PASOLINI ET LA VIE : ENTRE L’HORREUR ET L’INNOCENCE
Pasolini était animé d’un impératif catégorique de la réalité pour paraphraser l’expression de Kant, une volonté de réalité caractérise son être, son art. J’avais résolu d’écrire un texte global, organisé (structuré) sur l’oeuvre de Pasolini. Estimant qu’il restait incompris ou déconsidéré, méprisé, j’ai longtemps maintenu le projet d’écrire un texte bien concentré prétendant faire le point sur “la cohérence théorique” de l’oeuvre de Pasolini. Ce texte comportait des chapitres et des sous-chapitres dans lesquels j’envisageais d’éclaircir les concepts de répétition, de temporalité, de représentation, de régression et de situer, en les reliant, les problèmes de langue, des mythes, des rites, du pouvoir etc.... Après avoir rédigé une trentaine de pages j’ai dû renoncer à mes intentions initiales: j’avais échoué à rendre cette passion de la réalité, l’intensité explosive des idées de Pasolini. Il me semble, après ce recul, que chaque texte contient, sous une autre forme ou en vertualité, toute l’oeuvre comme si Pasolini, à chaque fois, ne pouvait que revenir sur le même objet, la même foi, la même obsession, le même désir. Chaque ouvrage m’apparaît aujourd’hui comme la palpitation d’un même coeur, d’une même vie - de la vie.
Je soumettrai donc au lecteur trois textes, trois expériences, dans le même texte. Trois rencontres avec la réalité. Comment en irait-il autrement, quand chez Pasolini la linguistique se double d’une lutte à la vie à la mort pour la Mère et la quête originale de l’objet perdu, pour la survie des dialectes; quand la psychanalyse se hisse hors de toute topique pour nourrir un enseignement de l’amour et des signes de vie, pour s’approprier la mère dans l’homosexualité et devenir, enfin épistémologie de la douleur; quand la phénoménologie est lumière, jour qui se lève sur l’innocence nue du monde, l’injustice, l’hypocrisie de la bourgeoisie que Pasolini dit une forme visible. C’est par le langage poétique, le langage de cette forterresse puissante qu’est le métaphore linguistique, où habite Dieu comme l’écrivait Walter Benjamin, que l’expérience commune, que la communication originelle libératrice deviennent possibles. Mais la métaphore, dans ses trajets, ses liaisons, ses transferts, porte toujours sur des objets, elle suppose l’ouverture du monde et son pouvoir-être; elle appelle l’inorganique, ce qui se dérobe toujours à la liaison lorsqu’elle s’éclate en une autre, le “traveling” intra-mondain des êtres et des objets. En ce sens la critique de Pasolini est positionnelle anti-positive, elle pose les objets et se pose sur eux. Elle est organique à l’inorganique, la pulsion chasse toute positivité, fuit tout enfermement, la simlitude n’apparaît que sur l’arrière-plan de la dissimilation. Seule l’intuition imaginative garantit l’unité de l’objet, comme éclair fulgurant de l’être.
La métaphore exerce un pouvoir qui est dû à sa puissance tandis que la pensée instrumentale, scientifique-logique est opération de pouvoir qui ressortit à la dette infinie que le monde contracte à son égard, pour reprendre l’extraordinaire intuition de D. H. Lawrence. L’homme ne collabore pas à l’évènement devant lequel il s’étonnera, celui-ci aura déjà été intégré dans une programmation de plus en plus conquérante, excipant de sa volonté d’universalité. La nature se dépouille devant le modèle logique et l’homme moderne s’auto-glorifie à l’idée d’organiser la nature dans un système du jugement dernier. Sa pensée appréhende des parties, des bribes, des morceaux puis les ré-intègre dans le délire programmé de la Nouvelle-Jérusalem où toute vérité sera dévoilée, toute justice restituée. Tandis que la pensée métaphorique ne connaît que des réalités physiques, les symboles, les images tourbillonnantes, qui sont tous des points rotatifs convoquant tous les sens et sollicitant toutes les énergies, pour s’éclater en d’autres points qui se donnent eux aussi comme rotatifs mais portés par d’autres flux, poussés par d’autres connexions, libérés par d’autres disjonctions, la pensée moderne linéarise, sérialise le réel dont l’unité ne sera recouvrée que dans l’Apocaplypse ou la Nouvelle-Jérusalem, c’est-à-dire la seule borne terminale du Jugement dernier. Entre temps la publicité et la propagande auront utilisé les symboles vitaux pour les déconnecter en supprimant leurs correspondances relatives, leurs flux cosmiques, pour les disposer sur les étalages pornographiques et les mettre en scène dans les grands spectacles super-techniques. Et alors l’homme n’en finira plus de payer une dette, à son tour, aux gestionnaires grands prêtres du modèle; ayant délaissé, abandonné les dieux de la nature pour pactiser avec le Dieu ultime, L’Être suprême de la technique au jugement sans appel, il aura perdu tout pouvoir. Déjà s’annoncent dans les coins et recoins de l’âme collective les maîtres de la survivance, de la soppravvivenza du survival.
À l’idéologie bourgeoise et clericale, au fractionnement mortel hypnotique de la réalité à la mise en puzzle apocalyptique du langage par les modèles universitaires et les médias d’information, Pasolini oppose l’unité du monde et des êtres que restitue le surgissement d’images oniriques et d’archétypes élémentaires barbares “brutalmente oggettivi”. S’indique alors, à nos sens, à notre désir, à notre imagination la base empirique (objectale - transcendantale) de l’expérience communicationnelle. Nous comprenons mieux maintenant pourquoi Pasolini était un hérétique, un rebelle. Dans l’horreur de la modernité, dans il grigiore del mondo, il silenzio fradicio e infecondo, la noia patrizia intorno, dans cette mortale pace disamorata où triomphent il mancar di ogni religione vera, non vita ma sopravvivenza come d’un popolo di animali, Pier Paolo Pasolini à travers les symboles poétiques concrets et la sacralité des gros plans cinématographiques rend intelligible l’histoire non dite des êtres et des objets, la pré-grammaticalité intense de la grammaire des objets parlés. C’est en ce sens que le cinéma est linguistique et que son langage est un langage de poésie qui contourne la technique et contient la tentation de restituer le monde et l’histoire sous le mode narratif dans le cadre du spectacle.
C’est pourquoi la poésie ne se vend pas à des centaines de milliers d’exemplaires, ce n’est pas un art populaire qui attire les foules. Pasolini était une Gramsci de l’être c’est-à-dire de ce qui est, de ce qui devient, de ce qui régresse et de ce qui transgresse. Tout son effort tendait à résurgir les bases empiriques de la religion. La parenté avec D.H. Lawrence est ici évidente:
“Every profound new movement makes a great swing also backwards to some older, half-forgotten way of consciousness” (Apocalypse).
Mais les bases empiriques de l’être contiennent déjà l’être et, en même temps expriment son impossible, inextinguible, désir de jaillir, d’émerger, de surgir, d’apparaître. Dans son cinéma ou dans ses poésies Pasolini appréhende l’être non dans une fluidité historique ou bien dans un réalisme formel qui fixerait un dire, une parole une pensée - mais à travers le sens. Ce n’est pas la réflexion ou la raison qui sollicite la parole communicante mais le sens en deçà de toute vérité ou de toute fausseté: Thinking beings have an urge to speak, speaking beings have an urge to think (Hannah Arendt The Life of the Mind). Dans son cinéma et dans sa poésie Pasolini nous donne à saisir la priorité de la vision, de la perception sur l’activité mentale. Penser en images c’est marcher dans la chair du monde, c’est s’étonner à chaque instant devant l’apparition de l’être. Le Thaumazein grec, l’étonnement, c’est la connaissance intuitive de la vérité, l’affirmation que l’intuition est une forme supérieure de la vérité cognitive pour rejoindre encore une fois les propres termes d’Hannah Arendt. Voilà pourquoi Pasolini était l’incarnation vivante de ce très beau vers de René Char:
Agir en primitif, penser en stratège - son archaisme et son classicisme moderne ne renvoient pas à une antiquité désuette et historiographique non plus à une culture et pas uniquement à une tradition culturelle - mais à une nécessaire régression vers les objets d’appropriation de notre culture vers ce qui a été simplifié, rendu tabou ou oublié par elle. Pasolini nous fait descendre dans la caverne des formes terrifiantes du cauchemar, des pulsions obscures, des rêves - c’est-à-dire dans les réalités psychiques de la nature elle-même.
À suivre
À suivre
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