Chacun se fixe sur la société, captif de “besoins” incommunicables, le réel traverse le corps de part en part. Dans la consommation de réel s’instaure un échange infernal : le corps se consomme comme corps, ingurgite de l’entropie et vient enrichir le gigantesque processus vital collectif. La vie du sujet est devenue la vie de la société qui s’impose comme un “gigantesque sujet” et l’accent est mis sur le processus. Désormais tout objet produit est fonction du processus vital. Que l’on lise la Divina Mimésis et regarde son poème photographique: c’est du corps soumis à la statistique qu’il est question!
Ainsi les objets d’usage sont transformés en biens de consommation et leur destruction assure la croissance du processus qui se nourrit de l’instabilité du monde humain d’où surgit la société du welfare state. Et qu’est-ce que le welfare state? - C’est la crise sans fin du social hégémonique dont la crise est le principe d’accroissement de la fonction hédoniste centralisatrice. Ici Pier Paolo Pasolini rejoint Hannah Arendt par une voie différente. Le chaos originaire, le grouillement sémiotique du réel - la forêt de symbole dont parlait Baudelaire - le chaos donc s’est dégradé en processus. Ce que signifie la prise en charge sociale de l’oeil, des sens et du désir, la mort de l’imagination. Hannah Arendt conclut, de son côté, à la perte d’identité puisque ce n’est qu’à partir d’une position différente de l’autre que je puis me définir vis-à-vis de l’autre. Et cela se comprend! - Le chaos s’enlace autour d’une grammaire originaire, il suppose une intention désirante entre le sujet et l’objet et, en même temps, consacre une pluralité primitive, une diversité ontique - ontologique. Le réel comme chaos signifie donc la quête désirante qui s’organise autour de la perte de l’objet, point mystérieux de l’origine. Le sentiment de cette perte non seulement garantit l’adéquation entre le désir et l’empirie du réel mais aussi impulse l’existence d’un espace humain commun dans lequel tous les objets coïncident comme objets-à-surgir, objets visibles-invisibles-à-être-dévoilés. Outre que cet espace des objets constitue en même temps le fondement d’un espace public de confrontation politique de l’altérité, il se pose comme le référent essentiel de la subjectivité.
Hannah Arendt définit le travail comme le processus vital de l’espèce, en tant que tel il ne transcende jamais la récurrence cyclique de son propre fonctionnement et reste prisonnier de son métabolisme avec la nature. L’époque bourgeoise avait opposé un frein, un obstacle à la poussée de ce processus; la propriété privée, lieu du travail du corps propre et place privée dans le monde, insondables par les pouvoirs publics. La socialisation opérée par le welfare State bouscule ce rapport entre le public et le privé. Le premier se socialise et le second s’ouvre à l’investigation collective. Pasolini s’écrie à ce propos: Tutto è all’aperto, senza intimità! -Tout grand ouvert sans intimité! Le processus vital, d’instrumentalité productive devient instrumentalisation illimitée et s’empare des corps et des objets. Les subjectivités placées dans un tel continuum s’écroulent.
On comprendra mieux maintenant pourquoi chez Pasolini la subjectivité est synonyme de vie. Elle lit et déchiffre la grammaire de la vie qui ne saurait exister sans elle. Dès lors vie-réel-nature-subjectivité-chaos-inter-subjectivité sont inextricablement liés. La fonction du welfare State consistera donc à opérer une desquamation de ce lien - supprimant tous les points de rupture, les obstacles et les pulsions de retour ou de régression. Hannah Arendt écrit à ce propos: “La société constitue l’organisation publique du processus vital”. Le processus a digéré le lien chaotique et l’organisation des forces productives de l’humanité dont parlait Marx est devenue le grand circuit cybernétique-biologique des énergies vitales. Quant à l’aliénation, il y a lieu de se demander si dans la société du welfare State elle ne serait pas elle-aussi soumise à l’échange pour réapparaître comme dépossession d’énergie des corps et acclimatation du désir branché sur les flux de non-retour de la société socialisée. Ce qui, bien entendu, serait une conséquence de la condamnation à mort de la durabilité des objets. Alors la drogue s’avèrerait une entreprise de faire subir au corps le même sort.
Que devient l’utopie? Interprétons Salò à la lumière des intuitions profondes d’Hannah Arendt. Le lieu carcéral d’expérience de sodomie cybernétique nous révèle que la société travaille toute seule. C’est le triomphe de l’inhumanité inscrite dans le travail, réalisée sous les auspices d’une société sans travail (humain), c’est-à-dire une société sans objets, sans Gegenstand, sans objectivité. L’opération prime le produit, l’opérativité a englouti toute normativité, la technique guide le travail du corps réduit à son fonctionnement psychosomatique. Le réel s’apparente au processus biologique. Consommer revient à digérer du réel restitué sous forme de métastases accélérées par l’information et la mise en marché de “nouveaux besoins”, l’homologation de nouveaux droits et la survalorisation du travail. Les derniers passages des Lettere luterane sont édifiants à cet égard. Le welfare State n’a pas de visage parce qu’il est puissance opérante qui s’abreuve à la perte de puissance des subjectivités, taries ou asséchées. Le système politique qui correspond à une telle monstruosité n’est rien d’autre que l’engendrement planifié de l’impuissance.
Se pose alors le problème de la cohésion ou de l’unité d’une telle société. Ce à quoi on pourrait répondre qu’un système n’a pas besoin de cohésion. Paradoxalement il tire sa puissance de l’impuissance des individus, son unité de l’incapacité organisée de le penser, sa légitimité de la désobéissance et de la vulgarité légiférées. Pasolini écrit dans la Divina Mimesis “La volgarità è il momento di puro rigoglio del conformismo” - Le vulgaire est le moment de l’épanouissement pur du conformisme. Ce dernier tient lieu de légitimité dans la société du welfare State. Le conformisme est violence qui exerce une fonction de cohésion parce que tout désormais se mesure à l’aune de la fonction. Et toutes les fonctions confluent à l’échange, c’est-à-dire, ici, à la super-opérativité du réel. Bien entendu il n’est pas question d’échange symbolique mais d’interchangeabilité des fonctions et d’échange de contenus.
Je donne mon sang contre de l’argent, ma force contre la pacification (la fameuse Paix sociale), je troque mon salaire contre plus d’État, la pollution, ma “job” contre les phytociles, ma vie contre la liberté, etc....La communauté européenne achète la paix sociale en abattant les arbres fruitiers ou les vaches, en rasant les forêts etc....Le système politique énonce des “lois de contenus” privées de contenu, en ce sens que ces lois n’organisent que des déplacements fonctionnels et monétaires. La grandeur politique se mesure à des capacités de paiement, de prestations budgétaires ou d’allocations de ressources, c’est-à-dire à une participation à l’accélération du processus vital. Dans notre société la fonction a détruit la forme - la forme comme structuration de l’espace de l’action. Finalement j’échange l’action novatrice contre ma survie. Dès lors la légitimité du Nouveau Pouvoir n’est autre qu’une réglementation de la survie. S’ensuivent le chantage à la responsabilité de tous et le discours culpabilisateur qui, finalement, innocentent tout le monde pourvu que les individualités s’effacent. Si jamais l’une d’elle accomplit une brèche dans l’extraordinaire, le délire sur la sécurité collective s’avisera de livrer le coupable à la vindicte des majorités silencieuses.
Cinéma de poésie, empirisme hérétique, passion du réel, inconoclastie tragique, fascination de l’objet - tout cela désigne une rebellion profonde et enracinée chez Pasolini. La consommation hédoniste tue l’ambivalence de l’objet, son rayonnement, son sens caché, son mystère. La fin de l’objet c’est la tyrannie du signe et la déréalisation du monde - c’est la perte de puissance qui habite le monde, puissance qui surgit du sacré et se manifeste par lui. Perte de puissance de l’individu branché sur les flux du Pouvoir.
Les usagers n’utilisent rien mais consomment de la mort. Derrière l’objet se tenait le domaine invisible des choses, s’indiquait un territoire de l’indéterminé. L’obsolescence des objets ne tue pas seulement leur utilité (donc leur détermination sociale au niveau des besoins) mais la possibilité de rencontre avec le sens et celle du sacrifice car ne se consume que ce qui sert. En définitive se trouve abolie la posibilité même du don et de l’échange symbolique. Le Nouveau Pouvoir c’est le social devenu “objet” l’action figée en comportement, la langue réduite en instrument technique.
Les objets ont été éliminés comme obstacles, adversité, points de rupture et de discontinuité par lesquels le monde était un jeu, se faisait jeu. À la place nous avons le grand dévoilement de l’Être social, la satisfaction-pacification (Befriedigung nous dit Syberberg), l’achèvement, l’accomplissement final - la Mort. Le Nouveau Pouvoir nous branche en prise directe sur le réel, il ou nous permet plus de jouer, il gère pour nous notre mort. Qu’est-ce que le jeu, sinon un espace sacré où l’on mime la mort soit en triomphant des obstacles, soit en perdant? Mais il y a bien longtemps que nous n’avons plus rien à perdre. Sommes-nous morts? Tout va bien ou tout va mal, c’est la même chose, tout fonctionne dans la crise et celle-ci fonctionne à merveille dans le fonctionnement. Une petite anicroche cependant, et c’est un euphémisme que de le noter: le Nouveau Pouvoir ne mime pas la nature, il l’a remplacée, en déclenchant, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité des processus irréversibles. Les jours de la fin de l’humanité sont comptés. C’est ce que signifiait Pasolini lorsqu’il parlait d’une “nouvelle humanité”, une humanité préhistorique rejetée à la fin de l’histoire. La nature commence à posséder une histoire, celle de notre mort.
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