Il faut d’abord reconnaître en chacun d’eux les trois sortes de phénomènes qui s’observent dans la plupart des faits de notre vie intérieure : phénomènes organiques, phénomènes psychologiques et phénomènes sociaux.
Les deux premiers sont assez faciles à discerner. La peur s’accompagne de tremblements, de sueur; elle rend incapable de faire certains gestes : elle fait perdre la maîtrise, non seulement de ses mouvements, mais plus encore de ses pensées, la raison n’exerçant plus son contrôle sur l’imagination affolée. Dans le jeu, la raison est, au contraire, très active, mais au service de la passion, sans cesse en quête de motifs qui justifient le joueur, de moyens de trouver l’argent nécessaire; mais si le joueur est si fatalement attiré vers la table où la sagesse devrait lui dire qu’il perdra, n’est-ce pas à cause de ce délicieux frisson qui parcourt ses membres durant les quelques secondes qui décident de son sort, à cause de ces alternatives de tension et de détente de tout son être? Quant à la tristesse, si les représentations y prédominent, les éléments organiques n’y manquent pas : on y constate un ralentissement général qu’il serait aisé de faire voir dans toutes les fonctions vitales, une vraie sensation d’abattement et de misère physique.
L’existence du facteur social, au moins dans un grand nombre de faits affectifs, est plus délicate à constater.
Dans la façon dont je fus pris par la passion du jeu, l’influence importante exercée par la société saute aux yeux : si j’ai été amené à risquer mon argent, c’est que, des lecteurs de romans, il m’était resté l’impression que le jeu est un plaisir délicat, supérieur, réservé aux gens qui sortent du commun; c’est un jugement collectif et non un jugement personnel qui déterminait mon acte. L’influence de la collectivité est encore sensible dans la valorisation des angoisses du joueur et des frissons qui parcourent son corps : ces incertitudes, cette fièvre, ne sont pas agréables par nature; elles sont plutôt désagréables; l’agrément qu’elles nous causent résulte de l’éducation reçue de la société.
Il en est de même, du moins en partie, dans le cas de la tristesse causée par la mort de mon grand-père. S’il y a, en effet, quelque chose de naturel et comme d’instinctif dans l’attachement de la mère pour son enfant, l’attachement des enfants à leurs parents et, à plus forte raison, à leurs grands-parents est une création de la société. Nous avons été imbus, dès notre enfance, de l’esprit de famille; on nous a répété qu’il fallait respecter les vieillards et qu’un grand-père n’est que bonté pour ses petits-enfants… : sans l’éducation reçue, mon grand-père m’eût été à peu près indifférent. De plus, cette tristesse ne m’était pas propre : elle était partagée par toute la famille et tous ses amis; bien plus, ceux qui, dans le long défilé qui accompagnait mon grand-père au cimetière, n’éprouvaient pour lui qu’indifférence devaient cependant, dans les relations qu’ils avaient avec nous à la suite de notre deuil, couvrir en quelque sorte leur visage et leurs paroles d’un léger voile de tristesse, s’ils ne voulaient pas paraître manquer de savoir-vivre. Comment ne pas être triste quand on ne voit que visages pleureurs? Il est bien rare que l’homme ait une tristesse solitaire. Pour moi, je crois n’avoir éprouvé que très rarement de sentiments strictement personnels : c’est l’écho des sentiments d’autrui qui renforce les miens, quand les miens ne sont pas un simple écho.
Dans la peur, au contraire, il semble bien que nous ayons un état affectif assez imperméable à l’influence de la collectivité. C’est que la peur est une manifestation d’une tendance essentiellement personnelle, l’instinct de conservation. Et cependant, je dois bien le reconnaître, un primitif n’aurait pas éprouvé, dans la même circonstance, une peur identique à la mienne : ce sont les récits de nos voisins, c’est trop évident, qui ont alimenté mon imagination; mais combien ai-je inconsciemment emprunté aux romans que j’ai lus, aux films dont les images se sont fixées dans mon esprit?
* à suivre *
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