Le dernier ouvrage du Dr Price-Mars, publié avant sa mort vers la fin des années 60, balayait la vision échafaudée sur une interprétation erronée de la question de couleur en Haïti. Il mettait en cause le principe selon lequel le préjugé de couleur serait l’épine dorsale de la question sociale haïtienne. Ainsi le Dr Price-Mars, indirectement, mais formellement, accusait le Dr Duvalier de n’avoir pas été suffisamment attentif à la différence entre le fait social et la réalité juridique. Cet ouvrage posait le problème dans toute son acuité à la conscience duvaliériste. Les tenants du noirisme se trouvaient donc le dos au mur. Ils ne pouvaient ni modifier les données philosophiques sans risquer de perdre la face, ni s’insurger ouvertement contre les idées de l’Oncle. Ils ne pouvaient, sans se saborder, forcer la note apologétique.
Cette publication, en contredisant la thèse adoptée par Duvalier et Denis dans Le Problème des Classes à travers l’Histoire d’Haïti, mettait le régime au pouvoir sur la défense. Acculé et mortifié, François Duvalier s’avisa d’arracher l’initiative au Dr Price-Mars. Il fit flèche de tout bois, tout en refusant de tirer la leçon des erreurs dénoncées par l’Oncle. Le sac de la bibliothèque privée de l’éminent ethnologue relevait d’un vif sentiment de frustration, difficile à apaiser, et qui véhiculait un jugement absolu exercé impunément contre l’autorité intellectuelle du maître. François Duvalier réagissait contre ce qui lui paraissait être une déviation de l’orthodoxie indigéniste, dont il se croyait être le détenteur, en vertu d’un pouvoir qu’il manipulait à sa guise. À la vérité, cet acte arbitraire et brutal faisait fi de la dimension légale du choix d’un octogénaire vénéré par tous les segments de la classe intellectuelle haïtienne. Il constituait une grave violation de la liberté d’expression et de l’affirmation concrète de la forme d’humanité à travers laquelle “l’Oncle” se proposait de poursuivre son dialogue avec ses compatriotes.
On peut déplorer qu’une cassure brutale se soit produite durant les années 60 entre ce disciple devenu Président d’Haïti et le maître à penser de l’intellectualité haïtienne, offusqué devant les abus auxquels menait une interprétation fallacieuse du concept de la classe sociale. Le procès fait à Jean Price-Mars, en vertu des canons du noirisme, témoignait d’un esprit fermé au choc des idées et au dialogue. Car penser que la question de couleur n’était pas la question de classe constituait aux yeux du Dr Duvalier une hérésie qui, une fois acceptée, mettait en cause bien des éléments fondamentaux contenus dans Le Problème des Classes à travers l’Histoire d’Haïti. C’était là faire violence à une certaine vérité. Le pouvoir duvaliérien qui ne pouvait défendre ses allégations contre la thèse de Mars censurait et brisait. “Et si le pouvoir, avait si peur de la pensée, s’il tremblait devant la raison, n’était-ce pas parce qu’il n’avait d’autre raison, lui-même, qu’arbitraire... C’était se moquer de l’homme, ne point reconnaître sa dignité que de lui dénier le droit de juger de tout et de se régler selon ses propres lumières.”
Cet abus, François Duvalier l’exerça; et il le fit avec ostentation, feignant d’ignorer que sa conception de la lutte des classes constituait un dévergondage de la pensée politique haïtienne, une déviation de cette vision de la société nationale qui, tout en s’apparentant aux principes formulés par le Dr Jean Price-Mars, portait à son comble une déformation historique d’autant plus dangereuse qu’elle instituait un préjugé de couleur à rebours et maintenait la communauté haïtienne dans un état d’arriération intellectuelle.
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