mercredi 31 octobre 2012

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 24e partie


Principaux thèmes poétiques de Vilaire

Etzer Vilaire a abordé dans son oeuvre, presque tous les grands thèmes de la poésie universelle en s’efforçant de les adapter à son moi et à son milieu. Il ne saurait en être autrement pour l’un des chefs de file de l’École Éclectique de la Génération de la Ronde. Il a dit l’amour, associé la nature à sa mélancolie; il a été un poète témoin de son temps; il a été un optimiste triste, hanté par l’idée de la mort et de la félicité éternelle; son scepticisme en face du monde ne l’a pas empêché de s’humilier et de rechercher en philosophie une explicationi chrétienne à l’énigme de l’âme et au destin de l’homme.

L’amoureux déçu

Les personnages de Vilaire (autant dire Vilaire lui-même) ne sont pas heureux en amour.  Ils sont constamment éloignés de leur possibilité de bonheur.  Au moment où Eva trouve son prince charmant en Argan, ce dernier s’éloigne sans laisser de trace.  Quand Argan découvre que le mousse Jean qu’il a en sympathie est Eva, cette dernière meurt tragiquement.  Ceci est vrai également du couple de PAGE D’AMOUR.

L’amour chez Vilaire est un possédé exclusif.  L’être aimé est unique et irremplaçable. L’amoureux est un possédé.  L’amour produit des miracles: il renverse souvent la conception du monde du héros.  Argan à la fin de le Flibustier n’est plus un misanthrope. Le Héros de Page d’Amour est envoûté par les charmes de Simone qu’il chante, non en vue d’un échange de plaisir, mais d’une possession totale.

Vilaire a chanté toutes les phases de l’amour; naïf, triomphant, inquiet, dépité, confiant, insatisfait, déçu, trahi, finissant.

Il recherche dans l’amour une plénitude et une permanence d’âme qui viendrait le défendre contre les laideurs du monde. S’il chante l’amour, c’est parce qu’il lui permet d’atteindre l’éternel.  Mais, Vilaire rencontre toujours cet éternel, non par une voie logique, mais par des subterfuges.  Ce qui permet au lecteur de se faire une idée pessimiste du monde.  Des dix hommes Noirs quatre au moins sont tenaillés par des chagrins d’amour qui les acculent au suicide.

L’amour de Vilaire est toujours tragique comme son monde.  Cet amour n’est pas sensuel. Jamais on ne rencontre chez le poète, avec les crudités chères à Durand, ce besoin de possession charnelle.  L’être aimé est un objet presque tabou.  Les plaisirs de la chair sont punis.  Homo du fond de son enfer s’en souviendra.

Poète délicat et sensible, Vilaire pare l’être aimé des plus belles qualités et sait trouver des images éclatantes pour louer sa beauté et le diviniser.

Quand il s’éprend d’une femme, “les jours vécus avant elle n’ont point compté”, sans ses baisers et ses caresses” demain est mort à la félicité”; si elle ne vivait plus les cieux “perdraient leur trésor d’azur et de clarté”, il faut qu’elle ait constamment les “yeux sur lui comme une nuit d’été”.  Hormis elle, tout est vanité:

Hormis toi, tout est vanité
Tout est vanité pour moi, hormis ton coeur fragile
Hormis ton corps sacré ciselé d’argile
Où le ciel enferma l’idéal beauté

Hormis toi, tout est vanité
Et ton coeur est le seul bien, la seule gloire
Et c’est toi dont je suis rempli qui me fait croire 
Que pour toujours je porte en moi l’immensité
                   (Tout est vanité, AMOUR Tome II)

lundi 29 octobre 2012

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 23e partie


VOIX (tome III)

C’est un long poème.  Toutes les voix de la terre, à tour de rôle se penchant sur les problèmes de la vie humaine, et justifiant la confession de leur choix.  D’abord les matérialistes;

  1. La nature est force et beauté; elle est vivante et suffit à rendre l’homme heureux.  Arrière les radoteurs qui interrogent son sein pour découvrir les secrets de l’éternité.  “La manie inquiète et savante a tué le germe du bonheur....” b) Dieu est, mais l’infini méconnaît la fourmilière humaine”.  Le ciel ignore l’homme.  Il est emprisonné dans l’Univers; c) “La matière a tout fait proclamé une ample voix /Ce que vous nommez Dieu n’est autre que ses lois”. d) Je veux vivre ma vie proclame un autre.  Tandis que vous vous occupez de choses creuses, je caresse ma vie.  Il n’y a de vrai que l’amour. e) Il faut manger, boire, dormir et s’amuser telle est la règle, car bientôt l’abime éternel nous emportera f) tout périt.  Chaque siècle s’éteint comme un bruit de tonnère.  Seuls survivent les noms glorieux qui ont pour eux le temps.  Les hommes célèbres ne meurent jamais.  g) Puis d’autres voix se font entenre : voix des pessimistes qui pensent que l’anarchie va tout emporter, que le monde va passer, voix des desespérés, du remords, du désabusé etc....

Mais, pour toutes ses voix, le problème de la vie demeure entier.  Véritable enigme qui tourmente le poète.  Soudain dans une vision, la Mèere de Dieu apparaît et enseigne aux êtres  la Vérité sur la Vie humaine.  Comme tous les poèmes de Vilaire, c’est un chant de l’espérance chrétienne qui ferme LES VOIX.

AU DELÀ (Tome III)
CREDO LITTÉRAIRE est le principal texte où Vilaire prêche l’éclectisme.  Il demande à l’artiste d’être complet, universel et immense en imitant avec originalité toutes les écoles littéraires passées.  On a dit et on répète que dans ce texte, Vilaire “prononce un interdit contre Haïti dont il ne cite ni le nom, ni les exemples”  Et alors qui expliquera le sens de ces deux vers du huitième quatrain:

“Mais ne proscrit ni celle où nos pères ont mis 
Les émois de leur coeur, et l’âme sa musique”.

Dans INSPIRATION, Vilaire rend un culte à cette déesse invisible qui le visite souvent et lui impose, impérieuse, sa loi : L’INSPIRATION.

Tu viens troubler mon âme et murmurer tes mots
Dans le silence et le mystère,
En vain je lutte alors et me refuse à toi...

L’AJGUPA est un texte plein de couleur locale où Vilaire décrit les mystères qui entourent le humfort d’un papa loi:

CORIOLAN ARDOUIN est un poème où il pleure sur la vie triste du poète Ardouin tout en rendant hommage à son talent.

FANTAISIES POÉTIQUES (Tome III)

RAPACES est encore une satire où Vilaire se demande comment les “hyènes chacals et vautours” qui peuplent notre faune politique et sociale peuvent-ils trôner toujours et partout en conquérants, avec tant de constance.  Il les appelle des “gens positifs. qui ne reculent devant aucune bassesse, même faire saigner le coeur des artistes.

CHANSON DU VENT DU NORD est un texte que seul un “grandelansais” pouvait écrire avec tant d’aisance.  Vilaire chante avec beaucoup de fantaisies, rythmiques le Nordé, ce sombre prince du vent du Nord qui “vente, grince, gronde, crie, déclame, danse et règne” tandis que:
Le ciel au son du glas et des marches funèbres
Pleure ses astres morts qu’enterrent les ténèbres.

HOMMAGE À MONSIEUR FRANÇOIS FERTIAULT: Monsieur Fertiault a fait paraître à 95 ans, nous dit Vilaire un charmant ouvrage “La vie du Livre” où il a inséré d’aimables stances dédiées à l’auteur des Années Tendres et des Poèmes de la Mort.  Vilaire lui rend hommage. Il saisit l’occasion pour comparer la jeunesse du vieillard à l’éternel printemps de son île bien-aimé. C’est un très beau texte, supérieur à mon Ile Bien-Aimée de Durand.

AMOUR DES CHOSES est encore un texte où Vilaire chante les merveilles de la terre Haïtienne et confesse les raisons qui l’attache à elle:

Mon coeur est frère ou fils de ton vibrant soleil 
Mes fibres sont les soeurs de tes lianes folles,
De tes soirs étoilés de vives lucioles.
Terre où je dormirai mon suprême sommeil,
Je t’aime, ô ma patrie!

samedi 27 octobre 2012

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 22e partie


Poème à mon Âme

L’âme de Vilaire est “tourmentée du besoin éternel de savoir”.  L’essentiel est toujours l’incertain.  Le sens de la vie, le sens de l’âme, tout se dérobe à son ignorance:

Tu palis à sonder l’insondable problème
Tu demandes cent fois pourquoi ce drame humain
Pourquoi vivre, pourquoi mourir, le lendemain
Ce qu’il sera pour toi.

L’âme est solitaire.  C’est son sort éternel.  Elle est une passagère qui doit bientôt dire adieu au monde.  Elle est reflet de ciel en nous.  Comme le Seigneur, elle est immortelle. Si elle souffre, c’est parce qu’elle croit pouvoir choisir pour patrie dernière, la terre funeste où l’horreur domine.  Et alors, le ciel refuse de lui dévoiler l’énigme universelle. Elle a soif d’absolu et se perd dans le tourbillon des petitesses de l’homme.

Le temps et les faibles ses humaines entraînent l’âme, mais ne peuvent la dominer.  Elle lèvera un jour les yeux vers la profonde nue et un rayon béni lui découvrira à jamais les délices éternels.

Toute baignée encore de mes suprêmes pleurs,
Victorieux enfin du mal et des douleurs,
Un jour m’emportera...j’en atteste, ô mon âme
Tes désirs allumés comme une sainte flamme....
Un vent d’éternité souffle!  Vois ta nacelle
Prête à fendre les flots: voyageur Dieu t’appelle!
L’orage est franchi, pars!  Chante en prenant l’essor:
Là-bas plus de tempête et le ciel est le port!

Dans le dernier chant du poème, Vilaire représente l’humanité sous l’image d’un Arbre qui par le jeu des saisons passe par toutes les péripéties.  Mais, “la croissance de l’arbre, sa fermeté dans la tempête et l’orage” sa renaissance aux beaux jours illustrent le triomphe final de la race des hommes sur les “forces adverses et son entrée future dans la plaine lumière”.

Commentaires
Tout est limité ici bas: le savoir et surtout la soif de l’infini.  Solitude de l’âme, hostilité de la nature, le spectre de la mort rendent l’âme pessimiste.  Mais l’âme espère et croit, car tous ses rêves terrestres, ailleurs sont des réalités.  Elle peut se reposer et attendre.  Comme Dieu elle est immortelle.

Autres textes importants de Vilaire
Il y a dans les recueils que nous n’avons pas analysés, des textes importants de Vilaire qui aident, soit à fixer davantage sa pensée littéraire, sociale et philosophique, soit à se faire une meilleure idée de son génie créateur.  Nous nous contenterons de les signaler.

Micellanés (Tome I)
Dans Haro, Vilaire s’en prend aux faux artistes, aux charlatans qui se mêlent de poésie.  C’est une satire violente dans laquelle, l’auteur ne ménage pas ses expressions pour clouer au pilori de l’art les “acrobates environnés de plats admirateurs”, les rois du plagiat dont “les écrits font penser à la nuit éternelle”.  

NOS ÉROSTATES est une explosion de rage contre ceux qui se vantent d’être grands patriotes, démocrates exemplaires et qui pillent l’état, condamnent à l’exil leurs compatriotes et posent les actes les plus revoltants pour que leurs “noms ne périssent jamais”.  C’est un texte qui reflète bien la situation politique et sociale de l’épopée de Vilaire.

Tristesse Ultime (Tome II)
BALLADE D’UN SUICIDE ET PAROLES DES TREPASSÉS qui éclairent la conception de Vilaire sur la mort.  Elle est non, une fin, mais un passage.

À MA PATRIE écrit par Vilaire pour remercier ceux de ses compatriotes qui l’ont encouragé à la parution des DIX HOMMES NOIRS.  Dans ce texte qui aurait pu être signé de MASSILLON Coicou ou de T. Guilbaud, Vilaire clame son amour pour Haïti et sa certitude qu’elle vivra en dépit des érostates.

AMOUR (Tome II)
Dans ce recueil, il faut retenir les quatre derniers poèmes : 
TOUT EST VANITÉ : Joli poème d’amour que ne renieraient pas Aragon et Eluard.

TE DEUM, LA VIERGE IMMACULÉE qui témoignent que Vilaire a pratiqué l’oecuménisme avant la dâte.  TESTAMENT où il se révèle humble et croyant.

dimanche 21 octobre 2012

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 21e partie


Commentaires

Un acte de démission: Les personnages des Dix Hommes Noirs, ne sont ni des bêtes, ni des anges.  Ce sont des faibles.  Ils se déclarent vaincus et refusent la lutte.  On arrive à douter de leur patriotisme et de leur jeunesse.  “Ils nous paraissent comme des esthètes : qui ne demandent à la vie que des jouissances; des ratés qui veulent se faire illusion à eux-mêmes et aux autres” (D. Vaval)

Ils aspirent tous à la mort.  Pourquoi?  Parce qu’on méconnait leur valeur, parce qu’ils sont misérables. Ils se feront égorger l’un l’autre.  Ils manquent de grandeur d’âme et de courage dans l’adversité.  Le livre demeure donc un acte de démission.

Telle n’a pas été heureusement l’attitude de la jeunesse d’alors.  Malheureuse, desespérée, pressurée par la misère matérielle et morale, elle n’a jamais consenti au suicide collectif ou individuel.  Sauf le cas d’Edmond Laforest.

Ainsi le poème LES DIX HOMMES NOIRS ne peut être considéré comme le testament intégral d’une jeunesse qui a souffert, cherché et trouvé sa voie. Il se termine, il est vrai, par le discours optimiste de Franck qui est inconstablement porte-voix de l’auteur.

Un poème national

Les jeunes de la génération de Vilaire s’enflamment de passion pour la liberté, la justice, la vérité.  Mais ils vivent dans une société où le médiocre est roi.  Ce conflit entre leurs aspirattions et la froide réalité produit un véritable choc et brise dans leur coeur tout ressort d’action et d’énergie.

Ces circonstances sociales et politiques, jointes à la mélancolie de Vilaire, à ses doutes, à ses désillusions et à sa grande foi chrétienne, ont fait de lui l’auteur d’un des plus beaux et des plus macabres poèmes de la littérature haïtienne : LES DIX HOMMES NOIRS.

“Touché, dit un contemporain de l’auteur, des conditions d’existence de toute une génération, Vilaire avait entrepris d’exprimer la douloureuse histoire de ses rêves brisés”.  Aussi le poème connut un succès immense à l’époque de sa publication.

Onze ans après, Seymour Pradel dira : “Lorsque parurent les Dix Hommes Noirs, ce fut pour nous une révélation.  C’était le souffle de la grande poésie qui passait sur nos fronts et les courbait.  C’étaient nos pensées embellies et magnifiées qui vivaient devant nous. C’étaient nos rêves, nos espoirs, nos doutes, nos dégoûts, c’étaient nos coeurs, c’était notre jeunesse qui chantait”  (Haïti littéraire et Scientifique, 5 janvier 1912).

En août de la même année et dans la même revue, il continuait : “Ce poème est le procès verbal de l’âme d’une génération, dressé par un poète et un observateur.  Il renferme une analyse aigüe et juste de la crise morale qui 1900-1901 faillit emporter toutes nos énergies: il en représente peut être l’oeuvre la plus caractéristique”.

Et Charles Moravia, toujours contemporain de Vilaire lui dédiera un sonnet dont nous extrayons ce tercet :
Le mal dont nous souffrons a passé dans tes vers.
Nous l’avons reconnu, hélas, en tes dix hommes
La jeunesse pensive et triste que nous sommes

Un poème religieux
Au coeur de ce long poème: L’angoisse.  Angoisse de l’homme rejeté par son milieu et incapable de maîtriser son dégoût pour la vie.  Angoisse propre de Vilaire étudiée par personne interposée.  Angoisse (voir bas de la page) la folie.  Le poème demeure, en dépit de la fin tragique de Frank un playdoyer en faveur de la charité et du dévouement.  Le long discours de Franck, s’il n’arrive pas à gagner à la vie, ses amis, ruine au moins par le raisonnement leur pessimisme défaitiste.

Si Franck refuse le suicide, c’est pas par amour pour la vie pourtant tissée de lâcheté, de bassesses, de reniements.  C’est au profit de Christ.  Vilaire est partagé entre deux univers; le mal et le bien.  Les neuf hommes pétris de faiblesses et de vices: c’est lui, c’est la société de son temps, le drame de sa génération qu’il assume sous une forme hautement poétique.  Et alors, pourquoi Vilaire a-t-il eu recours à ce subterfuge pour terminer le poème? pourquoi la folie du plus courageux des dix?  Où est Christ?  Pourquoi n’a-t-il assisté de sa grâce, Franck, le Chrétien?  C’est que Vilaire se cherche. Il s’interroge.  Son oeuvre passe forcément par des chemins contradictoires avant de déboucher sur l’éternité.

Que conclure alors à partir des Dix Hommes Noirs?  Si Christ est, son existence et la foi de cette existence ne suffisent pas pour éloigner sur soi les calamités terrestres.  Ces calamités sont des épreuves.

Vous souffrez, votre vie est un drame effrayant,
Et vous doutez de Dieu, Vous songez au néant,
Vous à qui par des pleurs, l’ange de la souffrance
Voulait faire entrevoir la divine Espérance....
Mais vous repoussez Dieu, dont la main vous frappait
Pour soulever vers lui votre âme qui rampait...
      (Discours de Franck)

  • Angoisse du croyant qui n’arrive pas à conserver neuf vies pour les luttes à venir et qui sombre dans....

HOMO - POÈME À MON ÂME

N’oublions jamais que la foi chrétienne de Vilaire est sa plus grande source d’inspiration.  Ce pasteur protestant a été agité toute sa vie en face des mystères de l’infini.  Qu’est-ce que l’homme?  Sa provenance, sa mission sur la terre, ses fins dernières? Est-il voué au bonheur ou au malheur?  Autant de questions qui ont un commencement de réponse dans le Flibustier, Page d’Amour, les Dix Hommes Noirs, Amour, Les Étoiles. Ce qui amène Vilaire à s’interroger sur les fins dernières de l’homme.  Il y répond par deux longs poèmes : Homo et Poème à Mon Âme publiés pour la première fois respectivement en 1907 et 1905. Les deux font partie du deuxième tome des poésies complètes.

Homo est sous-titré “Vision de l’enfer”.  Homo, c’est-à-dire l’homme, tous les hommes, symbolisés par un seul est sur son lit de mort.  Il a été pêcheur impénitent.  Il n’a même pas eu l’occasion de faire acte de contrition avant de dire adieu à la terre pour aller répondre de ses actes dans l’au-delà.  Les flots de l’inconnu, l’immensité vont engloutir son être et Vilaire médite sur la vanité de ses actes:

Homo, que te vaudront tous ses jours sans vertue
Que ta vie effeuilla sur un chemin stérile.

Homo s’élève de la foule et roule de la terre aux enfers.  Il grelotte de froid.  Il n’a plus les liens pesants de la chair, pourtant il a conscience d’être sensitif.  Horrible mystère.  “Il voit bien qu’il revit et que la mort n’est point”  L’éternité reflète son passé à ses yeux.

L’impérissable moi, tout le mouvant cortège
Des gestes et des faits tourbillonnent et l’assiègent
Leur résurrection fait l’enfer ou le ciel

Dans l’enfer de Vilaire, rien ne manque hormis la joie; les arts et la beauté.  Toutes les passions font cortège à l’âme et l’assiègent.
    L’enfer est la grande ombre où les nuages flottent
    Le monde impondérable où les spectres sanglotent

Le supplice commence quand l’homme pervers voudrait continuer à jouir des délices du vice.  Tout n’est qu’ombre autour de lui.  Veut-il saisir un objet?  Ce dernier s’évanouit au toucher.  Et quand il est saisi par le remords, le coeur est transformé, mais les souffrances sont pires.  Au remords suit le repentir.  Et le mal s’unit aux tortures, pour l’éternité, aux yeux des damnés.

Homo a soif et il ne peut boire.  Il a honte de sa nudité et ne peut se vêtir.  Il souffre et ne peut pleurer.  La nuit de l’enfer peut durer une heure ou deux ou embrasser des siècles infinis”  Que fait-on pendant ce temps” demande Homo à une ombre.

“On se souvient
“Car la nuit des enfers n’est pas pour que l’on dorme.”

Ainsi, Homo se souvient, connaît la déception, le remords, le repentir jusqu’au jour où, sa peine purgée, purifiée, il renaîtra à la vie:
Sa douleur par degré s’évapore et s’enfuit
Il soupire allégé, se délasse, s’étonne,
Ses yeux s’ouvrent....L’enfer n’est plus! Le ciel rayonne

L’épilogue de ce poème de plus de 1400 vers un hymne d’amour au Père Tout Puissant et un appel à l’homme sceptique pour qu’il croit au bonheur céleste, même dans la souffrance.  Dieu est notre père et l’éternité le but à atteindre après l’âpre misère:

Mais la douleur n’est rien qu’un feu qui purifie.
L’éternel est amour et vous pouvez, maudits
Entrevoir, à travers l’enfer, des paradis

C’est aussi, une vision de ce qui attend le pêcheur s’il ne se repent, s’il ne fait pénitence, car affirme Vilaire, “la grâce du Seigneur seul délivre des haillons souillés où se débat notre “âme”.

samedi 20 octobre 2012

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 20e partie


LES DIX HOMMES NOIRS (1901)

Ce poème, le premier du second tome des Poésies Complètes est publié pour la première fois en 1901, la même année que Page d’Amour.  Si ce dernier passe inaperçu.  Les Dix Hommes Noirs au contraire est reçu avec enthousiasme par le public lettré d’Haïti et fait de Vilaire l’un des chefs de file de sa génération.

Analyse dix Hommes, dix jeunes jeunes haïtiens, vêtus de noir, montés sur dix chevaux blancs se donnent rendez-vous, aux douze coups de minuit dans un manoir délabré au fond d’une forêt.  Ils s’étaient rencontrés à l’armée.  Depuis, ils se sont liés d’amitié, partagent leur douleur, s’aidant à vivre.  Leur esprit déborde d’amertume.  Ils se considèrent comme des ratés, des faillis.  Ils sont mis en commun leurs derniers sous, se sont faits préparer un dîner copieux.  Ils mangent.  Puis, sur l’avis de l’un d’eux, ils disent à tout de rôle “l’enfer ou le destin les isole”:

Sans asile, ils avaient découvert le manoir,
Et venait cette nuit sur leur sombre existence
Prononcer en secret la suprême sentence.

Le patriote
La premier homme noir est un patriote.  Trois fois, il a conspiré pour mettre fin à la puissance d’un chef tyrannique qui dirige son pays.  Il a connu l’exil, la misère, le pain noir.  Il aurait pu occuper une situation enviable s’il s’était décidé à plier ses genoux peu flexibles. Mais, il a le sens de l’honneur.  Des tentatives pour sauver sa patrie, ont brisé sa vie.  Pourtant au souvenir des aieux, ses pères qui ont rompu les chaines de l’esclavage, il aurait tout donné pour que s’ouvre une ère de paix et de démocratie en Haïti.  Il refuse de vivre au sein d’un peuple en agonie. Il choisit de mourir.  Son discours s’achève sur des rêves d’un accent cornélien:

Je n’ai de place ici, que dans le cercueil....
Je n’échangerai pas l’honneur contre un empire;
Si la mort est un mal, la vie en est un pire;
Et j’aime mieux mourir vaincu mais incompté
Pauvre, mais noble encore et l’âne en liberté.

L’orphelin
Le deuxième est un orphelin.  Il a lutté pour grandir, mais la vie est un marâtre, elle lui a toujours offert le pain amère de l’indigent.  Il vit dans un milieu où le mérite “comme Job sur la cendre se couche et pleure”. Dans l’honneur de son désert, une oasis charmante: une fiancée, un amour partagé.  Mais, il ne travaille pas. Il ne pouvait demander à la jeune fille de partager son chômage.  Et cette dernière est morte d’avoir trop attendu qu’il ait les possibilités de l’épouser.  Rien ne le retient plus sur la terre.  Il opte pour la mort:

Travail, ô travail rédempteur
Quand verra-t-on chez nous ton bras libérateur
Tendu pour soulager les foules qui soupirent,
Quand dans cette fournaise où nos âmes respirent
Afflueront ta rosée et ton souffle vital?.....

Le musicien
Le troisième est un artiste.  Un musicien.  Il aspire à chanter.  Enthousiaste, il se sent du génie, mais la détresse, l’isolement ont au raison de ses rêves grandioses:

Ma voix dans un sanglot s’est brisée et s’est tue
Je porte mon coeur comme un luth en désaccord
Mais, je veux m’envolant chanter sur l’autre bord.

Le désespéré
Le quatrième est un désespéré.  En Haïti, il n’y a pas de motif de vivre.  Il est dans un vide effrayant.  La souffrance a flétri son coeur.  Il a l’âme davantage diminuée depuis qu’il a recourt à l’alcool pour noyer ses chagrins.  Il est nègre.  Sa race est méprisée. Si ceux qui rougiraient de s’appeler ses frères lui tendent la main, c’est pour mieux l’humilier ainsi que sa patrie. Il a appelé en vain la mort à son secours, c’est toujours la souffrance qui arrive trompant son attente suprême:

N’est-il pas un remède au mal de la douleur?
Je porterai ce philtre à mon âme tremblante.
J’irai dans un sépulcre achever ma mort lente!

Le poète
Le cinquième homme est un poète.  Il rappelle, dans son discours, qu’en Afrique, chez les  Iolofs, quand meurt un représentant de cette race fainéante qui célèbre l’amour, les danses et les dieux, on ne l’inhume pas là où dorment les marchands, les guerriers et les rois.  On exile ses restes dans la nuit des forêts et on suspend son corps dans le tronc d’un baobab afin qu’il devienne la proie des vautours

Ce que font les Iolofs au Guiriot mal né,
On l’inflige aux vivants chez nous, aux interprètes
De l’amour et du ciel, à nous pauvres poètes...
Un peuple d’épicierms sans Dieu, sans coeur, sans flamme,
Refuse sous le ciel une place à notre âme

Et alors, le poète dans ce milieu délètere est bien obligé de porter son génie “comme une dépouille outragée et bannie”. Il en a assez de la vie.  Lui aussi, il choisit la mort.

Le cocu
Le sixième homme est un amoureux cocu et jaloux, un cocu amoureux.  Les caprices d’une femme ont souillé sa carrière.  Son amour est plus fort que la honte, il le porte comme une blessure. Il choisit la mort pour cesser d’être humilié et de souffir:
.....Cette femme est mon sépulcre et mon suaire
Elle me perd!  Je suis trompé, je suis jaloux....
Je vais mourir l’aimant encore!....

Victime de la dilation
Le septième a été trahi par un ami qu’il considérait comme un frère.  Pour entrer dans les bonnes grâces d’un chef d’État ignoble, cet ami l’a dénoncé comme opposant.  Il fut pris, jeté en prison et connut les pires tortures.  Quand enfin, un jour on le libéra, il apprit un crime plus infâme:
Un ministre d’État avait séduit ma femme!
J’en meurs tous les instants de mille morts au lieu 
D’une!.....

Le maquisard
À son tour, le huitième prit la parole.  Il a deux soeurs qu’il chérit à l’égal de lui-même. Obligé de prendre le maquis, le bouge les a ravies à ses étreintes “l’horreur des jours sans pain les a prostituées.

Les tuerai-je?  Leur crime est moins grand que le sien
Monde infâme qui fit le spectre de la faim?
Ainsi je mourrai seul.

L’étranger
Triste et solitaire, le neuvième est accablé par l’ennui.  Il vit en étranger au milieu de sa famille et du monde. Il cherche en vain autour de lui une âme soeur, il se demande si le Dieu qui l’a créé en l’envoyant sur la terre ne s’est trompé de planète.

La vie a fait de moi un mystifié
Et j’y suis à ce point perdu, sacrifié
Que mon esprit captif qui crie et se soulève
Veut chercher dans la mort, la terre de son rêve.

Franck
Le dixième homme noir est le seul dont le nom soit révélé.  Franck, il n’accuse pas, il ne s’apitoie par sur son sort.  Il se penche sur les autres pour un dialogue fructueux.

La douleur dit-il à ses amis ne doit pas vous acculer au desespoir.  On ne choisit pas la mort aux premiers échecs.  Ce n’est pas une solution.  C’est une forme vile de démission.  Il faut tout tenter.  Acculer le sort.  Dieu éprouve votre foi et vous vous révoltez.

“La vie est triste, mais elle est grande aussi”
Ili faut lutter, espérer, aimer, croire.  Chacun de nos actes, heureux ou malheureux sont des portes qui nous ouvrent l’éternité.  Je ne me tuerai pas “mon désespoir à moi fuit le remords”

Quand on a cessé de vivre pour soi, pensez aux autres, sacrifions-nous pour les rendre heureux:
L’oubli de soi, l’amour de tout, la charité
C’est l’océan limpide, insondable, où l’âme ivre
Puise la force unique et la raison de vivre...
Et cessons de pleurer pour sécher d’autres pleurs

Moi également affirme Franck, j’ai au coeur la haine de la terre  “Mais je respecte l’âme, et j’ai besoin d’aimer”.  Il vous manque la volonté pour souffrir.  Vous vous révoltez.  Vous perdez la foi.  Pensez-vous trouver la paix et le bonheur dans le suicide?  Avez-vous perdu le sens de l’infini?  Unissons-nous, éclairons la route des hommes, faisons à tous le don de nos coeurs brisés:

Pour qui veut se donner s’oublier est aisé
Devenez pour plusieurs un soleil qui se lève
L’âme se multiple en répandant sa sève
Et l’amour peut créer d’une fleur un printemps
Et d’une goutte d’eau des mondes éclatants.

En dépit de l’optimisme de Franck, les neuf ne sont pas convaincus.  Le plus agé est jeune encore.  Il a trente ans.  C’est lui qui ordonne le massacre.
Le second frappera le premier, le troisième
Tuera le précédent; ainsi jusqu’au dixième
Et celui-ci sera Franck

Devant le corps inerte et ensanglanté de ses camarades que lèche l’onde
Franck est resté debout, les bras tendus, glacés....
Le front mort, l’âme éteinte, en fuite dans le vide.
Un gros rire effrayant fait palpiter son cou,
Tout le bois en tressaille...Il est devenu fou.

mercredi 17 octobre 2012

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 19e partie


Le corsaire solitaire

Le récit reprend quelques temps plus tard, sans transition, à St-Domingue, colonie française qui deviendra Haïti, en 1804.  Tandis que le poète entonne un hymne d’amour pour Haïti au nom glorieux et retrace en des vers magnifiques le passé extraordinaire de cette île aux

.....sommets azurés pleins d’ombre et de murmures
Où le printemps frémit dans les fortes ramures!

Voici qu’avance un navire tout blanc, surmonté d’un drapeau noir : “Le Fantôme” Il “sillone la mer comme une île de glace où perche un oiseau noir, l’aile pendante et lasse....”.  Son propriétaire? C’est celui qu’on flatte, qu’on admire et qu’on craint.  La terreur des rois d’Espagne.  Un corsaire!  Argan.  Puissant comme un roi, il répand l’effroi, le sang, la flamme et l’or.  Audacieux, riche et brave, il a tout le monde à ses pieds.

Et voici, que sur la plage, un enfant aux boucles blonds, rêve de devenir mousse à bord du Fantôme, de se mettre au service de ce maître tant redouté. Il se présente à bord et demande à voir le commandant.  Il dit s’appeler Jean. C’est un nom d’emprunt.  Il est bien obliger d’en cacher le véritable auquel s’attache un grand drame.  Il est orphelin et hait le monde comme le capitaine.

Loin de mille ennemis tardent à me poursuivre
Mon coeur abandonné vient aspirer à vivre
Peut-être à vos genoux, dans les luttes, la paix
Et cette liberté qui déserte la terre
Et l’oubli viendra-t-il consoler ma misère?

Argan l’accepte à son bord, mais lui promet une mort prompte s’il est un traite.

La sacrifice

Les jours passent.  L’écumeur des mers reprend le large avec son équipage.  Jean s’attache chaque jour davantage aux pas d’Argan. À l’ombre mystérieux de cet homme, il mêlait son sourire, son humilité, la douce lumière de ses yeux.

Argan est resté ce même homme qu’on a connu à Paris, ennemi du genre humain et cherchant à tout prix la solitude, quoiqu’il en souffre.

Seul....Avez-vous compris l’horreur de ce mot?
Je le suis, je dois l’être et c’est là ma misère!

Il finit par prendre en sympathie en mouche Jean et lui fait des confidences émues sur son passé, sur sa vie présente.  Il n’a jamais rencontré son image en quelqu’un.  La mer est sa seule amie.

Le fiel est devenu ma substance, la haine
Est ma vie, et la nuit de mon coeur, mon domaine
Je me creuse un abime où je meurs lentement!

Dans ce tête à tête, il essaie de convaincre Jean de laisser le Fantôme où il mène une vie d’enfer trop démoralisante pour son âge et d’aller tenter fortune ailleurs.  Jean refuse. Il est lié au capitaine pour la vie, pour la mort.

En haute mer, le Fantôme est attaqué par des navires espagnols.  C’est un véritable carnage.  Soldats et matelots semblent des spectres noirs dansant dans un cratère.  Le Fantôme sort victorieux.  Dans le camp ennemi, un seul survivant.  Argan lui laisse la vie sauve et lui demande de se rendre au nom de tous les siens.  Rugissant de honte et de colère l’espagnol fond sur Argan avec son épée. Jean se précipite entre eux, reçoit un coup mortel et s’affaisse.  Le capitaine le transporte dans sa cabine pour le soigner.

Il couche le blessé, découvre sa poitrine....
Des lèvres du corsaire, un cri d’étonnement
Soudain s’échappe... Il voit une femme, une vierge

Elle se remue et entrouve les yeux.  Rougissante et ravie, avant de rendre le dernier soupir, elle avoue à Argan silencieux et muet : “Je suis Eva....Je t’aime....”

Le Fantôme brûle.

“Dans les vapeurs de l’incendie, Argan
Fruit lentement; au loin, une marque l’emporte.
Il baise le cercueil où repose la morte

Commentaires

L’homme ne peut vivre indéfiniment dans la solitude.  Il fuit le monde, mais des raisons de coeur l’y ramène souvent.  Jean-Eva est un symbole.  L’homme n’est pas un éternel abandonné, un éternel mutilé. Il nie la civilisation, il nie l’amour, il nie les bontés transcendantes de l’homme, mais tôt ou tard il doit reviser son son jugement.  Le baiser d’Argan à la morte ainsi que la pensée de l’Abbé Prévost placée en exergue au début du poème (On ne ferait pas une divinité de l’Amour s’il n’opérait souvent des prodiges: extrait de Manon Lescaut) sont là pour convaincre le lecteur que le sacrifice d’Eva n’est pas inutile.  Argan le monstre marin est redevenu un homme.

L’histoire et la morale de Le Flibustier retiennent l’attention.  Elle nous aide à cheminer avec Vilaire dans sa quête de l’homme et nous associent à son aventure philosophique. Mais on ne saurait passer sous silence l’imagination extraordinaire de Vilaire qui s’enfle avec ... pour nous peindre dans des sixtains remarquables les pourpres du couchant, la douceur des nuits tropicales, les flots rassérénés après le passage de l’ouragan dévastrice, la majesté de la mer aux crêtes moutonnées, la liberté qui trouva son berceau à St-Domingue la belle, la civilisation occidentale qui révèle sur sa face voilée toute l’horreur du monde.  Vilaire est un grand poète qui sait camper un navire Fantôme étrange et mystérieux, un capitaine corsaire froid, irraciscible, impénitent, l’amour qui use de subterfuge pour vivre la loi de l’abégation du silence et du sacrifice.

dimanche 14 octobre 2012

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 18e partie


ANALYSE D‘OEUVRE POÉTIQUE DE VILAIRE

L’oeuvre d’Etzer Vilaire est vaste.  Dans le cadre d’un cours, il suffit d’analyser les plus caractériques de ses recueils et à l’occasion de l’étude de ses principaux thèmes littéraires faire des incursions circonstanciées dans le reste de sa production.

Page d’amour (1901)
Quand Vilaire publie PAGE D’AMOUR en 1901, il a 29 ans.  Il est assez rompu au métier. Il ne tatonne pas comme un débutant, car il rime depuis l’âge de 14 ans.  Il y a déjà dans ce recueil “le souffle et le rythme de la grande poésie”.

C’est un long poème. Le journal d’un poète qui fixe le souvenir de sa liaison aec celle qu’il avait juré d’aimer jusqu’à la tombe.  Le journal débute le 30 janvier 1901 et s’achève le 15 février de la même année.

L’amour du poète est en lui comme un astre immortel. Inquiet, il se demande ce qu’il adviendra, si, jamais il perdait le coeur de la bien-aimée:

Mon âme ne peut plus se séparer de toi
Tout mourrait en mon coeur si tu m’étais ravie
Ainsi dans l’univers s’arrêterait la vie
Si les soleils atteints manquaient au ciel désert


Pourtant, cet amour si vivace a connu toutes les étapes : “souvenirs et regrets, espérances et désespoir, apaisement passagers, inquiétude de la destinée, hantise de la mort, aspiration à l’éternité....”.  Avant de s’approcher de Simone, le poète avait aimé.  Ce premier contact avec la femme avait fait de lui un malade, “un vestige souillé”:

Aux yeux désabusés du poète, l’ingénuité et la beauté de Simone étaient artifice.  Il a peur de la femme, mais veut aimer quand même.  Sa vie ne doit pas être une route déserte, un cimetière.  Il veut l’amour, la joie, le bonheur, et non l’ennui, le bouge, le silence éternel.  Mais, que faire?  Il croit :

...la femme inconstante et frivole
Comme une ombre qui tourne, un insecte qui vole...

Il se décide par caprice à faire la conquête de Simone.  Il est sur d’être aimé et de pouvoir lâcher prise quand le coeur lui en dit, il se dévoile, Simone le récuse : elle aime un autre.  Et voici le poète pris à son propre piège.  Son orgueil d’homme et la jalousie aidant, il finit par aimer follement Simone et ne peut se résigner à vivre sans elle:

Il faut le dire enfin, l’amant
Avait en soi tué le railleur, le sceptique
Et j’entendais monter l’innombrable cantique
De mon coeur plein de toi....

L’âme du poète est agenouillée dans l’extase. Il ne vit, ne respire que par l’être aimé.  Le morceau où il confie à la nuit son amour est l’un des plus beaux poèmes d’amour de notre littérature.

Oui, j’aime maintenant, j’aime! rêve inoui!
Je le sens, et j’en souffre et j’en suis ébloui.
J’aime!....ô chose nouvelle! ô chose solennelle!
Tout mon être est un coeur, toute mon âme une aile....

L’amour du poète passe par toutes les obsessions: dégoût, espoir, jalousie, haine, indifférence.  Il espère enfin voir Simone répudier son amant qui est un débauché.  Elle rompt vraiment avec ce dernier mais refuse de répondre à la flamme du poète.  Vilaire se décourage totalement.  Pense même au suicide. Il revient à la charge.  Se cherche des raisons, de croire et d’espérer encore :

....la fin d’un amour est toujours un regret 
Et le commencement, un vertige secret.

Sa peine lui inspire de belles strophes où Simone est parée de toutes les beautés et de toutes les séductions : son rire est franc et rose comme une aurore, elle naquit pour aimer comme un rosier d’Avril pour embaumer, elle est une source fraiche où se mire un éternel été.

Quand, après un long temps d’abstention, il la revit, il feint de ne plus l’aimer. Mais, sa voix, ses yeux, ses gestes le trahissent. La présence de l’être aimé avait sur lui “le radieux effet d’un lever de soleil dans un pays de flamme”, elle l’illuminait.  Enfin, un soir qu’elle était radieuse et belle, il risqua:
Si tu voulais me plaire, oh! c’est toujours ainsi
Que tu te montrerais!  Mais, tu n’as point soucis
D’entendre les désire d’un triste coeur, lui dis-je
  • Si tu te trompais, fit-elle
        J’eus le vertige
  • Tu m’aimes donc?
        Elle eut un frisson et dit : Oui
Tout mon être trembla d’un bonheur inoui

Le bonheur rêvé convoité se matérialise.  Le poète est enfin heureux.  Sa félicité sera de courte durée.  Malgré lui, malgré elle, ils doivent se dire adieu.  Le poète cesse de maudire le sort qui le poursuit.  Il retrouve sa foi chrétienne qui le console de sa détresse.  Deux deux amants peuvent continuer à glaner des douleurs pour leur couronne éternelle.  Confiants, ils peuvent désenlacer leurs mains. Dans l’éternité promise à tous les hommes de bonne volonté, ils se retrouveront.  Mais, lui, le poète n’oubliera jamais les profonds regards de jais de Simone qu’il désire et qu’il perd:

Tu ne sauras ce qui l’ordonne:
Mais il faut nous dire adieu
Adieu donc!  Comme ce mot sonne
Triste! Quel glas funèbre, ô Dieu!

Si tu voyais comme je pleure!
Adieu, sans un baiser;
Adieu!.... Je n’attends plus que l’heure
Où l’on cesse d’agoniser...

Commentaires

Pages d’amour contient 17 chants.  Seul le dernier porte un titre ADIEU DE L’AMANT.  Il y a nombre de vers faciles dans ce premier recueil de Vilaire.  Poète de l’amour, il fait penser à Durand.  Mais soulignons immédiatement combien leur conception diffère.  Durand est épicurien. Il voit dans la femme, d’abord la chair et s’attache surtout à ses grandes beautés physiques.  L’amour est spiritualisé chez Vilaire.  Ce qu’il recherche chez l’être aimé, ce sont d’abord des qualités de coeur.

Avec cette première publication, Vilaire a écrit un émouvant poème d’amour qui lui permet déjà de poser le problème de l’homme. Il n’est pas fait pour le bonheur.  La souffrance est son lot.  Il ne connaîtra la félicité que dans l’éternité.  Mais, il est condamné à rechercher le bonheur dans la poursuite de l’amour.  Quand il s’en abstient, des circonstances imprévues l’y poussent.

LE FLIBUSTIER

Comme Page d’Amour, Le Flibustier fait partie du tome I des Poésies Complètes. Il a été publié pour la première fois en 1903.  C’est un roman de 1749 vers, divisé en trois chants.

Le Misanthrope argan est un homme étrange, rude, fatal.  Un esprit singulier.  Il était fort éloigné de l’ange, nous dit Vilaire, tout voisin du démon.  Orphelin et riche, il n’a connu ni misère, ni bonheur.

Il n’avait point d’ami : l’homme hait ce qu’il craint
Il portait le renom d’un frondeur sophistiqué,
Méprisant peuple, roi, prête, amour, politique.
Ses mains étaient de feu, sa poitrine d’airin
Son coeur le diamant le plus dur de la terre.
Toute sa vie offrait un douloureux mystère.

Cet homme triste niait le progrès. Cet orgueilleux considérait le monde comme un spectacle odieux.  Il affirmait que “rien n’est rien”:  Dieu seul est.  Mais que sait-on de Dieu?  Il ne s’ouvrait jamais au souffle inspiré des saintes écritures. Il vivait depuis peu à Paris, en solitaire, avec un vieux Domestique fidèle à son maître, traité aux autres, louche et infirme.

Argan n’était pas aimé.  Le mystère planait sur son passé et sa fortune.  On se disait que loin de sa patrie, il avait fait de la piraterie. Un soir, alors qu’il se promenait dans une ruelle déserte de Paris, il fut assailli par des hommes masqués.  Brave, Argan se défendit et mit en déroute les bandits, mais resta blessé sur le pavé.

Lorsque, quatre jours après, il reprit ses sens, il était soigné par une jeune fille

C’était une enfant blonde, un souriant sauveur
Resplendissante et pure en sa beauté première;
Ses yeux bleux débordaient d’une douce lumière;
Ses lèvres de corail plus riches de saveur
Que nos fruits odorants humuseté de rosée
Brillaient comme une fleur sur l’hermine posée.

Elle était la fille d’un héros, mort au champs d’honneur.  Elle vivait avec sa mère et n’avait jamais connu l’amour.  Quand un soir, elles recueillirent Argan blessé sur le pavé, Eva se sentit attirée par cet homme étrangement beau et décida de s’attacher à ses pas pour le meilleur et pour le pire.  “Mais aussitôt qu’Argan avait repris ses sens”, il devina, il comprit.  Encore convalescent, il manda son domestique et se fit transporter chez lui.  Rétabli, il rendit visite à ses bienfaitrices, leur offrit des présents royaux les revit même plusieurs fois dans la suite.  Un jour, il partit sans laisser de trace.

La mère d’Eva mourut.  La jeune fille orpheline et amoureuse déçue demeura seule et tremblante dans les bras de la vie.

samedi 13 octobre 2012

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 17e partie


L’homme, son milieu social et sa conception poétique

L’Homme

Etzer Vilaire a vécu toute son exitence avec le sentiment d’être frustré.  Il était de santé délicate. Il n’a pas fait, selon ses rêves des études complètes dans les grands centres d’outre-mer, comme la plupart de ses contemporains et amis.  Il n’avait pas un physique sympathique et ne jouissait pas d’une bonne presse dans le monde féminin.  Il vécut dans un milieu social, corrompu, analphabète, divisé par la guerre civile et dirigé par des ombrageux.

Frustré de son droit à la santé, à la culture, à l’amour, à la liberté il a préféré les miroitements de l’idéal inacessibles aux mesquineries quotidiennes, aux bassesses morales.  Il a vécu en mystique, hanté par la certitude d’une vie parfaite dans l’au-delà.

Il a cultivé de grandes amitiés dans sa vie (Edmond Laforêt et Georges Sylvain par exemple), mais il se brouilla avec ses plus fidèles, non sans éclat, brandissant soit le sens de l’honneur, soit celui de sa supériorité intellectuelle, deux qualités qu’il cultivait avec un mélange rare d’humilité et d’orgueil, comme tout bon Jérémien.

Vilaire est avant tout un pessimiste. Comme tout homme profondément croyant, pour lui l’être humain et la création toute entière sont originalement marqués par le mal et jouent un jeu dont ils sont les perdants obligés.  Les personnages de ses poèmes ont toujours une fin tragique.  L’idée de la mort domine et son être et son oeuvre.

Il est un protestant militant et ne s’explique pas qu’on soit athée. Il manifeste un éclectisme religieux, se cherche à travers diverses confessions opposées tant sur le plan de l’éthique que sur celui des préceptes.  Il se convertit au protestantisme libéral, après la lecture des études d’Augustin Sabatier, fréquente les églises romaines et fait du spiritisme.  Ses écrits sont souvent traversés après un long cri d’espérance vers l’être suprême et une croyance sincère en la bonté divine”.

De son temps, il est l’un des écrivains les plus féconds de la littérature haïtienne.  Il a publié plus de 750 pages de vers, sans compter de nombreux discours, sermons, conférences, articles, critiques, contes et nouvelles.  Il aurait pu donner davantage et mieux s’il n’avait cessé de  publier tôt, aux environs de la cinquantaine.

Jugeant l’homme et l’oeuvre, dès 1912, Edmond Laforêt, constatera: “Ce qui parmi nous, distingue plus particulièrement M. Vilaire, c’est l’abondance de sa poésie qui a fermenté dans son coeur, qui alimente encore son esprit, c’est sa capacité de rêver dans un monde positif; c’est sa profession courageuse d’être artiste dans les rigueurs d’une existence prosaique, c’est enfin de prouver, au moyen de longs poèmes, la péréquation des facultés esthétiques du nègre et du blanc” (Haïti littéraire et scientifique, page 327, 7 juilet 1912).

Son milieu social

Vilaire vit au milieu “d’un peuple d’épicier” sans foi ni loi” comme il le fait dire dans l’un des Dix Hommes Noirs.  Un peuple en agonie. Il faut se rappeler l’atmosphère délètère de l’époque : la politique du sabre avait remplacé celle de l’esprit.  D’où cette attitude de démission, cette résonnance pessimiste qui caractérisent une bonne partie de l’oeuvre du barde.

Il est de Jérémie : un milieu traditionnellement bourré de préjugés sociaux stupides.  Et il en pâtit.  Il est de Jérémie : la ville des poètes par excellence.  Ville éminemment poétique et qui explique le climat.  Parlant de Jérémie, Edmond Laforêt dira : “L’air y est bleu et sa fraicheur dans l’âme qu’elle pénètre, dépose un miel de l’azur infiniment doux aux blessures sentimentales.  Un long printemps enveloppe l’année aux trois quarts, tel un peplum embaumé, tissu de fleurs, de verdure et de rosée....l’automne se fond dans l’été qui prolonge le printemps....Seul l’hiver est ennemi de l’équivoque et tranche dans la confusion....”

Et Monsieur Pradel Pompilus de conclure : “Quand Il (Vilaire) décrit l’hiver, ne nous hâtons pas de crier à l’évasion et de jeter : il n’y a pas d’hiver en Haïti, que vient-il nous parler de froid et de brouillard?  Il a connu l’hiver, l’hiver caraïbe.  Quand il esquisse un paysage vaporeux et indécis, ne lui cherchons pas de modèle en France.  Ce paysage, il l’a à peine imaginé, il l’a transposé.  Quand à la colère des vents et des eaux ou la plainte immense et confuse des vagues, elles emplissent tous les recueils d’Etzer Vilaire, ce sont elles qui inspirent au poète rythmes et symboles (Etzer Vilaire, Études critiques par P. Pompilus, imprimerie ONAAC. Port-au-Prince, 1969).

La littérature est avant tout l’expression d’une société.  Même quand Vilaire prône l’éclectisme, fait des déclarations sensationnelles qui ont tendance à méconnaître la valeur de notre littérature indigène, même quand il affirme que “nous sommes condamnés à une littérature d’imitation”, il ne peut rejeter de sa production l’emprise de son milieu physique et social, il écrit des textes qui reflètent l’état d’âme de sa génération.

Sa conception poétique

Très tôt, il se fait une conception assez originale de la langue et de la poésie française et part à la recherche d’une formule qui l’aiderait à atteindre avec la consécration de son talent, un public plus large que celui d’Haïti: le public français motivé aux environs de 1890-1910 par la collection des poètes français de l’étranger dirigée par Georges Barral.

Dès lors, comme il est dit dans l’introduction générale, il refuse d’écrire pour les amateurs d’exotisme.  Illuminé par sa foi chrétienne, il produit pour ceux que tourmentent le drame de la vie, les problèmes de la destinée et de l’âme.

Le poète ne se limite pas aux thèmes d’inspiration locale.  Il élargira son champs. Et puisque tout à été déjà dit, il pratiquera l’éclectisme.  Il prendra de toutes les écoles littéraires ce qu’elles ont de meilleur.  Il soignera sa forme, évitera facilités et négligences, car dit-il”... la langue française est quelque chose que je vénère et que je redoute; et rien ne me tourmente plus que l’insaisissable perfection, les décevances du rêve d’art à jamais inaccessible dans sa splendeur de beauté idéale”.