mardi 12 juin 2012

LA PHILOSOPHIE - 5e partie


La RocheFoucauld (Philosophie)
La RocheFoucauld on le sait, explique toute l’activité humaine par un seul mobile: l’amour propre.  Il prend un malin plaisir à soulever le voile de vertu dont se parent nos actions et à faire apparaître le calcul intéressé qui, selon lui, commanderait à notre insu toute notre conduite : “L’intérêt parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, même celui du désintéressé”: “la haine pour les favoris n’est autre chose que l’amour de la faveur....”.  “Ce qu’on nomme libéralité n’est le plus souvent que la vanité de donner...”.
Dans ses Maximes abondent les réflexions, pleines de finesse et d’humour qui nous font sourire des autres et de nous-mêmes: “nous avons toujours assez de force pour supporter les maux d’autrui”; “il en est du véritable amour comme de l’apparition des esprits: tout le monde en parle, mais peu de gens en ont vu”; “quel que bien qu’on dise de nous, on ne nous apprend rien de nouveau”.
Ces observations malignes amusent et les maximes commencent par plaire.  On s’attarde à quelques unes d’entre elles comme à des perles dont on observe l’orient.
Elles présentent, en premier lieu, un certain intérêt littéraire.  Le procédé même de la RocheFoucauld, qui cherche à voir les hommes par le biais qui les diminue ou les ridiculise, amuse comme un jeu de massacre.
Plus important est l’intérêt intellectuel des Maximes: l’explication qu’elles donnent de l’activité humaine est plausible par elle-même; mais leur air de nouveauté, leur ingéniosité, contribuent grandement à les rendre plus lumineuses.
Enfin, ce dénicheur de Saints satisfait notre amour-propre.  En nous dévoilant les bas calculs de ceux dont la grandeur morale paraissait nous dominer, il nous fait prendre une sorte de revanche, et, en même temps, nous fournit une excuse à nos faiblesses ou à nos vilénies : nous ne sommes pas des monstres, nous faisons comme les autres et si les autres font moins mal que nous, c’est qu’ils ont d’autres intérêts.
Ainsi, la première rencontre avec les Maximes laisse le lecteur content de soi, ce qui n’est pas un mince succès pour un auteur.  Mais un trop long contact avec elles, un séjour prolongé dans cette atmosphère corrosive, lasse et parfois exaspère.  On se sent comme endolori et on en veut au penseur d’une clarté qu’il fait payer si cher.  En effet, en rabaissant l’homme, les Maximes rabaissent ceux envers qui nous avons une affection admirative, nos parents, nos amis: elles empoisonnent dans leur source les attachements les plus profonds.  Ainsi, elles nous laissent seuls dans la vie, sans personne sur qui nous puissions compter.
D’une part, elles nous rabaissent nous-même, coupent les ailes et nous brisent tout espoir de s’améliorer.  On revient à Corneille, tout d’abord à titre de distraction, comme de l’histoire on passe au Roman: la RocheFoucauld dépeint les hommes tels qu’ils sont, et même un peu plus laids qu’ils ne sont; Corneille les peint, on l’a assez répété, tels qu’ils devraient être, le portrait idéalisé repose de la peinture réaliste ou caricaturale.
Peut-être y a-t-il aussi, dans cette envie de lire Corneille, une sorte de malin plaisir à faire une infidélité à un maître trop dogmatique en revenant à l’école de l’héroïsme, on marque son indépendance à l’égard du dogme négateur de l’héroïsme.
On sent, en effet, si on ne peut la démontrer rigoureusement, l’injustice des Maximes et on éprouve le besoin de leur apporter un correctif, ou du moins de combattre leur influence sur soi en faisant appel aux forces opposées.  Besoin désintéressé de vérité, mais encore plus besoin intéressé d’une conception de la vie susceptible de donner un sens à l’action.  On se sent empoisonné par le pessimisme de la RocheFoucauld: on prend Corneille comme un contre-poison.
On trouve sans doute dans Corneille des caractères bas, comme Félix; des passionnés, comme Camille; on y observe des faiblesses passagères, comme chez Auguste.  Il en faut bien pour faire ressortir la grandeur et l’énergie des héros.
Mais ces types moins beaux ne jouent qu’un rôle secondaire, et le premier plan revient à des personnages qui comptent parmi les modèles les plus parfaits de l’espèce humaine.  Dans le théâtre de Corneille, nous sommes en compagnie des tempéraments forts jusqu’ à la sauvagerie, comme les Horaces; nobles et délicats jusqu’à la préciosité, comme le Cid et Chimène; si profondément attachés à leur Dieu qu’ils peuvent paraître, comme Polyeucte, avoir étouffé en eux tout autre sentiment.
De plus, Corneille nous fait régulièrement assister au triomphe du devoir et de la vertu, et, en fait de devoir, nous savons quelles sont les délicatesses de ses héros: ils voient de la bassesse là où nous n’apercevrions que calcul raisonnable; ils raffinent avec l’honneur, et il faut une certaine culture pour entrer dans leurs subtiles considérations sur l’amour chevaleresque: qu’on se rappelle le fameux duel d’héroïsme entre Rodrigue et Chimène.
Ainsi, l’impression que laisse la lecture d’une pièce de Corneille est bien différente de celle qu’on éprouve après s’être trop longtemps nourri des pensées de la RocheFoucauld.
Tout d’abord on se sent comme entraîné à la suite de ces héros dont on vient de lire les hauts faits.  Ce ne sont peut-être que des êtres de rêve, produit d’une imagination échauffée.
Enfin, quand on s’est prelongé dans l’atmosphère Cornélienne, on sent renaître son estime pour l’homme, capable de si grandes choses.  On s’estime d’abord soi-même et on se sent fier de posséder l’humain nature: condition indispensable pour réaliser en soi toute l’humanité qui reste encore virtuelle.  On estime surtout les autres: condition de la collaboration fructueuse et des véritables affections.
Alors la vie paraît moins laide; on lui trouve même une attirante beauté.  L’âme endolorie par la lecture des Maximes éprouve de nouveau le bonheur de vivre et se tourne vers l’avenir pleine de désirs et d’espoir.
Corneille a guéri le mal qu’avait fait la RocheFoucauld.  Devrons-nous donc conclure qu’il ne faut pas lire la RocheFoucauld ou les auteurs de sentiment analogue, et que seule Corneille et les écrivains d’esprit Cornélien doivent nous équiper pour la vie?
Il ne le semble pas.  À vouloir chercher toutes les leçons utiles à la vie dans Corneille, on risquerait de grosses illusions et on s’attacherait souvent à des chimères. L’auteur du Cid est un maître d’idéal.  Pour connaître le réel, il faut s’adresser ailleurs.
Du réel, La RocheFoucauld nous donne une vue partielle et partiale. Sa synthèse de l’homme est trop systématiquement pessimiste, ses observations les plus justes sont faussées par un constant parti pris de dénigrement.  Mais, une fois brisé le système et mis à jour l’artifice et le parti pris, il reste d’excellents morceaux.  Les Maximes attirent l’attention sur des influences cachées qu’une confiance trop admirative en l’homme nous empêcherait de voir : elles développent l’esprit critique.  Mais l’esprit critique est un dissolvant des forces nécessaires à l’action: idées et croyances, confiance et enthousiasme.  Aussi est-ce plutôt Corneille qui devra rester maître de vie.

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