Mais on a beau jouer théoriquement avec l’idée d’éliminer l’Autre, et plus particulièrement l’Autre autochtone, la réalité n’est pas si simple. Car en tuant l’Autre, on prend le risque intolérable de rester seul face à soi-même ou face à l’univers. Cet Autre, en fait, a son utilité. On en a besoin comme balise, comme point de repère entre Soi et l’infini, comme clôture dirait Barthes. Alors, loin de le tuer, on le crée, on l’invente.
Seulement on maintient son image à une certaine distance et la longue histoire des rapports d’altérité avec les autochtones n’est peut-être que la recherche d’une distance acceptable entre l’idée que l’on se fait d’eux en tant qu’Autre et l’idée que l’on se fait de Soi.
Dans sa version amérindienne, l’Autre est gardé aux frontières de l’histoire et du monde habité, à cette distance juste où il peut servir de miroir. Et c’est parce qu’il est miroir que le monde de la marge, à première vue, n’est pas obligatoirement soit positif soit négatif, mais peut-être les deux l’un après l’autre ou simultanément. Tout dépend de la façon dont on se voit soi-même. Si l’on estime, par exemple, faire partie d’une civilisation en marche continue vers le progrès, l’Amérindien risque fort d’être un primitif demeuré en deça de ce progrès ou courant péniblement après le train qui, dit-on, l’emporte. Si, par contre, on pense que notre société s’oriente vers la destruction de son capital écologique, l’Amérindien apparaît comme le sauveur de la planète, une sorte de réconciliateur. Soi est au centre, qui tient son miroir à bout de bras. Il tourne sur lui-même. De quelque côté qu’il regarde, il trouve un Amérindien-miroir renversé c’est-à-dire une image d’Amérindien que Soi estime être l’inverse de ce qu’il pense être lui-même.
Dans l’ensemble, les auteurs des manuels publiés dans les années 70 avaient la certitude que notre société filait vers le mieux, ayant depuis longtemps laissé loin derrière elle les sociétés autochtones. Les tenants d’un pôle amérindien négatif sont sans doute encore majoritaires mais aujourd’hui se multiplient les voix qui affirment, outre la présence de l’Amérindien au XXe siècle, sa sagesse, ses connaissances en fait d’environnement, la justesse de ce que l’on imagine être son choix de société… Revue et corrigée, l’image du bon (noble) Sauvage refait son apparition en certains manuels et romans récents. Et lorsque, dans quelques colloques ou congrès, s’élève soudain la voix d’un Amérindien ou d’une Amérindienne, nul ne sait ou ne veut discerner dans son discours tous ces éléments bricolés à partir de notre propre discours. On l’écoute en silence comme s’il venait en droite ligne, nu et pur, du fond de la forêt, de ces lieux enviés où vivent encore les sages, les mages d’un savoir inconscient et global, les Yodas d’un siècle menacé par la guerre des étoiles. On se surprend à ses lèvres comme à celles d’un mourant, gorgés de respect, tremblants du plaisir que doit procurer sûrement l’authenticité. On érige en mystère cette parole pourtant claire pour se donner l’illusion de parvenir, à la suite d’un long voyage, aux portes de notre marge et l’on ne sait pas que ce que l’on aime surtout dans le discours du mourant c’est que, même s’il parle de lui, on ne l’entend parler que de nous. Ultime jeu du miroir auquel on pense que l’Autre se livre avant de basculer dans le vide ou de retourner dans l’ombre inaccessible d’une forêt imaginaire.
Voici donc l’Amérindien affublé plus souvent qu’autrefois du signe +. Mais, qu’elle soit positive ou négative, la marge reste la marge. L’Amérindien imaginaire peut bien osciller du pôle lâcheté-dépendance au pôle fierté-indépendance, du pôle infantilisme au pôle sagesse, du pôle cruauté au pôle innocence, du pôle ignorance au pôle savoirs naturels, du pôle grognements gutturaux au pôle art oratoire consommé, une chose est sûre, c’est que la pendule sera toujours en position extrême, toujours aux limites de l’humanité et jamais en ce centre occupé par Soi. Autrement dit, entre l’Eurocanadien et l’Amérindien subsiste toujours une distance, quelle que soit la position de l’Amérindien dans l’imaginaire de son vis-à-vis. Et cette distance est voulue infranchissable.
* à suivre *
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