Duvalier et le Vaudou
La plupart des dirigeants haïtiens se retournent constamment vers le vaudou pour créer un élan nationaliste sous la supervision des dieux tutélaires. Ils se font naïvement passer pour des nationalistes et cherchent à se maintenir au pouvoir en imposant aux minorités qu’ils disent réactionnaires les valeurs d’un Haïti figé dans une certaine africanité désuète. Ils utilisent le vaudou pour en dégager une pensée politique obscurantiste qui leur permet de façonner des Haïtiens aux exigences d’une situation néocoloniale. En ce sens, toute pensée rationnelle qui permettrait aux Haïtiens de saisir les rapports réels entre les choses ou transposer les rapports fantasmatiques. Ils trompent sans cesse les masses populaires et leur imposent une mentalité archaïque dans un pays de modernité virtuelle parce que leur devise est : de la dictature à la dictature.
Les classes dirigeantes haïtiennes utlisent constamment les aspects rétrogrades de cette religion populaire et nationale pour pérenniser des rapports de dominance et de dépendance qui ont anéanti toutes les espérances du peuple refoulé dans une sous-nation qui satisfait à maints égards la grille de cette africanité désuète tant prônée. Les couches privilégiées haïtiennes sont empêtrées dans leurs ambiguïtés en pensant comme Planson que le vaudou “peut apporter à l’homme contemporain un message de fraternité et de réconciliation avec le monde”. Pourtant, bien imprégnées du vaudou, elles ont tendance à le rejeter quand elles sont en quête du qualificatif “civilisé”, et le vénèrent dans le cadre du populisme local qui leur permet le maintien du statu quo à travers des rapports de domination et de dépendance révoltants. Alors, elles banalisent le phénomène vaudou et en font un pôle de résistance antiescalvagiste sans transcender leurs propres a priori. Bien souvent elles en sont fières et alimentent le mythe touristique d’un peuple haïtien “qui chante et danse” jusque dans le vaudou, religion d’essence populaire chantée et dansée. Néanmoins, la définition du vaudou varie d’un observateur à l’autre: religion nationale haïtienne, il est bien souvent présenté une religion africaine “opium du peuple”. Pour les uns, le vaudou est le culte des Noirs haïtiens et serait d’origine animiste; pour quelques autres, il s’agit d’un folkolore et pour d’autres, il se résume à une vulgaire sorcellerie.
Ensuite, un grand nombre d’hommes de la classe politique traditionnelle ont su exploiter de 1804 à nos jours les capacités mobilisatrices du vaudou pour maintenir le statu quo chaque fois qu’ils se sentaient eux-mêmes menacés dans leurs privilèges. De plus, d’énormes épisodes historiques haïtiens renvoient aux notions de pouvoir surnaturel dont raffolent tant les leaders politiques que les militaires à la recherche d’une invulnérabilité conférée aux individus qualifiés de Kanzo. Cette invulnérabilité apparemment sans faille tisse l’histoire de Makandal, un esclave rebelle qui est à l’origine d’un mythe puisque, capturé et brûlé vif, il se serait volatisé d’après une rumeur persitante. Depuis, on qualifie de Makandal tout individu ayant le pouvoir de disparaître dans les circonstances dangereuses. L’institution vaudou propose ainsi aux militaires et aux politiciens des pratiques magico-religieuses ou wanga qui leur procurent en apparence une protection sur mesure. À cet effet, il faut rappeler que le Ougan ou bòkò-manbo si c’est une femme - est le prêtre vaudou qui, au-delà d’une spécificité géographique d’appellation, est souvent versé dans la magie. De plus, comme le fait si bien remarquer M. Rigaud, le prêtre vaudou est dans tous les cas un notable qui est le plus souvent “confesseur, médecin, magicien, conseiller privé des individus et des familles, conseiller politique voire financier des plus hautes personnalités comme des plus humbles, devin”. Ainsi, au-delà des systèmes de rites organisés où s’associent les pratiques religieuses africaines des anciens esclaves et l’esprit religieux que leur imposaient les missionnaires de l’époque coloniale, le vaudou est éminemment politique et on n’insistera jamais assez sur l’effet du conditionnement socioculturel des cérémonies vaudoues.
Les initiés du vaudou exploitent à fond cette religion populaire qui relie admirablement les Haïtiens dans une dynamique équivalente à celle des divinités vaudoues possédant chacune son domaine propre et évoluant sous la supervision d’un “grand maître”. Naturellement, la pression croissante de la religion dominante - le catholicisme - a envahi les lieux du culte vaudou d’images de saints qui symbolisent ce syncrétisme liant saint Michel à Linglinsou, saint Nicolas à Marasa-twa, saint Antoine à Legba, saint Jacques à Ogou-fé dans le panthéon vaudou.
L’institution vaudoue repose également sur une rivalité hiérarchique qui porte la marque de la pénétration idéologique coloniale quand les initiés font allusion à des titres politiques: Legba est un roi, Ayda une reine, Ogou un général, Azaka un ministre, Samdi (ou Lakwa ou Simityè) un baron....et on aurait tort de minimiser certains aspects du phénomène vaudou quand on sait que le ougan est empereur, le manbo impératrice, l’apprenti ougan la confiance...ou que l’on fait fréquemment allusion à la reine Soleil, la reine Chanterelle et la reine Silence...La présence du vaudou est partout dans le quotidien haïtien et la littérature haïtienne s’en emprègne et fait écho à cette entité religieuse gérée par des ougans qui sont “maîtres de tous les secrets de la nature” et qui lisent le passé, le présent et l’avenir” (Cinéas). Dans leur toute-puissance, les ougans sont des artisans de cet arbitraire socioculturel intolérable qui phagocyte la société haïtienne et fait obstacle à toute symbiose. D’une manière générale, le vaudou renvoie carrément à une réalité déformée qui fait chevaucher à la fois la pensée mystique et l’animisme. Les africains haïtiens non progressites se font fréquemment chantres de la mentalité magique quand ils utilisent le phénomène vaudou qui s’inscrit, d’une époque à l’autre, comme une nécessité socioculturelle dans le cadre de la société actuelle, plus particulièrement dans cet “arrière-pays” dépourvu de tout. Les pouvoirs politique et économique locaux manipulent le vaudou qui participe à cet état de mal en s’opposant à toute émancipation nationale.
En Haïti, l’arbitraire est partout au nom de la tradition: arbitraire social, arbitraire économique, arbitraire politique, arbitraire militaire....La domesticité et l’esprit de caste sont des aspects irréfutables de cet apprentissage socio-culturel, qui enferme les Haïtiens dans les ghettos idéologiques. L’arbitraire socioculturel a produit un modèle de pouvoir absolu teinté de temporel et de spirituel.
D’une manière assez générale, le vaudou charrie beaucoup de scories socioculturelles, imprègne les familles haïtiennes et les confine dans des rapports de domination et de dépendance propres aux relations vaudouesques. Le pays s’est enfoncé à la longue dans une féodalité des plus rétrogrades parce que l’indifférenciation du père réel, du père imaginaire et du père symbolique a créé un tel malaise dans l’identification que de très nombreux Haïtiens cultivent à leur façon leur narcissisme des petites différences et, pour parodier A. Nicolaï, cela les a conduits à des “resacralisations de survie” qui sont aussi “la réactivation d’un père idéal et discriminateur”.