L’idéologie Coloriste
L’idéologie noiriste du Duvaliérisme a fait semblant d’apporter une réponse radicale à l’histoire de la discrimination raciale, qui a tant marqué la distribution du pouvoir en Haïti et ses relations avec l’Occident. L’Haïtien, très sensible à son histoire, a été en quelque sorte leurré par la semblance nationaliste de la culture duvaliériste. La parade des héros de l’Indépendance par l’histoire monumentale et l’extériorisation de la culture créole par l’histoire folkloriste ont servi de support à la simulation du nationalisme. Trouillot (1986) nous donne un certain nombre d’éléments pour mieux saisir cette tromperie.
Duvalier aurait utilisé politiquement la confusion idéologique en totalisant trois types de discours se référant à trois réalités différentes : la négritude, le noirisme et l’indigénisme. Trouillot individualise ces discours : “[...] le noirisme comme Idéologie politique (le pouvoir aux représentants épidermiques du plus grand nombre) de l’indigénisme (réévaluation de la culture nationale) et de la négritude (ré-évaluation de la Race et de toute Culture Noires)” (Trouillot 1986 : 142).
Cette individualisation des discours par Trouillot est intéressante dans la mesure où elle clarifie leurs portées dans les pratiques socio-politiques. Elle permet aussi d’émerger d’une totalisation qui a réduit et biaisé la portée symbolique des luttes fondamentales pour la construction d’une identité culturelle et nationale. En effet, la totalisation duvaliériste de ces trois discours a empêché le processus de décolonisation, qui ne demandait qu’à se produire dans la conjoncture des annés 50. Trouillot démontre le non-sens du discours sur le noirisme parce que celui-ci se réduit à une mesure superficielle de la culture nationale en ne se référant qu’au phénotype. Dégagés de cette idéologie propre à l’homme de cour, l’indigénisme et la négritude retrouvent leur pouvoir de représentation. Ce pouvoir de représentation rend possible une réévaluation de la nation et de la culture qui s’articule à la vie haïtienne dans une perspective d’un développement comme processus de différentiation : “Le préjugé de couleur existe et son fonctionnement est autonome de l’exploitation économique. Il se manifeste particulièrement dans les choix matrimoniaux qui tendent à reproduire l’esthétique mulâtriste, mais aussi à assurer la reproduction des couches dominantes à travers l’endogamie (mulâtre) ou à travers l’échange des valeurs sociales (couleur/position/revenus)” (Trouillot 1986 : 144).
Dans le fonctionnement des relations de pouvoir en Haïti, le maniement de l’art des apparences se combine à celui des armes et des esprits. La toute-puissance guerrière fortement ritualisée puise sa substance dans un rapport monumental à l’histoire. Cette deuxième catégorie d’attributs de pouvoir est plus facilement accessible aux paysans et aux démunis.
“En définitive, la nature totalitaire du régime des Duvalier parvient à provoquer un état de persécution politique collective, puisque tout Haïtien est sommé tôt ou tard de s’avouer duvaliériste pour disposer du droit de vivre sur le sol d’Haïti” (Hurbon 1987: 38)
Tout ce qui n’est pas duvaliériste est communiste. Il n’y a qu’une possibilité “d’être” qui fixe l’identité sociale. Elle se retrouve dans ce “tout” que représentait Duvalier et que l’on voit transposer dans la conception des relations de pouvoir en Haïti. Pour asseoir leur autorité, le père et le fils ont imaginé un système répressif tentaculaire. Au fil du temps, ce système a modelé le fonctionnement des relations sociales haïtiennes, traversant tout l’espace culturel, tant créole qu’occidental. L’opposition à cette culture duvaliériste n’est pas encore le signe d’une position extérieure à ses codes de conduite. Et, la résistance n’est pas plus le signe d’une non participation à cette culture; elle en est une condition de possibilité sans pour cela représenter un affranchissement.
Dès l’Indépendance s’est mise en place la trame des dispositifs et des valeurs sociales et symboliques qui ont rendu possible le type d’assujettissement que connaît Haïti. Le duvaliérisme qui s’inscrit bien dans cette histoire semble avoir conduit à leur apogée les technologies du pouvoir. Trouillot (1988) montre que cet affinement est réel : les duvaliéristes ont maintenu et affiné une “posture nationaliste et une attitude dépendante” à l’égard de l’étranger. Cette double contrainte a organisé la souveraineté duvaliériste, accentuant jusqu’à leurs limites des pratiques d’exclusions relevant de la colonisation. Duvalier est un nom propre qui caractérise l’affinement de la figure du colonisé jouant à la manière d’une commedia del arte la figure du colon. Duvalier caractérise un mouvement historique extrêmement puissant dans la culture haïtienne qui maintient l’ordre du colonialisme où la décolonisation est un désir en devenir mais insaisissable dans le présent : “Toute analyse du duvaliérisme qui présente la crise 1956-1986 comme une anomalie, et la république héréditaire qui formalisa cette crise comme une forme bâtarde de pouvoir, super-imposée d’en haut ou du dehors à la structure sociale haïtienne, par la simple force des armes, est pour le moins simpliste, au pire dangereuse. De même, tout analyse de la formation sociale haïtienne qui ne peut formuler une théorie de la genèse de cette forme de pouvoir, au-delà des attributs personnels, nous condamne à répéter le duvaliérisme” (Trouillot 1986: 16).
Au lendemain du 7 février 1986, la paysannerie, comme toutes les classes sociales en Haïti, se confrontent (lucidement ou non) au mode de fonctionnement des relations de pouvoir qui est en vigueur dans la société.
Le duvaliérisme a pénétré puissamment la culture parce qu’il s’est imposé de façon totalitaire comme axe central de définition de la personne et des groupes sociaux et religieux. Aujourd’hui encore, l’Haïtien, à Port-au-Prince ou ailleurs dans le pays, en est réduit à s’affirmer par rapport à cet axe central d’identité. Il se définit au dedans de cette forme de relation ou se définit en tenant une position d’opposition ou de transversalité ou de rupture ou de connivence déguisée ou de bordure. Qu’importe la nature de son affirmation, elle est contrainte de se définir par rapport à cet axe qui totatlise les identités. Le totalitarisme absorbe les individualités (personne ou groupe), et les hommes de pouvoir qui s’appuient sur cette forme pour gouverner la conduite des autres craignent au plus haut point la pluralité des êtres. Dans cette perspective de crainte, le duvaliérisme a imaginé des dispositifs de pouvoir capable d’annihiler les possibilités mêmes de l’émergence de formes pouvant se définir hors de son idéologie. Ainsi, l’opposition à l’ordre duvaliériste peut certes le renverser mais il n’est pas encore l’indication d’une métamorphose sociale et culturelle.
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