique reste ouvert, mais dans les deux cas, il est possible de penser que l’action léthique continue génère un effet « mortifère » potentiellement infini, donnant lieu aux représentations négatives, au soi négatif, à l’objet négatif, à l’objet perdu ou absent, aux représentations de soi et d’objet morts. Ces représentations semblent alors disparaître en une hallucination négative (emprunt à Green, 1993), devenant inaccessibles. Peu importe le modèle, il reste que les énergies léthiques en excès ont un effet de paralysie, qui pétrifie la fonction de symbolisation et ses productions, et empêche le développement du Moi et du sujet au sein du Moi.
DIFFÉRENTS DESTINS DE LA PULSION LÉTHIQUE
Tout comme la libido subit des transformations au cours de la vie psychique (pensons à la qualité tantôt narcissique, tantôt objectale, ou encore aux stades de développement), la pulsion léthique évolue, ce qui donne lieu à des changements qualitatifs, dans ses passages de la position concrète à la position schizoparanoïde, puis à la position dépressive. Cette hypothèse suppose que le destin de la pulsion n’est pas indépendant de la configuration globale dans laquelle elle se déploie. La nature première de la pulsion léthique, son facteur de départ, se manifeste comme une force silencieuse de retrait, typique de la position concrète : ralentissement, immobilité, silence, introversion, survie, digestion, sommeil, etc. en sont d’autres manifestations dans la sphère normale. C’est pourquoi la position concrète n’est pas vécue de façon agressive (même inconsciemment), mais plutôt dans le registre d’un vide, de l’oubli, de l’absence, de la perte, de la mort. Mais une fois intégrée à la position schizoparanoïde, la pulsion léthique devient ensuite une force destructrice et agressive « en plein », donnant lieu à une action plus complexe. La destructivité inhérente selon Freud et Klein à la pulsion de mort, suppose la « volonté » d’un sujet organisé, et ne peut être que postérieure à l’action léthique, version position concrète, la violence de la position schizoparanoïde peut se déchaîner, avec ses multiples remous défensifs (clivage et le reste) lorsque la pulsion d’autoconservation a pu générer un minimum de satisfaction et être source de plaisir. L’activation de la pulsion libidinale assurant une base au clivage entre « bon » et « mauvais ». Dans le cas contraire, le travail de destruction reste silencieux, « oublieux » et complètement exempt de la notion relationnelle sur laquelle une sorte de voile a été jeté.
Enfin, on peut penser que l’élément surmoïque et la culpabilité présents dans la position dépressive constituent l’étape suivante de cette complexification et de cette structuration de la pulsion léthique. Freud (1923) a relié l’action du Surmoi à la pulsion de mort, pour rendre compte de la violence du Surmoi à l’égard du Moi. Ce Surmoi œdipien au sens Freudien, qui ne peut survenir sans la mise en place de la position dépressive et sans une résolution au moins partielle de l’œdipe, nous semble donner à voir, par sa complexité et son organisation, une version plus élaborée et plus complète de ce que la pulsion léthique peut effectuer. L’élaboration tient principalement au fait que la distance que la pulsion génère ne concerne plus l’objet réel ou le soi, mais la représentation de l’objet et la représentation du Soi. La pulsion léthique, dans ce contexte, ne sert plus la destruction de l’appareil psychique, mais sa différenciation.
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