Quand connaissons-nous de tels états initiatiques? Dans l’enfance, nous dit Artaud, nous avons accès à cette intuition ou plutôt à cet avant goût de la mort. À l’âge adulte, ce sont les stupéfiants qui peuvent éveiller cette sensibilité particulière. Dans les récits consacrés aux drogues, l’idée revint souvent que celles-ci nous font quitter la réalité sensible et connaître une sorte d’arrachement à notre corps, pareil au décès. C’est le constat que dresse, par exemple, Henri Michaux, lorsqu’il explore les propriétés de la mescaline - épreuve qu’il raconte dans Misérable Miracle. Michaux absorbait la drogue et notait ses sensations, sous forme de descriptions en prose, mais aussi de dessins obsessionnels. La mescaline explique Michaux, procure une petite mort “discrète et douce”, “mais on en subit des centaines toute la journée”. “De petite mort en petite mort, des heures durant, de naufrages en naufrages, on va, succombant sans inquiétude toutes les trois ou quatre minutes pour ressusciter doucement, merveilleusement”.
Pour Michaux, qui avoue avoir peu de goût pour la dépendance en général, la drogue est d’un usage ponctuel; il s’agit surtout d’un outil de connaissance. Le miracle de la mescaline lui apparaît comme misérable: parfois “accompagné de plaisirs, mais aussi de suffocations, de cauchemars.”
Michaux ne s,est donc pas converti au paradis artificiels, à la différence d’un Aldoux Huxley - l’auteur du meilleur des mondes mais aussi les portes de la perception qui a tendu, alors qu’il était allongé sur son lit de mort et ne pouvait plus parler, une note, à sa femme: “LSD, 100 ug, i,m” on lui administra la drogue demandée, et il mourut paisiblement le matin suivant, 22 septembre 1963. Au bout d’un dernier trip.
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Mais il est un autre état limite à partir duquel s’est élaborée, dans la période contemporaine, un nouveau savoir de la mort: ce sont les NDE, de l’anglais near death experiences, ou, en français, le phénomène dit de la “mort approchée” la parution de l’ouvrage de Raymond Moody, la vie après la vie, en 1975, a propulsé ce thème sur le devant de la scène. Les récits des personnes ayant frôlé la mort concordent, et permettent de reconstituer un enchaînement désormais bien connu du public : sensation initiale de paix et de bien être, bruits divers, plongée dans un tunnel au bout duquel brille une lumière, impression de flotter au-dessus de son corps, revue panoramique de sa vie, entrée dans la lumière, atteinte d’une limite et retour...comme l’a observé l’anthropologue Michel Hulin dans son article “explorateurs de l’au-delà? Réflexion critique sur les NDE” (Paru au sein de l’ouvrage collectif la mort et l’immortalité, Bayard 2004), ce récit ne doit toutefois pas être pris au pied de la lettre. Une lecture plus attentive des témoignages des survivants montre en effet que deux phases se succèdent dans une NDE, l’une noire et l’autre blanche. Phase noire : le sujet est en proie à une angoisse extrêmement intense, accompagnée d’étouffement de douleurs suraigües (cette dimension effrayante a d’ailleurs été largement passée sous silence dans la version édulcorée, new age, de ces récits qui a été popularisée). Phase blanche : quand le sujet consent, enfin à sa propre mort, un apaisement survient, comme un état de béatitude baignant dans la lumière.
Quoi qu’il en soit, l’intérêt de ces recherches est moins de nous informer sur un éventuel au-delà, que de lever le voile d’ignorance totale qui nous masque la mort.
Celle-ci n’est peut-être pas complètement détachée de la vie, contrairement à ce que nous suggèrent les grandes considérations métaphysiques.
Après tout, la mort est peut-être une expérience qui mérite d’être vécue - la mort est toujours extraordinaire pour soi et ordinaire pour tous. Ce qui me paraît toutefois extraordinaire, au sens magnifique, c’est de parvenir à vivre les expériences de la maladie, de la perte et de la reconstruction comme des expériences ordinaires. C’est-à-dire parvenir à vivre et à aimer encore pendant et après.
Car n’est-ce pas une expérience ordinaire, ce qui nous marque et nous fêle sans briser nos forces d’amour et de curiosité? Ce qui n’est pas nécessairement confortable. Penser ses fêlures sans les dénier ni les magnifier, c’est se retrouver aussi éloigné de sa jeunesse insouciante - que de ceux qui ne pensent qu’à cela et y voient le sens ou le moteur premier de la vie.
La philosophie peut-elle nous aider à nous réapproprier la mort?
Longtemps, la philosophie s’est présentée non comme un ensemble de théories sur le monde, mais comme une série de propositions existentielles sur la vie et la mort. L’histoire de la discipline était enseignée à travers le récit édifiant de la vie des penseurs.
En occident, nous aimons nous imaginer comme une société émancipée de la morale bourgeoise. Mais la mort est le dernier grand tabou. Nous avons oublié le deuil, les rites funéraires, pourtant essentiels. De nous réapproprier la mort, je cherche à retrouver cette idée classique de la philosophie, présente chez socrate ou Épicure: l’homme est l’esclave de la peur de la mort. Être libre, c’est accepter que nous sommes déterminés par la nécessité de notre mort. Le vrai philosophe pratique la mort! Comme l’a dit Pierre Hadot, dans le monde antique (et pas seulement en occident), la philosophie n’est pas qu”un discours, c’est une façon de vivre. Socrate est exemplaire parce que son discours théorique est inséparable du drame de sa vie, du procès et de l’exécution. Mais comment vivre. Les philosophes répondent : En apprenant à mourir. Cependant, je me demande si la question principale ne serait pas plutôt : comment aimer. La philosophie enseigne l’idée d’autosuffisance face à la mort. Si merveilleuse soit-elle, la mort de Socrate a quelque chose d’égoïste, de solipsiste. Il meurt paisiblement, sans faire l’expérience déchirante de la dépendance à l’autre, éprouvée dans le deuil ou l’amour. La philosophie peut-elle penser l’amour? Je n’en suis pas si sûr.
Parlons de l’idéal de la mort philosophique: même si les circonstances de leur mort diffèrent, Socrate, Épicure et Hume meurent d’une mort philosophique. Ils sont lucides, conscients qu’ils vont mourir, et ne sont pas certains qu’il existe une vie après la mort. Grâce à leur pratique philosophique, ils ont atteint une forme de tranquilité. Au XXe siècle, la dernière grande mort, philosophique est celle de Foucault face au sida. Je me sens plus proche de la mort de Hume. Dans la correspondance entre Adam Smith et le médecin de Hume, il est décrit comme gai - une gaieté lucide. Ou de celle de Hobbes: il est mort à 92 ans, il avait une maîtresse, il se promenait chaque matin et pratiquait le jeu de paume, alors qu’on l’imagine plutôt comme un paranoïa que machiavélique! D’autres morts sont plus douloureuses.
Mais le rire peut aider à affronter la mort. En riant de la mort, nous reconnaissons son existence. Nous ne la surmontons pas, mais nous la reconnaissons.
Il y a en littérature une tradition de l’humour et de l’incapacité à mourir (qui contraste avec la mort noble, héroïque du philosphe). Par exemple, en attendant Godot, de Beckett, c’est une tragi-comédie, parce que Vladimir et Estragon veulent mourir, mais n’y arrivent pas. L’autre exemple, c’est Hamlet, celui qui ne peut rien, il ne peut venger son père, il tue Claudius par accident, il n’est même pas vraiment fou...il essaie de naviguer sur le continent de la mort, mais il n’y arrive pas. Ce qui m’intéresse là, c’est l’incapacité à mourir. Nous devons accepter le fait que notre existence est inauthentique, combien nous sommes divisés...et c’est éminemment comique! Il n’y a pas de meilleure façon de l’accepter que par l’humour, et la philosophie en manque parfois.
Une très ancienne tradition nous suggère de considérer l’âme comme une réalité distincte du corps. Nous avons en effet tendance, même si nous sommes agnostiques, à imaginer que nous serons là pour nous désoler de notre propre mort. Dans cette perspective, la mort est effrayante : nous imaginons après notre décès, comme dans les histoires de fantômes ou les contes gothiques, notre âme tourmentée, déchirée, tournoyant autour de notre sépulture. Or, ce n’est là qu’un rêve, une illusion réplique Epicure: quand nous serons morts, nous ne serons pas là pour regretter la vie, nous n’aurons plus aucun sentiment, aucune sensation, aucune consicence d’être mort. Par conséquent, “être mort” n’est pas le problème. Ce que confirme Lucrèce, épicurien de la période romaine : “Regarde maintenant en arrière, tu vois quel néant est pour nous cette période de l’éternité qui a précédé notre naissance. C’est un miroir où la nature nous présente l’image de ce qui suivra notre mort. Qu’y apparaît-il d’horrible, quel sujet de deuil? Ne s’agit-il pas d’un état plus paisible que le sommeil le plus profond?” (De la nature des choses, livre III). Reste une difficulté bien réelle, dont les épicuriens conviennent: l’agonie, qu’ils appellent aussi le “mourir”. Si la mort n’est rien pour nous, il est légitime de redouter les souffrances qui la précèdent. C’est pouquoi un bon épicurien, de nos jours, évitera totalement de penser à la mort et, l’instant venu, demandera qu’on lui prescrive de puissantes doses d’analgésiques.
Les stoïciens vont développer un raisonnement qui complète, sans le contredire, celui d’épicure: pour eux, c’est la peur de la mort qui est redoutable davantage que la mort elle-même. Il faut avoir peur de la peur, s’en prémunir par tous les moyens. “Ce qui trouble les hommes, enseigne Épictète dans son manuel, ce ne sont pas les choses, ce sont les jugements qu’ils portent sur les choses. Ainsi la mort n’a rien de redoutable... mais le jugement que la mort est redoutable c’est là ce qui est redoutable.” Au fond, épicuriens et stoïciens ne reconnaissent qu’un seul aspect négatif à la mort: son ombre portée sur la vie. Celui qui n’a de cesse de songer au caractère éphémère de l’existence, à la dégradation inéluctable de son corps, à la disparition toujours possible de ceux qu’il aime, ne fait qu’empoisonner son esprit et cultiver le désespoir. La mort n’est pas un problème en elle-même, mais elle risque d’assombrir l’esprit en le remplissant d’idées noires.
Pour vaincre la peur de la mort, Socrate, lui, proposait un exercice bien différent. En effet, apprendre à mourir consiste, pour lui, à se conformer à une discipline précise: il faut travailler en permanence à purifier son âme. “Séparer le plus possible l’âme du corps, l’habitude à se rassembler elle-même à partir de tous les points du corps, à se ramasser et à vivre” (Phédon) : tel est le rôle de la médiation philosophique.
Ici, le présupposé métaphysique est à l’opposé de celui des épicuriens. Pour Épicure, l’âme et le corps ne sont qu’un, assemblage d’atomes que le trépas disloque.
Aux yeux de Socrate, l’âme est immortelle, de plus, le philosophe s’applique, de son vivant, à séjourner dans l’éternité, en tenant pour négligeable les sollicitations qui lui viennent de son corps, ce tombeau. Philosopher, c’est se situer mentalement en un point où la survie de mon corps à moi, petit paquet d’organes contenu dans un sac de peau, est d’importance nulle : c’est s’imaginer dans un temps infini, métaphysique, en échappant aux aléas de la digestion, de la fatigue ou du désir. Gare à celui qui ne philosophe jamais! Si, au moment de mourir, votre âme n’est pas encore purifiée, qu’elle est encore lourde et terreuse, prévient Socrate, elle traînera “à l’entour des tombeaux, des sépultures, tous endroits où, en vérité, on voit je ne sais quelles apparitions, ombres portées d’âmes, simulacres produits par les âmes délivrées alors qu’elles n’étaient pas pures mais participaient du visible”. Au fond, la mort est une sorte de “blindtest” qui départage les sages - parvenus à une épure suffisante de leur âme pour passer le seuil sans crainte.
Plus près de nous, un autre argument a été avancé par Paul Ricoeur, qu’on trouve dans vivant jusqu’à la mort, un recueil des fragments qu’il a laissés à sa disparition en 2005. Ricoeur, livre cette pensée revigorante : “la survie, c’est les autres.” le mourant peut se consoler à l’idée que son entourage, ses enfants, ceux qu’il aime, vont continuer à vivre : ce qui doit prendre fin, c’est seulement le “monde commun” qu’il partageait avec eux. Ricoeur s’interroge donc sur la possibilité d’un” transfert sur l’autre de l’amour de la vie”. Si je suis malade ou parvenu au terme naturel de mes forces, il se peut que la mort m’apporte un certain réconfort - d’autant qu’il y aura des survivants et qu’il restera une trace de moi, comme un écho de mon amour de la vie en eux. Le tout, c’est d’être capable de la générosité que suppose le transfert.
D’épicure à Ricoeur, il existe donc un premier grand courant de l’histoire de la pensée qui enjoint à mimorer ou à combattre l’idée de mourir. Ce courant a ses raisons, convaincantes. Et pourtant....on sent bien que le scandale de la mort excède ces palliatifs rationnels. Pour le dire dans les termes de la Rochefoucault : “Rien ne prouve davantage combien la mort est redoutable que la peine que els philosophes se donnent pour persuader qu’on la doit mépriser.” Le philosophe américain Thomas Nagel a ainsi plaisamment déjoué, en deux phrases, l’argument des épicuriens selon lequel le mourir srait plus redoutable que la mort. Sa démonstration, citée dans un ouvrage récent et très riche, les voies du salut (Bayard, 2010), est en elle-même un chef-d’oeuvre d’élégance: “on suggère parfois que ce qui nous gène réellement, c’est le processus de mourir. Mais je ne verrais pas d’objection à mourir si cela n’était suivi par la mort.” Une bonne dose de morphine, un gros dodo, et hop! Je me relèverais regaillardi. Le meilleur spécialiste français d’Épicure, Marcel Conche, confirme. Dans la préface qu’il a rédigée à l’âge de 84 ans pour une réédition de son essai La Mort et La Pensée (ed. Cécicle Defaut, 2007), il prend ses distances avec son maître: “Épicure ne m’aide pas... Je ne vois pas la nécessité que je meure.”
Dans un un court essai qu’il a consacré à la mort, Apories (Galilée 1976), Jacques Derrida fait ses choux gras d’une petite phrase: “il y va d’un certain pas”, qui, selon lui, est une définition possible de la condition mortelle. L’être humain avance d’un certain pas vers sa propre fin, dans laquelle il y va pour lui d’une certaine négation. Derrida glose, papillonne autour de sa trouvaille linguistique et finit par étourdir son lecteur. Huit ans plus tard, dans la dernière interview qu’il a donnée au Monde, le 19 août 2004, moins de deux mois avant de mourir, il tombe le masque: “Je n’ai jamais appris-à-vivre. Mais alors, pas du tout! Apprendre à vivre, cela devrait signifier apprendre à mourir, à prendre en compte, pour l’accepter, la mortalité absolue (sans salut, ni résurrection, ni rédemption - ni pour soi, ni pour l’autre). Depuis Platon, c’est la vieille injonction philosphique : philosopher, c’est apprendre à mourir. Je crois à cette vérité sans m’y rendre. De moins en moins. Je n’ai pas appris à l’accepter, la mort”. Dans l’Antiquité, un tel aveu aurait suffi à disqualifier complètement la construction théorique d’un penseur. Mais il est vrai que, dans le cas de Derrida, il était davantage question d’une déconstruction....et ces dernières paroles sincères laissent transparaître une indicible émotion.
Pour Tolstoï, la vie a un sens transcendant: elle ne se réduit pas “aux phénomènes visibles qui s’accomplissent dans notre corps”; ceux-ci en font une “absurdité”, une “sotte tromperie” puisque la mort les réduit au néant. La vie est “ce que je sens en moi-même”, et que je conçois “ en dehors du temps et de l’espace”, elle n’est donc pas assujettie aux limites de mon individu (De la vie, chapitre XXVII, 1887). On peut apparenter cette double acception de la notion de vie à la distincton des Schopenhauer, que Tolstoï a étudié, entre le “monde comme représentation” et le “monde comme volonté”, la vie “vécue”, sentie de l’intérieur, est infiniment éternelle; elle est Dieu; c’est en elle que je cherche à m’identifier à lui en visant à la perfection. Il me suffit de savoir que “l’homme qui accomplit la loi de la vie en soumettant son individualité animale à la raison et en manifestant la force de son amour, a vécu et vit dans les autres hommes après la cessatioin de son existence charnelle (...) pour que l’absurde et terrible préjugé de la mort cesse pour toujours de me tourmenter” (ibid,XXXI) l’amour du prochain menant à l’oubli total de soi-même enlève à la mort sa signification angoissante et en fait une délivrance.
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