(…) le peuple n’a, dans cette littérature, qu’une valeur purement fonctionnelle (…). En termes formels (…) les classes pauvres, qu’aucun regard politique ne vient éclairer, sont ce pur extérieur sans lequel la bourgeoisie et l’aristocratie ne pourraient sentir leur être propre (…); les pauvres sont ce à partir de quoi on existe : ils sont la limite constitutive de la clôture.
Roland Barthes (Préface aux Caractères de La Bruyère)
L’Amérindien tel qu’il vit dans les journaux, les manuels, les romans québécois, est sans doute un bon exemple, - dans le sens d’un exemple fort, marqué, net – de l’Autre. Grâce à l’image qu’elle ne cesse de s’en inventer, notre société s’enseigne à elle-même comment composer avec l’altérité. C’est une question importante, une question de survie car, qui dit altérité dit automatiquement identité en ce sens que cette dernière, que ce soit pour un individu, un groupe, une nation, prend assise sur l’opposition à l’Autre. Au Québec on pourrait penser que l’Autre est exclusivement anglophone, mais il est aussi autochtone et de plus en plus, à Montréal du moins, haïtien, vietnamien, etc.
L’Amérindien a ceci de spécial qu’il a été l’Autre du Québécois depuis le début de la colonisation et que au cours de l’histoire, il s’est rapproché du Québécois jusqu’à parfois se fondre en lui pour que ce dernier s’oppose aux anglophones ou aux Européens. Voici donc un Autre particulièrement intéressant pour cet enseignement que le Soi québécois veut se faire en ce qui concerne la conduite à tenir à l’égard de l’Autre en général.
· Un idéal théorique : l’au-delà des marges
La leçon à priori ne semble pas trop difficile. Elle comporte deux solutions et qui reviennent au même dans un ballet de deux où le « et » et le « ou » ne sont plus alternatives mais similitudes. Dans ce face à face entre le Soi collectif et l’Autre, tout aussi collectif, une seule issue théorique en effet : la mort de l’Autre, du moins quand l’Autre est Amérindien. Celle-ci s’obtient en jouant sur la distance qui sépare l’Autre de Soi : elle peut être étirée jusqu’à devenir infinie ou être abolie totalement. Dans le premier cas, l’Autre est projeté dans un lointain dont il ne pourra jamais revenir, un lointain hors de portée, hors de vue, un lointain que seule l’imagination peut rejoindre. Dans le deuxième cas, l’Autre devient tellement proche de Soi qu’on ne le voit plus. Soi le fait en quelque sorte entrer dans son orbe à tel point que l’Autre n’est plus un autre mais un semblable, il n’est plus l’Autre mais Soi. Incorporation qui permet de nier que l’Autre ait une identité et de mettre en doute son existence. Deux façons, donc, d’éliminer l’Autre : l’expédier dans un monde mythique ou l’engloutir.
Les manuels scolaires, les chroniques de chasse et de pêche, les romans pour adolescents jouent avec ces deux idées. Au commencement étaient les Amérindiens, il y a longtemps. Aux frontières de l’espace habitacle vivent les Inuit, à une distance infinie. Tandis qu’ici et aujourd’hui, ceux qui se disent Amérindiens et Inuit n’en sont pas, ayant perdu les symboles de leur identité (plumes, canots, raquettes, kayaks, iglous, etc.) et étant devenus des assistés sociaux, c’est-à-dire un sous-groupe à l’intérieur de notre société.
Les manuels, les romans, les journaux disent ces choses, mais ils les font aussi sentir. Par exemple la majeure partie des pages et paragraphes que les manuels d’histoire du Québec et du Canada accordent aux Amérindiens (autant en 85 qu’en 70) se trouvent dans le premier tiers des livres (Régime français et avant) et dont font des Amérindiens des êtres du passé. Ensuite il n’en est plus question ou à peine (Pontiac, Riel, parfois un maigre paragraphe pour la période actuelle), comme s’ils n’existaient plus en tant qu’Amérindiens. Nous avions observé aussi (Arcand et Vincent 1979) dans les illustrations des manuels la leçon dont l’Amérindien glisse du premier plan au second pour finir en fond de toile, silhouette floue fondue dans le décor et prête à en sortir dès le début du XVIIIe siècle. Quand à elles, les chroniques de chasse et de pêche des quotidiens du Québec s’évertuent à nier la spécificité amérindienne et à revendiquer pour les nations autochtones une égalité qui les ferait disparaître dans le grand tout national.
* à suivre *
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