ART DE VILAIRE
Dès son premier recueil (Page d’Amour) Etzer Vilaire s’impose par une imagination brillante. Cette faculté s’épanouira dans ses autres publications avec une aisance extraordinaire. Ses images ne sont pas ornement de la pensée. Elles font corps avec le texte et servent à traduire les sentiments du poète.
Vilaire est un visionnaire. Ces images ont la faculté de matérialiser les rêves les plus absurdes et les plus éthérés. Il peint en fresques macabres et grandioses, l’enfer où vécut Homo, il anime les étoiles et fait goûter à l’âme pure les joies de l’inéfable au céleste séjour.
Le temps, l’espace l’infini, le néant, prennent corps et sont sensibilisés sous la plume du poète. Les flots, les astres, les ombres de l’enfer, les anges du ciel ont une voix, un coeur et une raison.
Autant dire que Vilaire pense et s’exprime en images. Nombre d’elles sont tirées du répertoir classique universel, donc courantes, familière: l’allégorie du cerf dans Pages d’Amour, de l’arbre symbolisant l’évolution de l’humanité dans Poème à mon Âme, du vase brisé dans Testament. Il faut ajouter les images nées de la phobie des ténèbres, des fantômes et du tombreau, celles inspirées par le vol du vautour et des attitudes du cheval ou du lion.
Mais, que d’images originales qui s’expliquent par l’origine géographique du poète (Grande Anse; exposée à la colère des vents et des flots), son amour de la musique (il était bon pianiste) et surtout sa foi religieuse.
Les images sont tellement nombreuses dans l’oeuvre du poète, qu’elles finissent par lasser le lecteur, quoiqu’elles soient presque toujours des réussites.
Vilaire avoue combien il a amendé, revu, corrigé son oeuvre. Il respecte la langue française et soigne constamment sa technique. Les exemplaires de l’édition complète de son oeuvre que nous détenons sont corrigés avec un soin scrupuleux de la main même de l’auteur. Et chose étrange, d’autres exemplaires de la même édition qui sont tombés sous nos yeux contiennent des corrections différentes. Et soulignons qu’elles sont toujours heureuses.
L’allure des vers de Vilaire varie selon le sujet. Allure de la prose familière relevée par les jeux de la rime et du rythme, de l’imagination et de la sensibilité, quand c’est le poète de Page d’Amour.
Allure macabre, ponctuée par un vocabulaire sèche, quand il faut souligner le pessimisme des dix hommes noirs et le dénouement de leur aventure.
Éloquent et même passionné avec des accents d’une poignante intensité quand Argan confesse au mousse Jean pourquoi il hait les grands de ce monde et se veut justicier des faibles et des opprimés; quand, le poète lui-même raconte la bataille du Fantôme et des navires espagnols.
Le vocabulaire de Vilaire n’est pas trop riche, ni très pittoresque. Il refuse d’enrichir la langue par l’apport d’expression locale, à la manière de Durand.
La rime de Vilaire est riche ou discrète selon que l’auteur cherche à frapper l’attention ou à tirer un effet de simplicité. Le rythme est varié. Il tient surtout à l’alexandrin ample et large qui donne mouvement et vie à sa pensée. “On trouve chez lui la période rythmique prolongée au mouvement entraînant, le rythme brisé à souffle court, le rythme fuyant etc....”
Georges Sylvain affirme qu’il est “de tous nos poètes celui dont les vers rendent le plus fréquemment le son de la grande poésie, celui qui a su éclairer des images les plus éclatantes les pensées les plus hautes et les plus profondes” (Préface aux années tendres).
Le stoïcisme de Vigny, la mélancolie de Lamartine, l’art maladif et languide de Verlaine, la profonde psychologie de Bourget poète et romancier, la hantise du Baudelaire des “Fleurs du Mal”, l’hermétisme de Mallarmé, Hugo, Musset, Leconte de Lisle, Shakespeare et Byron, les grecs et les latins, les classiques et les modernes ont influencé son art et sa conception de la littérature. Ses maîtres et ses modèles sont vraiment nombreux.
Mais, son tempérament personnel a su différencier ses oeuvres de celles de ses modèles. Il est le type parfait de l’éclectique. Il a réussi merveilleusement dans cette conception de la littérature.
La postérité de Vilaire
Vilaire est méconnu. Méconnu parce qu’il y a peu de personnes, même au nombre des critiques, ses contemporains, qui peuvent se vanter d’avoir lu complètement son oeuvre. C’est le cas de dire que son abondance lui a nui. Ainsi que sa pensée philosphique inacessible au commun des mortels.
Marceau Lecorps constate avec justesse que “....Ce Vigny haïtien n,est pas très connu de la foule et cela se comprend bien : les sentiments et les passions que ses oeuvres fixent ne sont pas les sentiments et les passions de la foule. La philosophie de ses vers n’est pas à la portée du peuple; c’est un aristocrate de pensées, un prince du cerveau que le vulgaire ne comprendra peut-être jamais. Il n’aura point la grande renommée d’Oswald, mais les lettrés le jugeront presque aussi grand”.... (la dernière étape).
Les contemporains de Vilaire, il faut le souligner, ont reconnu sa valeur de poète authentique. Avec humilité, il a assisté au triomphe de son oeuvre couronnée par l’Académie Française et les Chambres Législatives Haïtiennes. Son rêve d’être lu et apprécié en Europe s’est concrétisé quand les éditeurs étrangers ont pris à charge de le publier.
Mais, à partir de 1927, et pour près de quarante ans, une propagande bien orchestrée, appuyée sur les théories littéraires de l’École Indigéniste, fait passer Vilaire pour un anti-patriote, un évadé qui a tourné dos aux réalités haïtiennes et produit une oeuvre médiocre calquée sur celle des grands écrivains européens. Alors, une certaine conception de l’art faisait de l’écrivain une sorte d’enquêteur sociologue.
Mais, depuis quelques années on assiste à un véritable engouement pour l’oeuvre de Vilaire. Scrutateur de l’océan, de l’abime et de l’infini, interrogateur des mystères de l’au-delà, chrétien en conversation continue avec Dieu, Vilaire philosophe est bien vivant et commence à peine sa carrière de grand poète.
Les écrivains haïtiens contemporains ont presque tous rejeté le nationalisme chauvin des indigénistes. Ils prônent la liberté de l’inspiration et de l’art. La littérature n’a plus de frontière. Elle est humaine et universelle pour chanter l’homme à travers tous les hommes sans distinction de race, de religion, de crédo politique ou philosophique. Toute chose étant égale d’ailleurs, Vilaire ne peut-il être considéré comme l’ancêtre de cette littérature haïtienne contemporaine?
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