Considérons maintenant le deuxième grand défi à relever au troisième âge, la seconde tâche développementale propre à cette étape du cycle de vie : maintenir un système d’appartenance sociale toujours aussi fort malgré les obstacles qui s’y opposent.
La retraite dont il est ici question concerne toutes les personnes vieillissantes, et pas seulement celles qui sont sur le marché du travail : prise dans son sens général, elle désigne l’obligation d’abandonner graduellement ses activités dans la société à cause du vieillissement. Chacun vit sa retraite particulière et surtout avec sa mentalité bien à lui. Il y a autant de styles de retraite qu’il y a de retraités. Mais quand on y regarde de près, on se rend compte qu’on peut ramener tous les retraités à deux grandes catégories : il y a ceux qui, en prenant leur retraite, sont descendus du train, et il y a ceux qui ont simplement changé de siège à l’intérieur du train. En d’autres termes, il y a la retraite de type retrait social et il y a la retraite de type adaptation de la participation sociale.
La retraite de type retrait social peut être néfaste, du fait qu’elle risque fort de compromettre notre appartenance sociale. En effet, lorsqu’elle est prise dans une mentalité de retrait social, la retraite affecte bien plus que notre relation au marché du travail. La diminution du sentiment d’appartenance qui en résulte est ressentie comme un retrait du courant de la vie de notre groupe d’appartenance. Plus profondément que sa dimension sociale, l’enjeu de la retraite recèle en réalité une dimension existentielle. Au-delà d’une redéfinition des rapports de l’individu avec la société, la retraite nécessite une redéfinition de ses rapports avec le courant même de la vie.
On voit immédiatement l’importance d’accomplir la seconde tâche développementale du troisième âge pour apprivoiser la vieillesse et bien vieillir. La perte de l’appartenance sociale débouche en effet sur les deux aspects les plus pénibles du vécu des personnes âgées : l’ennui et la solitude. Le mot d’ordre ne devrait-il pas être : « si vous voulez bien vivre votre retraite, ne vous retirez jamais ! »
Mais comment faire? La solution n’est pas de continuer à être actifs dans la société, mais de continuer à s’intéresser à la vie de la société.
Il faut, bien sûr, encourager les activités des personnes âgées. Mais ces activités tirent leur valeur de stimulation non pas du fait qu’elles sont des activités, mais du fait qu’elles ont du sens pour la personne qui les accomplit. Ce sens peut prendre toutes sortes de physionomies d’un individu à l’autre, mais il correspond toujours à un même dénominateur commun : c’est une forme de communion au courant de la vie. La plupart des gens du troisième âge se plaisent à décrire leurs nombreuses activités comme s’il suffisait d’être actif pour réussir cette étape du cycle de la vie… et par conséquent pour apprivoiser la vieillesse. Pour éviter de se faire illusion, il leur suffirait de se poser une très simple question : « est-ce que je suis actif pour tuer le temps, ou pour le remplir? » Il pourrait même arriver que le vieillissement de l’organisme ou la maladie rende impossible toute forme d’activité. Mais il serait encore possible de conserver son sentiment d’appartenance sociale parce qu’il serait encore possible de s’intéresser à la vie de la société.
D’après son étymologie latine, s’intéresser (inter-esse) signifie « être dans ». Dire qu’on s’intéresse à une personne, à une chose ou à un événement, c’est faire référence à une certaine qualité de présence par laquelle on supprime toute distanciation pour considérer de l’intérieur l’objet de l’attention. Aussi faut-il considérer que le secret de l’appartenance sociale réside dans l’aptitude à s’intéresser au courant de la vie de son groupe d’appartenance. L’appartenance sociale reste possible malgré le vieillissement, puisqu’elle réfère non pas à une somme d’activités mais à une certaine qualité de présence.
C’est ainsi qu’il faut au troisième âge apprivoiser la vieillesse : en modifiant son système de valeurs et en redéfinissant son appartenance sociale, chacun peut à travers les écueils du vieillissement trouver le chemin qui va lui apprendre à vivre à fond l’expérience d’avoir cet âge. Mais pour cela, il faut y croire. Il faut croire en la vieillesse. La vieillesse n’est pas différente des âges précédents de la vie : elle ne livre ses richesses qu’à celui qui sait les conquérir de haute lutte, avec courage et persévérance. Mais à ce sujet, combien de vieillards nous répondent tristement : « je voudrais bien aller chercher les richesses que la vie a déposées pour moi dans l’étape de ma vieillesse… mais voilà, c’est cela mon problème, elle n’y a rien déposé ».
Pour aider les personnes âgées à bien vieillir, il faut d’abord les aider à croire en la vieillesse. Comment? En y croyant soi-même. Impossible pour une personne âgée de bien vieillir si elle n’attend rien de la vieillesse; mais comment pourrait-elle être convaincue que cet âge lui offre encore des promesses de vie si elle est seule à l’espérer, que personne autour d’elle n’y croit? Quel que soit notre âge, jeunes ou vieux, pour croire en la vie, il faut être porté par un groupe d’appartenance qui y croit aussi.
Toute la société est interpellée par cette attente des aînés, et la famille l’est en priorité, mais les professions d’aide le sont à un titre particulier. Pour aider les personnes âgées à bien vieillir, il faut leur dispenser des services appropriés, mobiliser leur environnement en leur faveur, leur fournir une assistance psychologique adéquate, à elles et leur entourage, tout cela puisant son efficacité dans notre foi en la vieillesse. Si nous ne croyons pas en la vieillesse, toutes nos interventions professionnelles, si compétentes soient-elles, ne peuvent qu’aider nos aînés à durer. Elles ne les aident pas à vivre.
* à suivre *
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