ROUSSEAU ET LE SENTIMENT DE LA NATURE
On discute encore quelquefois l’inutile question de savoir qui des deux, de Diderot ou de Rousseau, a comme qui dirait le premier, « retrouvé » cette idée de « nature » contre laquelle trois ou quatre générations d’écrivains et de penseurs avaient jusqu’à eux si vigoureusement réagi? Admettons que ce soit Diderot, et, aussi bien, puisqu’il en a revendiqué la gloire, admettons qu’il ait « pâli » sur les premiers ouvrages de Rousseau, il eût donc bien fait, en tout cas, de nous expliquer comment aucun de ses ouvrages à lui, Diderot, n’a produit la même impression « d’admiration et de terreur universelle » que les deux premiers discours de Rousseau.
Mais la vérité est qu’en s’emparant de cette idée de « nature », Rousseau en a saisi toutes les conséquences, y compris celles que l’imagination trop fuligineuse et trop prompte de Diderot n’avait point vues; il l’a faite sienne, vraiment sienne, à sa date, et l’échauffant alors de l’ardeur de ses haines, de ses rancunes, de son orgueil, l’enrichissant, pour ainsi parler, de sa propre substance, et lui communiquant la flamme de son éloquence et de sa passion, il lui a donné un degré d’importance et une vertu de contagion qu’elle n’avait encore jamais eus.
Brunetière voit dans ce principe : Suivre la nature, un renversement total des principes de l’art, de la marche individuelle et sociale.
« Dans l’ordre naturel, les hommes étant tous égaux, leur vocation commune est l’état d’homme, et quiconque est bien élevé pour celui-là, ne peut mal remplir ceux qui s’y rapportent… En sortant de nos mains, notre élève ne sera ni magistrat, ni soldat, ni prêtre, il sera premièrement homme et tout ce qu’un homme doit être; il saura l’être au besoin tout aussi bien qui que ce soit. » Est-il bien nécessaire de faire observer ce qu’est ici le renversement de l’ancienne discipline, qui se proposait, avant tout, de former l’homme pour la société?
Celui de l’ancienne morale dont le principe était de substituer en nous des motifs généraux d’action à l’impulsion personnelle de l’instinct, et le renversement de l’ancienne esthétique, dont le premier article consistait justement à se défier de la sensibilité comme étant de toutes nos facultés la plus ondoyante, la plus mobile et la plus diverse?
Mais ce n’est pas tout encore, et l’homme n’étant pas à lui seul toute la nature, il reste à voir quels sont les rapporte de la nature et de l’homme.
Qu’est-ce que l’homme dans la nature?
Si Rousseau s’était tout à l’heure emparé d’une idée de Diderot, c’est la grande idée de Buffon qu’il s’approprie maintenant pour la pousser à bout. La nature est la cause des effets que nous sommes. Nous sommes donc à son égard dans une dépendance entière; et par conséquent, si nous voulons être intelligibles à nous-mêmes, il nous faut nous saisir dans la complexité des rapports qui nous unissent à elle (…). Livrons-nous donc à la nature et ne faisons donc plus consister notre orgueil à la dominer, mais notre sagesse à lui obéir. Ne rompons pas, n’essayons pas de briser ou de relâcher les liens qui nous rattachent à elle.
« Plonge-nous dans son sein », comme dira bientôt le poète, et rendons-lui la conduite d’une destinée dont le malheur n’a été fait jusqu’ici que de notre rage de la vouloir soumettre au raisonnement ou à la raison.
C’est ainsi qu’après avoir émancipé l’individu de la tyrannie de la communauté, et substitué la sensibilité dans les droits de l’intelligence même, Rousseau achève son œuvre en posant ce principe qu’on exprimera désormais l’homme en son œuvre en fonction de la nature. Il ne se pouvait guère d’idée plus contraire à l’humanisme, puisqu’elle en est la contradiction dans les termes, ni qui portât une plus grave ou plutôt la dernière et mortelle atteinte à l’idéal classique.
Le premier sentiment de l'homme fut celui de son existence, son premier soin celui de sa conservation. Les productions de la terre lui fournissent tous les secours nécessaires, l'instinct le porte à en faire usage. La faim, d'autres appétits lui faisant éprouver tour à tour diverses manières d'exister, il y en eut une qui l'invita à perpétuer son espèce; et ce penchant aveugle, dépourvu de tout sentiment du coeur, ne produisait qu'un acte purement animal. Le besoin satisfait, les deux sexes ne se reconnaissaient plus, et l'enfant même n'était plus rien à la mère sitôt qu'il pouvait se passer d'elle.
Telle fut la condition de l'homme naissant, telle fut la vie d'un animal borné d'abord aux pures sensations, et profitant à peine des dons que lui offrait la nature, loin de songer à lui rien arracher; mais il se présente bientôt des difficultés, il fallut apprendre à les vaincre : la hauteur des arbres qui l'empêchait d'atteindre à leurs fruits, la concurrence des animaux qui cherchaient à s'en nourrir, la férocité de ceux qui en voulaient à sa propre vie, tout l'obligea de s'appliquer aux exercices du corps; il fallut se rendre agile, vite à la course, vigoureux au combat. Les armes naturelles qui sont les branches d'arbre et les pierres, se trouvèrent bientôt sous sa main. Il apprit à surmonter les obstacles de la nature, à combattre au besoin les autres animaux, à disputer sa subsistance aux hommes mêmes, ou à se dédommager de ce qu'il fallait céder au plus fort.
Quand Rousseau aborde le Droit du plus fort, il s'agit de réfuter une argumentation conservatrice venue de Saint Paul: toute puissance vient de Dieu; désobéir aux puissances, c'est désobéir à Dieu. D'où l'ide que le triomphe de la force est la pierre de touche de sa légitimité. Il ne faut pas chercher ailleurs la justification du duel.
Aucune force ne peut se passer d'obtenir le consentement par des justifications: la force, dit Vladimir Jankélévitch est "laboratoire d'idéal et de normativité". Ici, la force réussit cette prouesse de trouver en elle-même sa justification. Rousseau veut montrer que le rapport de force engendre toujours une contrainte, jamais une obligation. Il ne saurait y avoir de droit hors l'énoncé du principe que la force ne fait pas droit. Le plus fort n'est jamais assez pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir.
De là, le droit du plus fort; droit prit ironiquement en apparence, et réellement établi en principe.
Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot? La force est une puissance physique, je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté. C'est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir?
Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu'il n'en résulte qu'un galimatias inexplicable. Car sitôt que c'est la force qui fait le droit, l'effet change avec la cause; toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu'on peut désobéir impunément on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s'agit que de faire en sorte qu'on soit le plus fort. Or qu'est-ce qu'un droit qui périt quand la force cesse? S'il faut obéir par force on n'a pas besoin d'obéir par devoir, et si l'on n'est plus forcé d'obéir on n'y est plus obligé.
On voit donc que ce mot de droit n'ajoute rien à la force; il ne signifie ici rien du tout.
Obéissez aux puissances. Si cela veut dire, cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu, je réponds qu'il ne sera jamais violé
Toute puissance vient de Dieu, je l'avoue; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu'il soit défendu d'appeler le médecin? Qu'un brigand me surprenne au coin d'un bois; non seulement il faut par force donner la bourse, mais quand je pourrais le soustraire suis-je en conscience obligé de le donner? Car enfin, le pistolet qu'il tient est aussi une puissance.
Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu'on n'est obligé d'obéir qu'aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours.
De L'état civil - ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque là n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoi qu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.
Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer. Ce que l'homme perd par le contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu'il peut atteindre; ce qu'il gagne, c'est la liberté civile et la propriété de tout ce qu'il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n'a pour bornes que les forces de l'individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale, et la possession qui n'est que l'effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété qui ne peut être fondée que sur un titre positif.
On pourrait sur ce qui précède ajouter à l'acquis de l'état civil la liberté morale, qui seule rend l'homme vraiment maître de lui; car l'impulsion du seul appétit est esclavage, et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté : Mais je n'en ai déjà que trop dit sur ce texte, et le sens philosophique du mot liberté n'est pas ici de mon sujet.
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