lundi 10 septembre 2012

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 1e partie


LA GÉNÉRATION DE LA RONDE, mouvement littéraire qui va de 1898 environ à 1915 est l’un des plus controversés de la littérature haïtienne.  L’un des plus riches également, quant aux questions agitées, aux polémiques provoquées, à la performance littéraire enregistrée et aux tabous renversés.  Ses principaux représentants sont catalogués tantôt comme ÉVADÉS, tantôt comme NATIONAUX.  La vérité est qu’ils sont des écrivains haïtiens tout court qui, en présence d’une tentative de substituer la culture latine à la culture anglo-saxonne ont eu la même réaction, toute chose étant égale d’ailleurs, que certains tenants du mouvement indigéniste de 1927: le refus de l’assimilation d’une culture qui ne cadrait pas avec leur passé, leur mode de vie et de pensée.  Ce mouvement s’expique donc autant par les antagonistes socio-politiques de l’époque que par la bonne préparation universitaire de ses tenants.

Situation Politique et Sociale
La situation politique et sociale de l’époque précédente (École Patriotique) prévaut encore.  Quand Justin Lhérisson fonde la Jeune Haïti et le journal LE SOIR en 1890, premiers points de ralliement de la nouvelle génération, on subit encore les conséquences sociales de la guerre civile de Miragoane (1883). La lutte pour le pouvoir devient plus âpre.  Anténor Firmin, en dépit de l’appui unanime de la jeunesse n’accède pas au fauteuil présidentiel.  Nord Alexis marque grandiosement le centenaire de l’indépendance nationale après avoir mené jusqu’au bout le procès dit “de la consolidation”.  Et jusqu’à l’occupation américaine de 1915 le pouvoir s’obtient par la force, l’argent et l’intrigue.  Le chef de l’État est omnipotent et omnicient.  Il n’admet ni critique ni contradiction.  “Tout citoyen, dit un historien de l’époque, qui prétendait émettre librement son opinion sur une question d’intérêt publique était traité comme un criminel qu’il fallait faire disparaître par la violence.  Seuls les flatteurs à gages avaient licence d’accomplir leur besogne répugnante”.

La nation vit dans l’agitation et l’angoisse.  Aucune garantie des biens et des personnes.  Le mépris complète de la constitution.  Tout général de province est un chef d’État en puissance, pourvu qu’il ait de l’audace et ose; pensez à Nord Alexis, Davilmar Théodore etc.


Le pays subit donc une crise qui menace les structures mêmes de la société.  On s’enrichit gouluement au détriment des caisses de l’état. Une faune politique vile et corrompue s’attache à la queue de tous les régimes.  Les gouvernements établis s’entendent difficilement avec les intellectuels qui souhaitent, de vive voix parfois, l’instauration d’une vraie démocratie.

L’exécution des frères Coicou, les insurrections qui en moins de quatre ans 1911-1915, emportèrent 6 gouvernements, le pessimisme angoissant provoqué par la fréquence des crises financières; nourrit par l’évolution cahotique des affaires publiques assombrissent les coeurs des moins sensibles.  “Nous sentions dit Seymour Pradel, peser sur nos épaules qui en étaient écrasées, le régime de l’époque, régime de force, de violence, de corruption, qui brisait les consciences et abrutissait les caractères”.

Dans les LETTRES DE ST THOMAS et L’EFFORT DANS LE MAL, Anténor Firmin combat la tentative d’intégrer la culture anglo-saxonne dans nos moeurs et, véritable prophète dénonce le danger des luttes politiques qui dit-il aboutiront tôt ou tard à une occupation étrangère. Les écrivains d’avant garde réclament l’instruction pour tous.  L’Un des premiers, Georges Sylvain indique la langue créole comme un instrument de communication sûr pour y parvenir.  Les romanciers font le procès de la collectivité dans des oeuvres d’un réalisme cru et indiquent des solutions pour son amélioration.  Frédéric Marcelin par exemple conçoit déjà dans “La Vengeance de Mama” le village rural à la manière de nos meilleurs sociologues et économistes modernes.

La Génération de la Ronde présente au critique un visage douloureux et désenchanté à travers les écrits de ses principaux représentants. C’est, en dépit de leurs efforts pour une patrie digne et fière et une littérature plus riche et plus prisée, la marque caractéristique de l’Époque. C’est ce que, avec quelques exagérations nous dit Pétion Gérome dans un article de la RONDE datée de 1900:

“Comment chanter et comment même vivre dans une société sans parole 
sans presse sans art, sans littérature, sans tribune, sans travail, sans moral, sans idéal et sans âme?
Les larges horizons que nous avons rêvés sont obscurcis; les avenues de l’idéal sont lourdement fermées sur nous.  Nous étouffons et il nous faut de l’air pur dont se nourrissent les âmes.  Nous nous tenons les ailes coupées, impuissants et malades. Mais où donc va notre génération, génération maltraitée s’il en fut, puisqu’il lui manque la confiance en soi dont ont vécu ses ainés..
Le mal du pays exerce sur tous ceux qui pensent une action irrésistible, il passionne en même temps qu’il désespère”.

Atmosphère littéraire
Le plus grand écrivain de l’époque précédente, Demesvar Delorme meurt en 1901.  Oswald Durand en 1906 et Anténor Firmin cinq ans plus tard.  Les grands noms de l’époque patriotique disparaissent non sans laisser de traces.  De leur vivant même des cénacles se formèrent.  En 1890 Justin Lhérisson fait paraître LA JEUNE HAITI, puis LE SOIR.  En 1898 LA RONDE rentre dans l’arène avec Pétion Gérome et Dantès Bellegarde.  Entre 1905 et 1916 naissent également HAITI LITTÉRAIRE ET SOCIALE, HAITI LITTÉRAIRE ET SCIENTIFIQUE, L’ESSOR etc...

Groupés d’abord autour de Massillon Coicou, les jeunes écrivains de la RONDE rompent avec le Maître. “Il y avait chez Coicou écrit Seymour Pradel, quelque chose de surrané qui ne cadrait pas avec les exigeances de l’époque et de l’ambiance.

À l’époque précédente, les chants patriotiques de Durand, de Coicou ou de Guilbaud pouvaient se comprendre.  Face aux humiliations et aux railleries dont était l’objet de notre pays, ils avaient réagi en exaltant notre passé, les batailles homériques livrées par nos pères pour la conquête de notre indépendance, la somptuosité de notre nature.  Malgré les guerres civiles, leur foi dans un avenir meilleur n’avait jamais été ébranlée.

Cet optimisme parait naif aux yeux de la génération suivante.  Ce n’est pas que ces jeunes gens se soient désintéressés des affaires nationales, comme l’ont voulu faire croire certains historiens de notre littérature.  Au contraire, ils sont entrés dans la vie, en tant qu’êtres responsables, avec toute la fougue de leur jeunesse.  Mais la crise profonde qui secoue la société haïtienne dans ses fondements de 1900 à 1915, ils la ressentent ou mieux la subissent avec douleur et désenchantement.  La perception plus aigüe des problèmes angoissants du pays, ajoutée à leurs horizons limités d’intellectuels petit-bourgeois explique leur pessimisme.  Dès le numéro 2 de la revue LA RONDE, Pétion Gérome, son directeur a pu écrire : “Après les heures de fièvres ardentes, d’exultation de l’idéal, elle (notre génération) n’a pu résister aux épreuves cruelles et son abattement qui ne devrait être que peine passagère est devenu un mal profond ayant des racines vivaces”.

Le cosmopolitisme littéraire de Delorme et les propositions concrètes de l’auteur des LETTRES DE ST THOMAS pour la perrenité de la culture latine et le prestige sans cesse croissant de la littérature française influencent davantage les jeunes de LA RONDE.

Tout en s’appuyant sur les ainés, ils sont obsédés par la nécessité d’un changement, d’une nouvelle orientation au bénéfice de la littérature haïtienne.  Et on peut dire que l’objectif est tracé une fois pour toute dès l’époque de LA JEUNE HAITI s’il faut en croire Dantès Bellegarde:

“Dès son premier numéro (La Jeune Haïti) elle montrait clairement ce qu’elle voulait: ramener nos écrivains aux justes sentiments de l’art, bannir de notre littérature  les excès de goût et les imitations inintelligentes qui le séparent, tâcher de diriger les esprits vers une conception plus large de la beauté artistique et surtout creuser notre vie nationale pour en extraire tout ce qu’elle renferme d’original et de vraiment esthétique”. (La Ronde No 1, 5 mai 1898).

Un beau programme qui peut se résumer : élargissement et enrichissement de la matière littéraire, développement du sens artistique, nécessité d’une littérature nationale.  Une partie du programme puise sa source dans la tradition même de nos lettres: de l’Époque des Pionniers à celle de l’École Patriotique en passant par le Cénacle des frères Nau.

LA RONDE dure quatre ans (mai 1898-1902) et tous les efforts de ces dirigeants tendent à appliquer ce manifeste.  La crise qui donne son caractère spécifique à la GÉNÉRATION DE LA RONDE commence à se faire jour lorsque aux environs de 1900, Vilaire, Ussol, Sylvain et Marcelin entr’autres rallient le groupe de LA RONDE, puis de HAITI LITTÉRAIRE ET SOCIALE, HAITI LITTÉRAIRE ET SCIENTIFIQUE.  À partir de ce moment on peut vraiment parler avec S. Pradel des DEUX TENDANCES de la Génération. Six groupes de théories littéraires commenditent ces tendances en attendant la publication à partir de 1901 des principales oeuvres maitresses qui les illustrent.

THÉORIES LITTÉRAIRES

Premières Théories

Bellegarde réclame une littérature nationale

Dès le premier numéro de LA RONDE, son secrétaire, Dantès Bellegarde souligne la nécessité d’une littérature haïtienne.  Il rêve d’une belle éclosion d’oeuvres fortes où seraient mises en lumière toutes les qualités de notre race et toute l’exubérante beauté de notre nature tropicale, trempée de soleil et d’azur...Cependant, il est décidé avec ses camarades d’accueillir toutes les manifestations désinterressées de la pensée:

“Notre admiration va à tous ceux qui, en dépit des railleries contribuent à enrichir notre littérature.  Mais notre admiration sera entièrement acquise aux écrivains qui “absorbant en eux toute la sève physique et morale de notre coin de terre” auront rendu les bizarreries et les beautés de notre nature et marquées leurs oeuvres d’un cachet vraiment original”.

Cet appel de Bellegarde n’a rien d’original pour qui connaît le manifeste de l’École de 1836 et les démarches des Patriotiques.  Mais, il souligne que la Génération de la Ronde a été un instant fasciné par l’oeuvre des ainés avant de trouver sa voie originale.  Car, cet appel a été entendu et nombre de publication de l’époque en témoignent.

Théories de P. Gérome

Liberté et originalité
Pétion Gérome lui également se souvient de ces devanciers.  Pour lui la littérature d’un peuple doit être l’expression fidèle de ses idées, de ses sentimetns de ses rêves et de ses aspirations.  Il rejoint Émile Nau quand il bannit l’imitation, réclame une peinture sincère et émue de la nature haïtienne et en sommant la phrase de lui donner “la puissance des fortes odeurs du terroir, les senteurs troublantes de nos forêts vierges”

Un point sur lequel nous tombions tous d’accord, c’était le principe d’une littérature nationale, se défendant tout emprunt encombrant, tout oripeau frippé, s’élevant à la beauté par les seuls éléments de son inspiration...”

Mais, il innove et fait figure de pionnier quand il revêt la littérature d’une mission élevée, quand elle lui découvre le secret de vertus réparatrices.

Mais, il innove et fait figure de pionnier quand il revêt la littérature d’une mission élevée, quand elle lui découvre le secret de vertus réparatrices.

Nous lui demandions de la moralité et de la sincérité.  L’esprit du peuple, déprimé, enfoncé en pleine matière avait besoin pour en sortir du coup de fouet de l’idéal.  Une littérature saine, mettant en jeu des principes nobles et des sentiments honnêtes atteindrait ce but...”

“L’un des premiers, Gérome réclame un style artiste qui s’éloignerait de ce qu’il appelle “les écritures nouvelles” teintées de modernisme et bonnes tout au plus pour les peuples chargés de siècles et dont la littérature vieillissante a d’étranges manies de coquetteries mièvres. Une langue claire, forte, sans saccades brusques ni chevilles interminables qui noient l’idée sous un déluge de mots au lieu de la rendre sans cesse plus compréhensible”.

La littérature pour être originale doit évoluer en toute liberté.  Gérome ne veut pas que l’écrivain soit à l’étroit, préoccupé de la vanité des formules ou de la vanité des systèmes:

La formule qui voudrait enfermer la littérature dans un cadre fixe d’idées et de sentiments serait bien étroite en elle-même et, certes exclusive de toute beauté.  Elle condamnerait l’écrivain au tourment de tourner dans un cercle invariable et de ne jamais s’engager en dehors des sentiers battus.....

Pas d’entraves qui.... limitent la pensée lorsque celle-ci s’exerce sur des thèmes élevés, sur les motifs de nos méditations.  Pas de limites assignées à l’expression lorsqu’elle est toujours juste et bienvenue.

C’est la première fois que dans notre littérature un écrivain prenait sur lui de prôner cet élargissement et cet enrichissement de la matière littéraire et de crier à bas les formules.  Gérome peut-on dire à une conception toute neuve de la littérature nationale qui ne doit pas consister uniquement à chanter notre nature, nos aieux, et à décrire nos moeurs tropicales.  Il réclame une plus grande largeur de vue dans la conception et dans l’exécution des oeuvres.  Ce besoin de concilier le national et l’universel va faire éclater l’écorce trop rigide dans laquelle évoluait la littérature haïtienne jusqu’alors.  On peut considérer ces articles de Gérome comme étant vraiment à l’origine de la prise de position d’un Sylvain ou d’un Vilaire (Pétion Gérome : souvenirs d’hier, La Ronde, No 2; No 4).

Pétion Gérome est mort très jeune, à l’âge de 26 ans, laissant la direction de la RONDE, le 15 février 1902 à Dantès Bellegarde,  Il a disséminé dans cette revue d’excellents articles littéraires.  Il est regrettable qu’il n’ait eu le temps de doter notre littérature d’une oeuvre forte qui s’impose d’elle-même, se recommandant tant par la richesse des observations marquées au coin d’une originatlité vraie que par une élévation de pensée digne de cet artiste au verbe magnifique.

Les oeuvres marquantes de l’année 1901

Au cours de l’année 1901, les premières grandes oeuvres de la Génération de la Ronde sont publiées : 

Georges Sylvain : a) Confidences et Mélancolie b) Cric-crac
Etzer Vilaire : a) Pages D’Amour b) les Dix Hommes noirs
Justin Devot : a) Le travail intellectuel et la mémoire sociale b) l’État mental de la société haïtienne
Edmond Laforêt : a) l’Évolution b) Poèmes mélancoliques
Frédéric Marcelin : Thémistocle Epaminondas Labasterre

Dans une étude qui accompagne les poèmes de Confidences et Mélancolies, Georges Sylvain disserte sur sa conception littéraire qui contribuera à façonner le visage artistique de son époque.  En 1903, Frédéric Marcelin publie “Autour de deux romans” qui est une réplique à ses contempteurs et un genre de manifeste où est livrée à la publicité la partie positive de sa doctrine littéraire en tant que chef de l’École Nationale.

En février 1905, dans “Haïti Littéraire et Sociale” un fulgurant article publié sous le pseudonyme d’Ussol traduit une opposition systématique à la conception littéraire de F. Marcelin.

Enfin, deux ans plus tard, Vilaire publie “Avant propos des Poèmes de la Mort” qui ne manque pas d’originalité et qui doit être considéré avec beaucoup d’attention par celui qui veut comprendre l’époque que nous étudions.

Signalons également l’oeuvre du Théoricien Justin Devot dans laquelle se rencontre des considérations très pertinentes sur le devenir de la société haïtienne.

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