Montaigne et son jugement
“Ce grand monde est le miroir où il faut se regarder pour se bien connaître”
“Connais-toi toi-même”, tel est le premier précepte que Socrate donne au philosophe, et cette connaissance de soi, point de départ de la connaissance universelle qu’était alors la philosphie, c’est l’introspection qui, semble-t-il, doit la donner. Montaigne a émis un avis différent: “Ce grand monde....”.
Comment comprendre ce jugement et quel est ce grand monde dont l’observation nous amènera à une juste connaissance de nous-même? On pourrait d’abord comprendre que ce grand monde c’est l’univers physique. Et, de ce fait: nous sommes nous mêmes composés des divers éléments de cet univers; ensuite, voyant notre place dans cet univers, nous connaîtrions notre importance relative.
Mais il ne semble pas que ce soit là la pensée de Montaigne:
- d’abord, en plus des éléments que nous observons dans l’univers, il y a en nous la conscience, la pensée, qui constituent notre caractéristique essentielle; b) ensuite et surtout l’univers n’est pas un miroir dans lequel se reflète ce que nous sommes.
L’oeil d’autrui, au contraire, est un véritable miroir qui nous renvoie notre image; c’est dans l’idée que les autres se font de nous qu’il faut chercher à nous connaître. Mais auprès de qui se renseigner?
Nous pourrions donc croire que Montaigne nous invite à apprendre à nous connaître dans la fréquentation du monde des grands. Certes, ce n’est pas le psychologue qui fera fi de la grandeur au sens mondain du mot. Il est une hauteur de vues, une délicatesse dans les jugements, une sûreté dans le regard, qui sont, dans une grande mesure, liées avec ce qui fait les grands du monde.
Mais: outre que tous n’ont pas la possibilité de frayer avec ce grand monde, il n’est pas certain que ces grands, si avertis quand il s’agit d’apprécier un type de leur monde, aient la même sûreté s’ils ont à se prononcer sur un homme d’un milieu différent.
Et plus : dans ce grand monde, les yeux ne renvoient pas naïvement l’image qu’ils reçoivent: la politesse - ou l’hypocrisie - y sont la règle suprême et recouvrent d’un voile conventionnel le portrait que chacun se fait de son voisin. Nous ne pouvons pas espérer nous voir dans l’oeil d’un habitué de ce grand monde comme nous sommes vus.
Au contraire le monde social au milieu duquel nous vivons est un vrai miroir dans lequel nous pouvons, si nous savons bien observer, découvrir notre véritable image.
- l’introspection, en effet, ne suffit pas à nous donner de nous-même une connaissance exacte. Outre qu’elle est particulièrement difficile: a) elle est sujette à illusion, et b) ne nous permet pas des vues d’ensemble équivalant à un véritable portrait.
- Plus véritable l’image de nous-même que peut nous découvrir le petit monde dans lequel nous vivons: le monde de notre famille et de nos camarades. Il peut nous juger avec une certaine impartialité et un certain recul - Cependant: a) on ne saurait considérer comme parfaitement impartiaux les jugements portés sur nous par nos proches: l’esprit de famille influe sur ces jugements et les haines familiales sont peut-être les plus féroces. b) le recul est médiocre et les termes de comparaison peu nombreux.
- C’est dans le grand monde que nous devons chercher à nous connaître: non pas le monde des grands, mais le vrai monde social dans lequel fusionnent les grands et les petits: a) il est déjà instructif de constater le rôle qu’on y joue; b) mais le plus éclairant est d’observer l’opinion que les autres se font de nous : voilà le vrai miroir dans lequel Montaigne nous invite à chercher notre image. Pour cela nous pouvons d’abord chercher à savoir ce que les autres disent de nous : mais il est bien difficile, dans un monde poli, d’arriver à la connaître. Le mieux est encore de réfléchir sur la façon dont on nous traite : il y a là des jugements implicites moins sujets à caution que des déclarations verbales.
Il ne suffit donc pas de se regarder soi-même pour se bien connaître. Mais il ne faudrait pas faire dire à Montaigne qu’après s’être regardé dans “ce grand monde” on a de soi une connaissance parfaite et qu’il est inutile de s’observer intérieurement pour compléter l’image découverte à l’extérieur. Aucun des deux modes d’observation par lesquels nous tendons à nous faire de nous-même une idée juste ne suffit : c’est une collaboration constante de l’introspection et de l’”extrospection” qui nous donnera de l’introspection et de l’”extrospection” qui nous donnera de ce que nous sommes une image qui ne trompe pas.
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