Une question se pose maintenant : de ces éléments, quel est le plus important? Quel est celui qui est essentiel, c’est-à-dire qui commande les autres et sans lequel il n’y aurait plus de phénomène d’affectivité?
Sur l’explication dernière de l’affectivité, les psychologues se divisent, attribuant le premier rôle à l’un tantôt à l’autre des éléments que nous avons discernés dans tout fait affectif.
Le sens commun et la psychologie classique qui en dérive fait dépendre l’affectivité des représentations : c’est la vue, réelle ou imaginaire, du danger qui provoque la peur; ensuite, la peur provoque les troubles organiques de la sueur froide, du tremblement, des battements de cœur. Que faut-il penser de cette explication?
Normalement, l’émotion débute par une représentation : tout le monde l’accorde. Mais la question est de savoir si l’émotion suit immédiatement la représentation, ou si elle ne vient qu’après le déclenchement des troubles organiques. Il semble bien que la tristesse de la mort de mon grand-père n’a pas attendu la conscience de l’abattement physique causé par ce malheur; il est du moins certain qu’elle en a été singulièrement renforcée. En tout cas, le frisson du risque me paraît bien faire partie intégrante de l’émotion du jeu de hasard. Quant à la peur, on ne peut pas nier, semble-t-il, que les troubles organiques constituent son élément essentiel : ce sont ces troubles qui entraînent l’affolement de l’imagination par laquelle la raison et la volonté sont débordées; la maîtrise des mouvements et le fonctionnement régulier de l’organisme sont incompatibles avec la peur.
La théorie psychologique pourrait peut-être rendre compte des états affectifs calmes, comme le sentiment esthétique ou la sympathie : elle ne peut pas expliquer les états affectifs violents; comme l’émotion et la passion.
Ces états affectifs forts sembleraient s’expliquer plus facilement par la théorie physiologique à laquelle la forme paradoxale que lui a donnée William James a valu une certaine célébrité : l’affectivité n’est que la conscience de l’état de l’organisme; pour le sens commun, je tremble parce que j’ai peur; pour William James, j’ai peur parce que je tremble. L’affectivité suit donc les troubles organiques; elle n’est, en définitive, que la prise de conscience de ces troubles.
L’argument majeur des partisans de cette théorie est qu’il est impossible d’imaginer une émotion sans quelque modification de l’organisme : une peur sans tremblements, sans sueur froide, sans arrêt ou accélération des mouvements du cœur ou du rythme de la respiration se réduirait à la simple idée d’un danger; ce ne serait pas une véritable émotion. On ajoute aussi qu’il est facile de provoquer ou d’arrêter une émotion par des moyens purement physiologiques, comme un changement d’attitude, l’injection de certaines substances telles que l’adrénaline; les lecteurs de Baudelaire savent les « paradis artificiels » que se créent les mangeurs de haschisch.
Ce n’est pas sans utilité que William James a rappelé le rôle primordial des modifications organiques dans l’émotion et dans l’affectivité en général : ce rôle, si bien marqué par Descartes, avait été peut-être un peu trop oublié. Il n’y a jamais d’état affectif fort sans un accompagnement physiologique. Mais tout état affectif, même le sentiment le plus délicat, est-il la simple conscience d’un changement corporel? James lui-même n’avait cru, tout d’abord, pouvoir donner à sa théorie une telle généralité, et les faits semblent bien nous imposer la même réserve : le respect admiratif que j’éprouvais pour les joueurs de mes romans, le plaisir que je prenais à écouter les histoires de mon grand-père, n’étaient ordinairement accompagnés d’aucune modification sensible de mes fonctions organiques, et cependant ce n’était pas de pures idées. Inversement, les troubles organiques ne suffisent pas, à eux seuls, à provoquer l’émotion : que de fois, après une course folle, je me suis arrêté hors d’haleine, le cœur battant, mes jambes flageolant de fatigue, et cependant parfaitement calme. Si parfois une émotion s’est greffée sur ce désordre de mon organisme, c’est que quelque pensée absurde avait suscité en mon âme une vague crainte : je m’étais représenté ainsi recru de fatigue, poursuivi par des bandits et incapable de fuir. Enfin, rien ne prouve que, entre la perception du bien ou du mal qui nous arrive et les troubles organiques qui suivent, il n’y ait pas toujours quelque sentiment. S’il n’est pas toujours conscient, ce sentiment peut être inconscient : n’est-ce pas un sentiment inconscient qui, dans les jours de deuil, me maintenait dans un état de tension organique qui me déprimait?
* à suivre *
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