dimanche 25 novembre 2012

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 36e partie


Carl Brouard, le poète maudit

La vie de Carl Brouard est un écheveau à démêler.  Sa vie privée et sa vie publique s’intègrent sous un aspect singularisé par les faits et par les événements qui les justifient et les définissent en même temps.  Malgré la chance d’une naissance privilégiée, Brouard a vécu sous le contrôle d’un besoin compulsif de boire qui peut être compris comme la manifestation d’une insatisfaction personnelle.  Il cachait sa déception sous le flot de l’alcool, dans l’espoir de se forger une bonne conscience.

La société bourgeoise, dans laquelle vécut Carl Brouard avant de devenir le bohème impénitent que l’on rencontrait aux abords du cimetière de Port-au-Prince, dans la rue Mgr Guilloux, n’avait pu retenir dans ses mailles le poète subtil dont la réussite incontestable était due à sa façon de projeter une image de clochard, fatigué des milieux huppés de sa jeunesse.  La prose limpide de Carl Brouard reste un fascinant exemple du génie lié au malheur.

Carl Brouard n’accepta jamais comme une fin en soi sa situation de bourgeois heureux.  Sa poésie exhale la nostalgie de cette “Afrique maternelle et douloureuse” qu’il recherchait à travers les rues de Port-au-Prince, dans ces quartiers plébéiens où, voyant se dissiper ses rêves d’aristocrate, il découvrait que partout l’homme est le même.  Son africanisme était assez profond pour qu’il prît suffisamment de liberté avec les mots:  “Nous remîmes en honneur l’assotor et l’asson.  Nos regards nostalgiques se dirigèrent vers l’Afrique douloureuse et maternelle.  Les splendeurs abolies des civilisations soudanaises firent saigner nos coeurs....”

Homme du peuple, rapidement émancipé de la tutelle familiale, Carl Brouard savourait la compagnie des badauds, des femmes de bas étage qui donnaient un certain relief à ce personnage public à la recherche d’une vérité qu’il découvrait dans une loyale confrontation avec lui-même.  Dans son oeuvre, ces femmes ont pour noms Azora, Mimose, Naga, Sultana, “qui font s’envoler [ses] chimères comme des papillons noirs”.

Cet artiste fin et exubérant, cet alcoolique invétéré, impressionnait le Dr François Duvalier par le mysticisme qu’il projetait et par la verve pétillante qui montrait la déchéance de l’homme face à la vie.  Cet esprit tourmenté se découvrait devant un François Duvalier plus lucide et plus soucieux de stabilité, parce que la personnalité assez complexe, mais intéressante du futur Président d’Haïti offrai des réponses plus cohérentes aux questions fondamentales de l’existence.

Duvalier et Brouard ont fait en sens inverse le chemin de la vie.  Le grand bourgeois s’est désintéressé de l’existence divertissante qu’il avait connue dans son enfance et durant son adolescence, pour mener une vie misérable, confrontée à tous les soucis du quotidien.  Duvalier n’a jamais accepté les limitations imposées à sa personne par l’existence prolétarienne qu’il avait menée dans un des quartiers populeux de la capitale.  Parti des fourgons du vieux Port-au-Prince où la vie était constamment galvaudée, il a pu se hisser jusqu’au sommet du pouvoir pour jouir des fastes et de l’autorité que celui-ci confère à son détenteur.

Le jeune François n’a jamais été à l’aise dans un environnement petit-bourgeois où se rencontraient des insatisfaits et des mécontents.  Il avait hâte de respirer l’air de la grande vie, de jouir de l’aisance.  C’est pourquoi il mena une lutte acharnée pour se libérer des conditions lamentables détruisant les certitudes de l’avenir.  À travers ses écrits, comme dans ses activités politiques, s’exprimait un combat désespéré pour que la dignité fût reconnue à lui-même et à sa classe.

Le seul point commun entre les deux hommes était l’amour des lettres, agrémenté par une profonde aspiration au plaisir.  Si Brouard n’a jamais pu se trouver à travers les dédales d’une existence contradictoire, Duvalier prenait constamment la mesure de lui-même, en vue d’apporter des réponses pragmatiques aux grandes interrogations de son époque.  L’auteur de Écrit sur du Ruban Rose s’était laissé fourvoyer par les forces de son subconscient, tandis que le futur Président de la Répubique, en faisant l’expérience de la misère, de la faim et des préjugés féroces, avait appris à se discipliner lui-même pour refuser la stagnation et saisir la chance de se hisser au sommet.

Les deux hommes étaient bien conscients de leurs propres limites. Brouard acceptait le verdict du destin et s’y conformait en s’appliquant à “oublier l’immensité brute qui l’écrase et qui l’ignore”. Il n’avait rien de l’idéologue.  Et c’était par le biais de la poésie et de la littérature qu’il se proposait de fonder l’humanisme.  Replié sur lui-même, Duvalier cachait une sereine ambition qui le pousait vers la réalisation de ses rêves les plus chers.  Il était conscient de l’ampleur des problèmes de son pays et c’était dans la politique qu’il s’efforçait d’en trouver les solutions. Par contre, il reconnaissait l’importance de la lutte en vue de la transformation sociale.

Pourtant, les deux hommes s’aimaient et leurs retrouvailles, à l’occasion du 60ième anniversaire de la naissance de Carl Brouard, donnaient une haute idée d’une amitié qui puisait sa source dans une commune vocation de valoriser l’humain.  Ils se souvenaient du temps où leur dialogue, engagé sans polémique, exprimait la révolte contre les conditions imposées à l’homme noir.  Leur commun objectif consistait à rendre plus humain ce monde dur et insensible qui institutionnalisait la traite des Noirs, l’esclavage, le mercantilisme et le colonialisme.

Malgré les réserves émises, Carl Brouard manquait surtout de hardiesse pour dépasser la prudence coutumière chère à sa classe, prudence qui incitait les tenants de cette classe à faire relever la justice sociale d’une autre problématique.  Là résidait le malentendu entre lui et François Duvalier, un malentendu profond qui s’expliquait par des conceptions de classes et de méthodes différentes.  Mais un malentendu assez superficiel aussi qui n’a pu empêcher les deux confrères de manifester à bien des égards un accord foncier entre des attitudes opposées dont la compréhension ne suffisait pas à vider la querelle.

Aucun commentaire: