L’une des seules choses qui reste à l’homme immigrant après s’être arraché à sa terre nourricière, après avoir abandonné son emploi, son statut, ses repères, ses liens les plus significatifs avec son milieu d’origine, c’est l’impérieuse responsabilité qu’il assume à l’égard des membres de sa famille partis avec lui, et qui est ravivée dans une période de bouleversement intense. C’est son autorité légitime et instituée auprès d’eux, inscrite profondément dans sa culture et son identité, à laquelle est rattaché son sentiment de dignité. Or le nouveau contexte social, économique et culturel vient remettre peu à peu en question ces prérogatives ainsi que leur reconnaissance par les autres membres de sa famille.
Une étude montréalaise basée sur des exemples cliniques (Scandariato) décrit les caractéristiques importantes liées à la fragilisation de la fonction paternelle en contexte migratoire. D’abord, le père n’est plus l’intermédiaire entre sa famille et l’environnement. Ce sont plutôt les enfants qui vont assumer ce rôle, étant plus rapidement acculturés que leurs parents et maîtrisant souvent beaucoup mieux la langue du pays d’accueil. De plus, n’étant souvent plus le seul à travailler, il ne peut plus assumer à lui seul le rôle de pourvoyeur au sein de sa famille. En outre, alors que le père devrait être « la pierre angulaire des identifications » en intégrant sa descendance dans une généalogie et un système d’appartenance, il se trouve dans un nouveau pays, privé de son réseau social d’origine et où l’identité familiale n’est plus inscrite dans le patrimoine historique. Enfin, la société québécoise, basée sur des principes d’égalité et d’autonomie individuelle, remet souvent en question son autorité et certains de ses comportements à l’égard des autres membres de sa famille, jugés trop sévères ou coercitifs. Les normes québécoises en matière d’éducation des enfants soulignent l’interdiction de toute forme de correction physique et autorisent un interventionnisme étatique qui peut aller jusqu’à séparer les familles lorsqu’il y a des abus, ce qui donne à certains hommes immigrants le sentiment d’être limités ou même bafoués dans l’exercice de leur autorité parentale. Ils sont alors tentés de démissionner de leur rôle de parents-éducateurs.
D’autres études ont aussi relevé des indices de cet établissement du rôle du père au sein de certaines familles immigrantes (Schnapper; Bibeau et al.). Pour sa part, Hammouche s’est intéressé à l’effet de la nucléarisation de la famille maghrébine immigrée en France sur la gestion de l’autorité paternelle. Privé de la société traditionnelle patriarcale du milieu rural d’origine, le rôle du chef de famille n’est plus aussi manifeste; le père n’est plus a priori l’intermédiaire entre sa famille et l’environnement. Alors qu’auparavant, les règles qui régissent les statuts, les rôles et les rapports entre les différents membres de la famille, étaient bien définies, solidement instituées et rarement remises en question, celles-ci deviennent subitement sujettes à la justification – les nouvelles structures sociales ne les autorisant plus explicitement, les décourageant parfois. Sans période de transition, les positions de chacun dans l’organisation familiale s’improvisent et se renégocient au gré des nouvelles contingences sociales et économiques. Au sein d’une société moderne où les liens familiaux sont désacralisés et où l’accent est mis sur l’individu et sa liberté de choix, le rôle traditionnel de chef de famille est considéré comme un frein à l’épanouissement de la conjointe et des enfants. Hammouche soutient même que l’homme-mari- et père – étant souvent considéré comme le gardien de la tradition dans les communautés maghrébines immigrées en France, s’intégrer correspond alors pour les autres membres de la famille à se « libérer » de lui, voire à le considérer comme un enfant qui doit tout réapprendre.
Cette dissolution brutale de la fonction paternelle s’accompagne aussi de gains pour les femmes qui consistent surtout en leur possibilité d’ascension socioéconomique et à l’existence de recours légaux et communautaires dans la société québécoise. Cela se traduit par une transformation des rapports de pouvoir au sein du couple, ce qui provoque, chez beaucoup d’hommes immigrants, le douloureux sentiment d’avoir perdu leur statut au sein de leur propre famille (Bibeau et al.).
Lors de l’activité de groupe effectuée avec les pères immigrants de Côte-des-Neiges (ci-haut mentionnée), cette question de la perte de l’autorité masculine a surgi spontanément dans les échanges. Ces hommes tentent de comprendre et de s’ajuster aux nouvelles réalités. Ils restent néanmoins déchirés entre deux désirs : celui de s’insérer avec succès dans la nouvelle société – ce dont dépend, le plus souvent, le succès du projet migratoire – et celui, non moins intense, de conserver continuité, sens et dignité dans leur rôle. Dans leurs discours mêlés de contradictions, ils disent accepter certains efforts et sacrifices au nom du projet familial, au nom de l’amour porté à leur conjointe et à leurs enfants pour lesquels ils ont émigré. Mais on sent dans le même élan qu’ils sont touchés dans leur identité profonde, dans leur estime d’eux-mêmes, un peu comme s’ils avaient l’impression de perdre l’emprise sur leur propre famille, de ne pas être en mesure d’accomplir leur rôle, de ne pas se conformer aux préceptes implicites du noyau dur de leur culture. Peut-être sentent-ils qu’ils sont en train de perdre la seule source de gratification, la seule promesse de dignité qu’il leur reste depuis leur arrivée au pays? Ou encore qu’ils perdent la face devant leur communauté d’origine, devant leurs ancêtres défunts?
La résolution de ce conflit intérieur ne se fait pas en ligne droite mais plutôt en spirale et s’accompagne le plus souvent de crises répétées, de résistances diverses et de retours en arrière vers une recherche constante d’équilibre. De ce point de vue, ces derniers éléments ne doivent pas être considérés comme des signes d’une mauvaise adaptation ou comme un refus systématique des valeurs de la société d’accueil, mais plutôt comme des étapes normales d’un processus lent et complexe menant vers une stabilisation nouvelle, fonctionnelle et dynamique (Barudy) comme « des projections vers l’avenir d’une autonomie à la fois retrouvée et renouvelée » (De Rudder et Giraud). Toutefois, il est clair que ce chemin difficile peut parfois déraper vers toutes sortes de débordements et menacer grandement l’unité familiale et le bien-être de chacun des membres. Parfois, le couple ne parvient pas à développer de nouvelles formes de communication et à négocier de nouveaux rôles et de nouvelles responsabilités; chacun se rebiffe et durcit ses attitudes; les frustrations s’accumulent; les tensions et les conflits familiaux naissent, s’organisent et, sans l’intervention régulatrice du réseau familial ou de voisinage, explosent en violence conjugale et familiale ou en destruction de l’unité familiale (Juteau; Bibeau et al.,). À partir de là, un constat s’impose : les crises susceptibles de mettre en péril l’équilibre de ces familles en processus de renégociation des rôles doivent être endiguées et, pour cela, les membres les plus influents ont un grand besoin d’être accompagnés.
* à suivre *
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