LA QUERELLE DES ANCIENS ET DES MODERNES
On a appelé Querelle des Anciens et des Modernes un débat littéraire qui a passionné l’opinion des lettrés à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe (1687 à 1716 environ). Elle portait sur la valeur comparée des auteurs anciens et des modernes, mais elle manifestait surtout des divergences profondes sur les idées que se faisaient les hommes à cette époque sur l’art et sur la civilisation en général: elle annonçait un renouvellement du goût qui se préparera au cours du XVIIIe siècle et se réalisera avec le Romantisme.
La période classique se caractérise, comme on sait, par l’imitation des anciens. Mais cette imitation, trop servile au XVIe siècle, devient au siècle suivant si libre et si adroite, qu’elle laisse tout essor à l’originalité:
Mon imitation n’est pas un esclavage
dira La Fontaine. Et d’expliquer comment il procède:
Je me prends que l’idée et les tours et les lois
Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois...
Si d’ailleurs quelque endroit, plein chez eux d’excellence,
Peut entrer dans mes vers sans nulle violence,
Je l’y transporte et veux qu’il n’ait rien d’affecté,
Tâchant de rendre mien cet air d’antiquité
Ainsi feront Racine, Molière, La Bruyère. Et de cette fusion si habile de l’élément antique avec le génie de nos écrivains est sorti le plus grand siècle de notre littérature. On a souvent l’impression que les modèles sont dépassés (Molière et Térence, Racine et Euripide, La Bruyère et Théophraste, La Fontaine et Esope ou Phèdre). C’est donc de l’admiration justifiée pour les oeuvres de nos écrivains du XVIIe siècle qu’est née la querelle.
Charles Perrault ouvre le débat par son discours en vers : Le Siècle de Louis le Grand, prononcé à l’Académie en 1687. En louant les écrivains qui ont fait la gloire d’un si beau règne il passe la mesure, et confondant les plus grands d’entre eux avec les auteurs de second ordre (“les galants Sarrazin et les tendres Voiture”) il heurte le culte révérentiel que les Boileau, les Racine, les La Fontaine entretenaient pour leurs grands modèles, conscients de ce qu’ils leur devaient.
Les alliés de Perrault formaient tout un parti - on aurait dit alors “une cabale” (et au sein même de l’Académie). Ces dissidents du classicisme, précieux ou burlesques attardés, ennemis de Boileau, esprits indisciplinés, dont les intentions parfois heureuses n’étaient pas secondées par le talent, cherchent leurs inspirations hors de l’antiquité, par exemple dans nos origines nationales ou dans le christianisme.
Ainsi Scudéry et son Alaric, poème épique (en onze mille vers), Desmarets de Saint-Sorlin et son Clovis, et cet autre dont Boileau s’est moqué:
...poète ignorant
qui de tant de héros va choisir Childebrand!
Enfin Chapelain et son infortunée Pucelle.
D’autres ont tenté de “poétiser à la chrétienne” (le Moïse de Saint-Amand).
On invoque sans cesse Apollon et les Muses...
Le vrai Dieu ne peut-il ce qu’ont pu les faux Dieux?
À quoi Boileau répondra, péremptoire:
De la foi d’un chrétien, les mystères terribles
D’ornements égayés ne sont pas susceptibles.
L’Evangile à l’esprit n’offre de tous côtés
Que pénitence à faire et tourments mérités.
Ce qui sonne terriblement janséniste!
Quelques philosophes ou savants se mêlent à la querelle et y apportent des arguments nouveaux et assez spécieux.. Fontenelle, ce bel esprit, s’est formé aux méthodes des sciences et il lance une idée qui aura une singulière fortune au XVIIIe siècle: l’idée du progrès. Dans le domaine des sciences l’avancement des connaissances résulte des découvertes successives dont chacune utilise l’héritage du passé: “montés sur les épaules des anciens, nous voyons plus loin qu’eux”. Pascal n’avait-il pas dit déjà: “Toute la suite des hommes doit être considérée comme un même homme, qui subsiste toujours et apprend continuellement”? Fontenelle prétendit appliquer l’idée du progrès à l’art et aux lettres, or elle ne peut s’y appliquer l’idée du progrès à l’art et aux lettres, or elle ne s’y peut appliquer exactement. L’art est de l’ordre du beau, sa perfection dépend du génie individuel (Homère est supérieur à Voltaire dans l’épopée).
À ces attaques les partisans des Anciens répondront:
Boileau, dans son Discours sur l’ode, suivi de son Ode sur la prise de Namur, défend Homère et imite lourdement Pindare. Il déclare dans le Discours, que les Anciens sont admirables, non parce qu’ils sont anciens mais parce que leur excellence a été reconnue par des générations successives; ils ont pour eux le témoignage de la postérité, lequel manque encore aux Modernes. Soyons donc circonspects avant d’égaler ceux-ci à leurs aînés.
La Fontaine dans sa belle Epître à Huet fait la théorie de l’imitation originale: les lois de l’art, les plus parfaits modèles,
Arts et guides tout est dans les Champs-Elysées...
On s’égare en voulant tenir d’autres chemins
Il convient que son siècle “n’est pas sans mérite” mais, excessive modestie:
Auprès de ces grands noms notre gloire est petite....
La Bruyère renchérit sur ses prédécesseurs. Dans les Caractères il compare les Modernes à “ces enfants drus et forts d’un bon lait qu’ils ont sucé, qui battent leur nourrice”. Dans son discours de réception à l’Académie, il fait l’éloge des écrivains qui se sont mis à l’école des Anciens.
Fénelon, dans sa Lettre à l’Académie, place partout les Anciens au-dessus des Modernes (ses sévérités pour Molière), il met fin à la querelle sur Homère (polémiques de la Motte-Houdar et de Mme Dacier). On ne refait pas, on ne corrige pas l’Iliade, comme le prétendaient les beaux esprits choqués par ses “brutalités”, car il faudrait pour juger Homère mieux connaître son époque (première apparition du sens historique et de la notion du relatif dans les jugements du goût). Quant aux Modernes, il déclare que le monde perdrait beaucoup s’ils n’avaient plus l’émulation d’égaler les Anciens. Il reste que ceux-ci auront toujours la gloire d’avoir été les premiers.
Siècle de prose, siècle de science et de “philosophie”, le XVIIIe se détourne des Anciens. Seuls, les historiens et, sous la Révolution, les orateurs, s’intéressent aux républiques d’Athènes et de Rome.
Au théâtre, beaucoup de tragédies s’inspirent encore de sujet antiques, bien que les sujets modernes soient assez fréquents (Voltaire donne l’exemple), mais ce genre ne contient pas une oeuvre vivante. Beaumarchais exprime le sentiment général lorsqu’il s’écrie : Que me font à moi, paisible sujet d’un État monarchique du XVIIIe siècle, les révolutions d’Athènes et de Rome? Quel véritable intérêt puis-je prendre à la mort d’un tyran du Péloponèse, au sacrifice d’une jeune personne en Aulide? Il n’y a dans tout cela rien à voir pour moi, aucune moralité qui me convienne.
L’Encyclopédie semble avoir dédaigné l’Antiquité. Elle est hostile au latin des collèges. C’est un poncif de l’éloquence révolutionnaire que l’éducation sans latin, car il s’agit de rompre en tout avec la tradition. De cette époque datent les premiers projets d’humanités “modernes” (langues vivantes et sciences) en matière d’enseignement.
Avec André Chénier c’est l’antiquité retrouvée. Sa “première manière”, imitation savante d’Homère et des Alexandrins ainsi que de Virgile et Lucrèce, fait de lui un vrai classique, comme Ronsard, Racine et La Fontaine; c’est la partie la plus exquise de son oeuvre (la Jeune Tarentine, le Mendiant, l’Aveugle).
Mais Chénier a senti l’épuisement de la poésie à son époque. Son poème de l’Invention assigne à l’ode, à l’épopée, des thèmes “modernes” (science, philosophie).
Sur des penseurs nouveaux faisons des vers antiques.
C’est la contre-partie de l’Epître à Huet.
L’imitation ne sera plus qu’une initiation. Et dans l’Hermès il entreprend de réaliser cette poésie. Il est difficile de juger sur des fragments une oeuvre qui semble cependant ne pas s’affranchir suffisamment des modèles, notamment par ses emprunts à la mythologie.
Avec Chateaubriand c’est le triomphe des Modernes : on retrouve en lui un goût vif pour l’art antique, cultivé par ses voyages en Italie et en Grèce (Les Martyrs en témoignent). Il n’est donc pas un iconoclaste, un barbare; mais il peut résoudre la fameuse querelle parce qu’il la domine. À société nouvelle, littérature nouvelle; le public après la Révolution est bien différent dans ses goûts: il attend du nouveau. Quelques pages capitales du Génie du Christianisme vont le faire “sortir de l’ornière” et poser les bases de l’école nouvelle qui s’appellera bientôt : Romantisme, condamnation de la mythologie, (“ce troupeau de dieux ridicules”) ; parallèles des caractères dramatiques dans la tragédie antique et celle du XVIIe siècle, tout à l’avantage, selon l’auteur, des poètes modernes; enfin le Christianisme proposé comme source éminente d’inspiration. L’arrêt de Boileau est rapporté. Les Martyrs illustreront “la foi d’un chrétien” et révéleront des beautés jusqu’alors inconnues.
Le Romantisme se détournera de l’Antiquité.
Qui nous délivrera des Grecs et des Romains?
s’écrie un jeune poète. (Pourtant, Vigny dans Poèmes antiques et modernes, Lamartine dans la mort de Socrate en avaient tiré de belles inspirations).
Mais le Parnasse, épris de beauté formelle, revient à l’Antiquité. Laconte de Lisle évoque la Grèce primitive et farouche des Atrides et des Dieux cruels (les Erinnyes, Niobé, l’Enfance d’Héraclès). De même Hérédia (Andromède). Henri de Régnier, avec une délicatesse d’artiste raffiné, adapte les mythes gracieux à des rêveries modernes (Les Jeux rustiques et divins). Paul Valéry dans Narcisse, la Jeune Parque, Amphion, cherche le sens profond des mythes et y glisse sa propre interprétation. Désormais l’imitation proprement dite est remplacée par l’adaptation la plus libre et la plus originale: elle a fourni au théâtre contemporain des pièces remarquables.
La querelle n’a-t-ele pas rebondi sur un autre terrain, de nos jours, dans le débat encore ouvert entre les humanités classiques et les humanités modernes? En somme, c’est toute la question des sources de la culture qui est en cause et le dialogue se poursuit entre les deux camps.
Opinions sur Anciens et Modernes.
Pascal et la notion de progrès: les modernes profitant des découvertes des anciens sont nécessairement plus savants qu’eux:
Il est étrange de quelle sorte on révère leurs sentiments (les sentiments des anciens). On fait un crime de les contredire et un attentat d’y ajouter, comme s’ils n’avaient plus laissé de vérités à connaître. N’est-ce pas traiter indignement la raison de l’homme et la mettre en parallèle avec la raison des animaux, puisqu’on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les effets des raisonnements augmentent sans cesse, au lieu que l’instinct demeure toujours dans un état égal?.... L’homme n’est produit que pour l’infinité.
De là vient que, par une prérogative particulière, non seulement chaque homme s’avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès.
....Toute la suite des hommes pendant le cours des siècles doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et apprend continuellement.
Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses et formaient l’enfane des hommes proprement, et, comme nous avons joint à leurs connaissances l’expérience des siècles qui les ont suvis, c’est en nous que l’on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres (Fragment d’un traité du vide).
Boileau : les anciens sont admirables non parce qu’ils sont anciens mais parce qu’ils ont été admirés par toutes les générations successives.
...Je ne règle point l’admiration que je fais d’eux par le temps qu’il y a que leurs ouvrages durent mais par le temps qu’il y a qu’on les admire. C’est de quoi il est bon d’avertir beaucoup de gens qui pourraient trouver mal à propos qu’on ne loue les Anciens que parce qu’ils sont anciens, et qu’on ne blâme les modernes que parce qu’ils sont modernes, ce qui n’est point du tout véritabe, y ayant beaucoup d’anciens qu’on admire point beaucoup de modernes que tout le monde loue. L’Antiquité d’un écrivain n’est pas un titre certain de son mérite; mais l’antique et constante admiration qu’on a toujours eue pour ses Ouvrages est une preuve sûre et infaillible qu’on les doit admirer.
Fontenelle : l’humanité est parvenue à sa maturité:
L’humanité peut être comparée à un homme qui est plus habile et savant dans son âge mûr que dans sa jeunesse.
La comparaison que nous venons de faire des hommes de tous les siècles à un seul homme peut s’étendre sur notre question des anciens et des modernes. Un bon esprit cultivé est pour ainsi dire composé de tous les esprits des siècles précédents, ce n’est qu’un même esprit qui s’est cultivé pendant tout ce temps-là. Ainsi cet homme qui a vécu depuis le commencement du monde jusqu’à présent a eu son enfance où il ne s’est occupé que des besoins les plus pressants de sa vie, sa jeunesse où il a assez bien réussi aux choses d’imagination, telles que la poésie et l’éloquence, et où même il a commencé à raisonner, mais avec moins de solidité que de feu. Il est maintenant dans l’âge de virilité, où il raisonne avec plus de force, et a plus de lumières que jamais....
Même en matière d’arts d’imagination les modernes non seulement peuvent égaler les anciens, mais ils les ont déjà dépassés:
Quand nous aurons trouvé que les anciens ont atteint sur quelque chose le point de la perfection, contentons-nous de dire qu’ils ne peuvent être surpassés, mais ne disons pas qu’ils ne peuvent être égalés... Pourquoi ne les égalerions-nous pas? En qualité d’hommes, nous avons toujours le droit d’y prétendre....
Nous pouvons espérer qu’on nous admirera avec excès dans les siècles à venir. Il ne faut qu’avoir patience, et par une longue suite de siècles nous devienrons les contemporains des Grecs et des Latins; alors il est aisé de prévoir qu’on ne fera aucun scrupule de vous préférer hautement à eux sur beaucoup de choses. Les meilleurs ouvrages de Sophocle, d’Euripide, d’Aristophane ne tiendront guère devant Cinna, Horace, Ariane, le Misanthrope, et un grande nombre d’autres tragédies et comédies du bon temps.
(Digression sur les Anciens et les Modernes)
Sainte-Beuve et la définition du classique: on trouve des idées intéressantes dans le chapitre : Qu’est-ce qu’un classique? (Causeries du lundi, tome III).
L’idée de classique implique en soi quelque chose qui a suite et consistance, qui fait ensemble et tradition, qui se compose, qui se transmet et qui dure. Ce ne fut qu’après les Belles années de Louis XIV que la nation sentit avec tressaillement et orgueil qu’un tel bonheur venait de lui arriver. Toutes les voix le dirent à Louis XIV avec flatterie, avec exagération et emphase, et cependant avec un certain sentiment de vérité. Il se vit alors une contradiction singulière et piquante: les hommes les plus épris des merveilles de ce siècle de Louis le Grand et qui allaient jusqu’à sacrifier tous les anciens aux modernes, ces hommes, dont Perrault était le chef, tendaient à exalter et à consacrer ceux-là mêmes qu’ils rencontraient pour contradicteurs, les plus ardents et pour adversaires. Boileau vengeait et soutenait avec colère les anciens contre Perrault qu préconisait les modernes, c’est-à-dire Molière, Corneille, Pascal et les hommes éminents de son siècle, y compris Boileau l’un des premiers. Le bon La Fontaine en prenant parti dans la querelle pour le docte Huet ne s’aperçoit pas que lui-même, malgré ses oublis, était à la veille de se réveiller classique à son tour.
Sainte-Beuve pense que la notion de classique doit être élargie:
Un vrai classique, comme j’aimerais à l’entendre définir, c’est un auteur qui a enrichi l’esprit humain, qui en a réellement augmenté le trésor, qui lui a fait faire un pas de plus, qui a découvert quelque vérité morale, non équivoque, ou ressaisi quelque passion éternelle dans ce coeur où tout semblait connu et exploré; qui a rendu sa pensée, son observation ou son invention, sous une forme n’importe laquelle, mais large et grande, fine et sensée, saine et belle en soi, qui a parlé à tous dans un style à lui et qui se trouve aussi celui de tout le monde, dans un style nouveau sans néologisme, nouveau et antique, aisément contemporain de tous les âges.
Un tel classique a pu être un moment révolutionnaire, il a pu le paraître, du moins, mais il ne l’est pas; il n’a fait main basse d’abord autour de lui, il n’a renversé ce qui le gênait que pour rétablir bien vite l’équilibre au profit de l’ordre et du beau.
Il n’y a pas de recette pour faire des classiques. Croire qu’en imitant certaines qualités de pureté, de sobriété, de correction, d’élégance, indépendamment du caractère même et de la flamme, on devriendra classique, c’est croire qu’après Racine père, il y a lieu à du Racine fils, rôle estimable et triste, ce qui est le pire en poésie.
Il y a plus: il n’est pas bon de paraître trop vite et d’emblée classique à ses contemporains; on a de grandes chances de ne pas rester tel pour la postérité.
En fait de classiques, les plus imprévus sont encore les meilleurs et les plus grands; demandez-le plutôt à ces mâles génies vraiment nés immortels et perpétuellement florissants. Le moins classique, en apparence, des quatre grands poètes de Louis XIV était Molière, on l’applaudissait alors bien plus qu’on ne l’estimait; on le goûtait sans savoir son prix. Le moins classique après lui semblait La Fontaine; et voyez après deux siècles ce qui, pour tous deux, en est advenu. Bien avant Boileau, même avant Racine, ne sont-ils pas aujourd’hui unanimement reconnus les plus féconds et les plus riches pour les traits d’une morale universelle?
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