L’ambiguïté du désir
« Le meilleur moment de l’amour, c’est quand on monte l’escalier », disait Clemenceau, qui avait bien de l’esprit, il est trop évident que la réalisation imaginaire peut être plus riche que la réalité consommée. D’où cette coquetterie qui consiste à faire durer le désir. Mais le désir lui-même est un escalier; il a ses rythmes : on ne peut s’arrêter longtemps à chaque marche; le désir est un intervalle : il faut assortir cet intervalle des multiples jeux de l’amour. La caresse intervient ici comme investissement narcissique du désir et le décor fait au désir sa demeure. Ne nous croyons pas hors du décor. Il est aboli par le plaisir, non par le désir, en tout cas incomplètement. Le désir est aussi une expérience esthétique. À la sexualité qui est une réalité cosmique, la nature donne l’avantage de la fusion symbolique de l’être et du monde. Il n’est pas de plus belles noces que celles des corps, des plages et des forêts. De tous les décors de l’amour, le plus commun est le plus triste, le plus dépersonnalisant, le plus banalisant. Il faut, pour nier le décor, être bien sûr de soi et de l’autre. Combien d’amours sont mortes, en montant l’escalier! C’est le propre des tentatives qui se veulent absolues de se casser sur le décor. Il faut pour défier l’esthétique être follement amoureux, ou complètement aveugle. Alors, le carré de sol nu, comme l’automobile la plus banale devient écrin de joie, île dérivée, alcôve moderne, palais de cristal, tapis de prière, vaisseau cosmique. Il y a une autre esthétique propre au désir, mais elle est, avant tout, une esthétique intérieure. Elle s’exprime par le baiser qui est l’orchestration symphonique du désir et traduit en langage corporel les infinies variations de « l’énamourement »…
Le désir tient sa fragilité du fait qu’il est essentiellement relationnel : il s’accorde à un autre désir. Il lui emprunte sa force et sa sécurité, mais il lui est, en quelque sorte, suspendu. Dans la mesure où la relation est authentiquement une diade, union intime de deux personnes elle vise à une double reconnaissance : en amour tout doit être l’objet de partage : le désir, le plaisir, l’aventure et l’intériorité, toutes expériences problématiques faites d’inventions successives.
S’il permettait de rester intelligent, le désir serait peut-être pour l’homme et pour la femme un peu moins angoissant. Mais le désir rend parfaitement idiots les êtres intelligents. Le désir est bête; il faut être supérieurement intelligent pour accepter d’être bête. Le désir est une polarisation du champ de la conscience, alors que le plaisir en est une expansion. Tout se passe d’ailleurs comme si une telle expansion avait besoin de cette focalisation préalable. Les vaniteux fument pendant le désir, et les philosophes philosophent. Ils ont peur d’avoir l’air hébété. Ils préfèrent se démettre que se soumettre et ils se quittent les uns et les autres avec des pauses intelligentes, plutôt que de se réunir dans les ténèbres de l’instinct.
Sois bête et tais-toi, dit le désir. Mais l’intelligence ne se laisse pas endormir. Je ne pactise pas, dit l’intelligence, je représente l’ordre, la raison, la véritable sexualité humaine…Je pense, donc je suis…Nous en resterions là si Dieu, qui est un grand désirant, n’avait donné au désir humain une biologie hormonale et instinctuelle capable de passer outre aux interrogations de la psyché.
L’interrogation, c’est l’orgueil de l’espèce. Le désir intervient comme un briseur d’interrogations. Il faut pour passer du désir au plaisir que le niveau émotionnel submerge pour un moment le niveau rationnel. On ne rationalise pas le désir. L’ambiguïté du désir vient de l’obscurité qu’il jette sur l’intellect. Le miracle de l’amour est l’acceptation de cette obscurité comme lumière. Hors l’amour, le désir incarne la force de l’espèce. Dans l’amour, l’espèce investit la force du désir. Celui-ci perd alors son ambiguïté et justifie le double abandon à l’émotion extatique.
Le désir comme choix est de l’ordre du paradoxe. On peut certainement énoncer sans crainte de beaucoup se tromper : « dis-moi comment tu fais l’amour et je te dirai qui tu es », mais on ne peut pas étendre cet aphorisme au désir. Le désir est, à première vue, peu compréhensible dans ses choix. Il y a certainement une référence inconsciente, à une expérience de l’enfance, mais il est rare qu’elle soit retrouvée par une recherche consciente. La première émotion et la première expérience prennent ici toute leur valeur. Tel qui aura été initié par une femme noire, se montrera inhibé devant la femme blanche…Quant aux malades – ils sont nombreux – ils recherchent à vivre dans des circonstances identiques un affect déterminé qui aura traumatisé leur psychisme (scène de violence, d’exhibition, de sadisme ou d’inceste). Tel malade cité par Steckel ne retrouvait la preuve de son désir qu’en écoutant une sonate pour piano et orchestre qui avait préludé à ses premières expériences. En dehors de ces caricatures, le désir se cache et se cache bien.
Le coup de foudre est une expérience privilégiée où, d’emblée, une attirance incontrôlée jette l’un vers l’autre deux êtres que rien ne préparait raisonnablement à cette double électivité. S’il n’y a pas une « erreur d’astres », cette rencontre paradoxale du désir peut être le prélude d’une double révélation et néantifier de part et d’autre toute expérience préalable au profit d’une expérience de l’absolu qui reste, dans la nature et dans l’ordre de l’humanité, une grâce d’une extrême singularité.
Les mathématiques peuvent tout expliquer, sauf l’amour. Ainsi, a-t-on coutume de dire que les extrêmes s’attirent et qu’il est bon de se compléter. Rien n’est plus faux, hors le domaine de la curiosité qui jouxte d’assez près celui de la perversion. Il faut se ressembler pour bien s’entendre. La réussite du plaisir, le secret du désir qui la précède, le cas heureux parmi les meilleurs, c’est la rencontre de deux identités inconscientes, de deux êtres semblables au niveau inconscient. Telle est la similitude, qui n’est pas une complétude. + et + donnent +; + et – donnent -. On ne se complète pas, on se prive l’un l’autre si l’on se dissemble au point de chercher à se compléter. Lawrence l’avait remarqué : « L’union de deux êtres est vouée à l’échec si elle est un effort pour se compléter l’un par l’autre, ce qui suppose une mutilation originelle. »
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