Dans les familles immigrantes, l’écart intergénérationnel est particulièrement important puisqu’il se double d’un conflit culturel, l’acculturation étant vécue à des rythmes différents par les uns et par les autres (Bibeau et al.). D’un côté, les parents tentent de communiquer à leurs descendants certains principes, attitudes, valeurs et croyances culturelles qu’ils jugent important de transmettre tout en étant eux-mêmes soumis à un processus d’acculturation. De l’autre côté, les enfants, s’imprègnent des valeurs québécoises à l’école puis, de retour à la maison, s’indignent devant certaines traditions qu’ils jugent trop exigeantes ou carrément désuètes. Cependant, si les études reliées à ce champ se centrent beaucoup sur l’expérience de la biculturalité des enfants et des adolescents (Tap et Kerbel; Malewska-Peyre et al.), il en existe peu qui accordent une place spéciale au vécu des pères.
Pourtant, les pères immigrants ont des préoccupations très grandes et bien particulières pour leurs enfants. Nous parlons ici non plus du sentiment d’être père, d’incarner l’autorité dans la famille, lequel est déjà malmené par la situation d’immigration. Il s’agit cette fois du sentiment impérieux, du désir intense de transmettre l’héritage culturel des ancêtres à sa descendance (dont notamment les préceptes culturels à la base de la différenciation des rôles selon le genre) ou, dit autrement, de la crainte que des siècles d’évolution sociale et culturelle ne s’évanouissent en seulement deux ou trois générations. Or, peu à peu, alors que les enfants grandissent, les parents réalisent que le succès du projet migratoire comporte un prix amer : « Dans le regard de ses enfants, l’immigrant lit le déclin prochain de tout un monde qu’il a eu tant de peine à défendre et à maintenir » (Abou).
Au cours de l’activité de groupe effectuée avec les jeunes pères immigrants (précédemment citée), le thème des relations parents/enfants était celui qui revenait le plus souvent dans les discussions. Ces hommes qui se souvenaient sans rancune des fessées « méritées » pour avoir désobéi à leur père ou à leur mère quand ils étaient jeunes, qui se rappelaient du respect inconditionnel qu’ils vouaient aux figures d’autorité (parents, professeurs, aînés), ces hommes, aujourd’hui, en Amérique du Nord, sont les témoins horrifiés de jeunes qui résistent à l’autorité des adultes, qui s’adonnent à certains comportements leur paraissant abusifs (drogue, expériences sexuelles précoces, délinquance, itinérance, suicide), bref qui leur semblent laissés à eux-mêmes et soumis à aucune discipline. Ces impressions – parfois faussement exagérées – ont un impact considérable sur certains hommes immigrants portés à croire que leurs jeunes feraient de même si on les laissait s’intégrer au pays (Bibeau et al.); ils sentent que la prédominance des valeurs de liberté et d’autonomie individuelle propres aux sociétés modernes peuvent conduire vers des dérapages (négligence parentale, promiscuité sexuelle, désinvestissement familial, arrogance envers les parents) en accordant un pouvoir démesuré aux mineurs. Qui plus est, l’importance accordée à la négociation et au respect inconditionnel de l’enfant ainsi que l’interdiction stricte de la punition corporelle qui prévalent au Québec, peuvent être perçues par certains pères immigrants comme une interdiction pour eux d’éduquer leurs propres fils et filles avec les seuls moyens qu’ils connaissent (Scandariato); ils craignent alors amèrement de perdre progressivement et totalement l’emprise qu’ils ont sur eux. Cette réalité leur est d’autant plus navrante que ces derniers sont souvent considérés comme les véritables symboles du projet migratoire. En effet, les immigrants n’affirment-ils pas avoir pris la décision de partir pour l’avenir des enfants? Les sentiments et les attitudes des pères immigrants à l’égard de leurs enfants sont alors parfois teintés d’une ambivalence qui peut être difficile à gérer dans le quotidien et conduire, là encore, à certains débordements.
* à suivre *
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