Toutes les personnes ne sont pas des personnes égales : “Tout moun pa moun”
Analyse
Ce proverbe haïtien dit bien que toutes les personnes ne sont pas sur un même pied d’égalité. Il traduit un mode de hiérarchisation des rapports sociaux structurés au cours de l’histoire autour des figures du maître et de l’esclave. La classe sociale, le nom du père, la scolarité, la couleur de la peau, le pouvoir des armes ou des esprits sont autant de référents qui différencient et rangent hiérarchiquement une personne par rapport à une autre.
En Haïti, le citadin se conçoit plus “comme une personne” que le paysan, et ainsi de suite du riche au pauvre, parents aux enfants, etc. La société haïtienne fonctionne en quelque sorte sur cette trame qui se fonde sur l’inégalité entre les êtres. Ces rapports inégalitaires prennent forme dans les institutions de la domesticité, du restavek, des travailleurs des batey en république Dominicaine, dans la famille à travers les rapports hommes/femmes, parents/enfants, etc.
D’une part, pour le travail sur la prévention du sida, tout ceci entraîne des conséquences importantes, car les femmes et les hommes, définis socialement à partir de leur sexe, sont aussi issus d’une classe sociale donnée et leur pouvoir de décision dépend aussi de l’ensemble des facteurs qui les différencient socialement.
D’autre part, la conception du tout moun pa moun peut facilement modifier la relation du médecin, de l’infirmière ou de l’intervenant en santé communautaire avec la population et le patient, en Haïti comme à Montréal. Dans le travail de prévention, les intervenants d’origine haïtienne doivent se préoccuper de ne pas reproduire ces inégalités sociales.
La famille en tant que microcosme de la société
La distribution des rôles féminins et masculins dans la famille fixe les règles de maintien et de reproduction des relations de pouvoir. Dans la culture haïtienne, la famille détient une fonction sociale extrêmement importante même si elle se heurte à un ensemble de ruptures (conjugales; entre générations, etc.) et à des formes de déstructuration comme l’éclatement du réseau familial, souvent dû aux conditions économiques difficiles ou encore à l’immigration. Elle garde encore un puissant ascendant sur la direction de la conduite de ses membres qu’ils soient conformes ou rebelles. C’est principalement dans la famille que l’éthique amoureuse et sexuelle se dessine et le processus d’identification à la mère et au père est indissociable de l’aménagement social de ces rôles dans la société.
Dans la famille haïtienne, le père est souvent absent. Cette absence marque profondément la structure des relations familiales. L’homme développe un système de relations parallèle à celui qui existe dans la famille et cette vie parallèle est constitutée d’engagements sociaux et amoureux.
À Montréal, les femmes résistent moins à l’absence de l’homme; elles se séparent plus facilement qu’en Haïti. En effet, les femmes et les enfants de la communauté haïtienne de Montréal ont accès à de nouveaux référents sociaux qui leur permettent de rompre avec les modèles familiaux qu’ils perçoivent comme relevant du passé. Toutefois, les mouvements de rupture ne se réalisent pas sans difficultés et sans contradictions, car l’aménagement de nouveaux modèles d’identification ne peut se faire en dehors de la participation des hommes.
Les unions dans la culture haïtienne
La manière de vivre les unions en Haïti est un héritage culturel qui est relativement bien conservé dans la communauté haïtienne de Montréal. Les diverses ruptures vécues dans la famille, les rapports hommes/femmes et parents/enfants n’altèrent pas encore significativement les pratiques coutumières de l’amour et de la sexualité.
En Haïti, deux formes d’union “stable” coexistent: le mariage et le “plaçage”. Le mariage surtout réalisé en milieu urbain et dans la classe moyenne et bourgeoise interdit la polygamie. Le “plaçage”, quant à lui, réfère à une pratique coutumière héritée du temps de l’esclavage et réaménagée lors de l’indépendance d’Haïti. Cette forme d’union existe grâce à des rites créoles qui se situent en dehors du système de droit.
Une polygamie en désordre
Le mariage en tant qu’institution occidentale a des règles qui ne correspondent pas tellement à la réalité haïtienne. Par exemple, sa règle monogamique n’a en rien modifié la culture créole des unions qui permet implicitement aux hommes d’avoir plusieurs femmes, fait accepté socialement. Cependant, aucune régle qui pourrait assurer les devoirs et les responsabilités liés à cette structure d’union ne régit la polygamie des hommes. Même si la pratique coutumière de la polygamie donne une valeur importante à la responsabilité de l’homme à l’égard de la femme et des enfants, tout dépend de son bon vouloir. L’infidélité de l’homme, bien qu’elle soit commentée et critiquée par les femmes, est toutefois constamment réaffirmée par l’humour sous-jacent au drame et qui, par conséquent, en minimise l’effet. De fait, la famille banalise les effets psychosociaux des pratiques amoureuses et sexuelles des hommes et, le plus souvent, les femmes acceptent de refouler leur propre désir. Par ailleurs, le mari infidèle exige la fidélité de ses femmes.
Pour l’homme haïtien, la femme représente un territoire à conquérir. À l’égal de l’argent en tant que pouvoir économique et de la classe sociale en tant que pouvoir politique, la femme est inscrite comme “bien” dans ce circuit de pouvoir. Plus l’homme haÎtien “possède” de femmes, plus il est viril et puissant socialement aux yeux de ses pairs. En effet, il faut bien comprendre que la pression sociale que les hommes exercent entre eux pour maintenir et reproduire les valeurs qui montrent leur pouvoir et le type de pression séductrice qu’ils peuvent exercer sur les femmes, pour qu’elles se “donnent” ou “cèdent” à leurs avances de conquérant, sont deux axes fondamentaux qui sous-tendent le choix de leur éthique amoureuse et du langage dont ils usent pour en parler.
Le fantasme du “maître” traverse structurellement la position que l’homme se donne par rapport à la femme. Il justifie son “vagabondage” ou son agitation sexuelle en se référant à ses “instincts.” En fait, le discours haïtien sur la sexualité revient à placer l’homme dans l’ordre de la nature et la femme dans l’ordre de la culture. L’homme haïtien vit beaucoup à l’extérieur de la maison; sa liberté et ses désirs de conquête sont aisément légitimés par la conception qu’il se fait de lui-même en tant qu’être de nature. C’est là sa nature et il n’y peut rien! Mireille Nepture-Anglade, dans son ouvrage sur le travail des femmes en Haïti, montre comment l’inégalité est profonde dans les prises en charge par les hommes et les femmes de leurs responsabilités à l’égard de leurs attentes sociales respectives. À Montréal, comme en Haïti, nous retrouvons cette inégalité entre les hommes et les femmes qui est applicable, non pas seulement à leur responsabilité économique, mais aussi à leur responsabilité psychologique et émotive à l’égard des membres de la famille.
La soumission de la femme à la règle de l’homme (et à celle de la famille élargie), son silence et l’absence de pouvoir qui ne lui permet pas de partager avec son “amoureux” (souvent le père de ses enfants) les conditions d’existence de leur relation forment donc un axe important du fonctionnement de la relation hétérosexuelle haïtienne. C’est l’ensemble de ces attitudes qui entre en jeu dans la formation et le maintien des comportements à risque.
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