Cette révolte est anti-technique, anti-univers de la technique; elle puise et repuise dans le peuple et son langage, dans les images et les correspondances spatiales et temporelles du sacré, si bien que le social dont parle Pasolini est un social sacré universel. Le garçon héros dans Il padre selvaggio, Davidson ‘Ngibuini, à la recherche de son identité en plein colonialisme historique suprêmement civil, aurait pu être le héros d’une borgata romana d’autrefois où un ragazzo vivait la vie dans un monde préindustriel en marge des dégradations post-industrielles du consumérisme, de l’hédonisme, de la tolérance raffinée et savamment organisée et de la drogue. Et pourtant Pasolini utilise la technique, toutes sortes de techniques, il n’y a presque pas d’oeuvres romanesques, poétiques ou cinématographiques qui se ressemblent quant à la technique utilisée.
Pasolini est un grand artiste précisément parce que l’on sent la caméra, parce que l’on élit un contact avec la forme et le procédé; la technique reste visible mais toujours subordonnée à l’intentionalité jusqu’à ce qu’elle se laisse déborder avec cette dernière par le désir, l’inconscient, la personnalité même des choses de la nature. L’innocence et la réalité, le sens et la vérité peuvent jaillir, apparaître, non techniquement, à la lumière d’un universel humain, d’une nature humaine et non sous les auspices d’un mortel universel technique totalitaire. Les contradictions, les ambivalences de Pasolini nous deviennent ainsi intelligibles: un immense et pudique désir de ne pas offenser, brutaliser, violenter et arraisonner les êtres et les choses. On comprendra donc à la suite d’Alain Bergala que la technique de Pasolini n’est pas “inscriptive” mais élective; elle est un langage qui nomme et non une force qui inscrit, la force de l’inscription étant proportionnelle à la violence exercée. On n’a pas assez noté combien cette approche de la réalité en paliers, non perforante, non sodomisante, reproduit l’attouchement de deux corps: la caméra désire atteindre l’acmé de la physis, elle vise le corps par le corps - acmé du mode physique de vivre et d’être. Les nombreuses séquences muettes de ses films attestent le silence comme parler métahistorique et explosion (violence vraie) iconographique. Écoutons ce que dit Pasolini à Jean Duflot dans les Dernières paroles d’un impie:
“quand je fais un film, je me mets en état de fascination devant un objet, une chose, un visage, des regards, un paysage comme s’il s’agissait d’un engin où le sacré fût en imminence d’explosion”.
S’il y a de la violence chez Pasolini, c’est une violence personnifiée, chargée qui, en tout cas, n’est pas nue ni anonyme ni aveugle. Il y a moins de violence dans une cascade que dans un barrage hydroélectrique tout comme il y a moins de violence dans la folie, la transgression la coazione istintuale que dans la mode, les cris stridents de majorités silencieuses et les thrillers policiers. Dans le monde poétique la violence se donne comme une réalité concrète, dans l’univers de la technique elle s’impose comme un droit. Une émancipation concédée donc fausse c’est dans cette scandaleuse dissociation-dénonciation que réside l’Empririsme eretico de Pasolini.
Comme Rimbaud, Pasolini est “torturé, broyé sur la roue du temps”, comme lui il est un paria, une anomalie “qui écrit des “livres nègres”, comme Rimbaud il aurait pu écrire “il faut être absolument moderne”, comme lui il était cet être spécial, ce phénomène, né avec chair et sang humains, mais allaité par des louves. Nul jargon d’analyse n’expliquera jamais le monstre” (Henry Miller).
Henry Miller aurait pu dire de Pasolini ce qu’il a dit de Rimbaud “l’innocence de la catastrophe rend plus que jamais nécessaire et passionnante la lecture des hiéroglyphes”, “l’usage singulier qu’il fait du symbole est le garant de son génie.” Ce symbolisme a été conçu dans le sang et l’angoisse. Ce qu’écrit Henry Miller de la modernité - “les véritables esprits modernes, nous avons fait de notre mieux pour les liquider” s’applique bien évidemment à Pasolini. Pareillement, quand Henry Miller explique avec justesse, en parlant de Rimbaud - “la violence qu’il met à se libérer des chaînes forgées par l’homme, à se dresser au-dessus des lois, des codes, des conventions, des superstitions, ne le mène nulle part” - cela rend compte aussi dans un certain sens, de qui était Pasolini.
Comme Rimbaud, Pier Paolo Pasolini a vu l’Horreur, ils sont descendus tous deux dans l’Enfer et tout deux savaient qu’une saison en Enfer vaut mieux qu’une mort vivante; si l’un a vu l’horreur putride des “marais occidentaux” l’autre a vu “un ‘era antropoligica che dissacra i dialetti”, “un incendio nell’incendio di una Nuova Preistoria” et puis encore; “Madri vili, Madri mediocri, Madri servili, Madri feroci”. Mais Pasolini a délibéré de transformer l’Enfer sinon en Paradis du moins en Purgatoire - étant bien entendu qu’il faut avoir entrevu le Paradis pour vivre dans le Purgatoire; il a choisi aussi de vivre la vie et de parler sur elle entre l’Horreur et l’innocence. Ce vers n’est-il pas tout simplement étonnant, à la manière d’un René Char - Amando il mondo che odio -?
C’est de ce Purgatoire que sont sorties le Descrizioni di descripzioni et, surtout, les remarquables Lettere luterane dont je voudrais traiter brièvement. Il s’agit avant tout de la question du Pouvoir.
Fin de la première partie
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