L’Histoire Monumentale
Dans son livre sur l’histoire haïtienne Eve di Chiara tient un point de vue historique qui est socialement le plus en vogue en Haïti et politiquement le plus utilisé. On retrouve dans ce livre tous les vices d’une “histoire globale” (Foucault) qui cherche à donner le visage d’une époque en s’appuyant sur une analyse psychologique des héros qu’elle resitue dans une vision d’ensemble économique, sociale et politique. Ce genre d’étude aboutit inévitablement à un procès d’intention qui, chez Eve di Chiara, s’énonce à partir d’une position morale, typique de cette fin du XXe siècle.
Ce regard sur l’histoire entretient le culte de la personnalité ainsi que la conception d’une histoire continue où un espace d’origine absorbe l’actualité avec cette promesse de retrouver ce qui dans le présent semble perdu. Avant c’était mieux et depuis c’est touours la souffrance. Cet espace d’origine est infini: vers cette terre d’Afrique, là où les ancêtres évoqués étaient des princes, des guérisseurs, là surtout où l’esclavage n’existait pas ou tout au moins n’était pas là pour soi. Cet espace d’origine si lointain est traversé de bord en bord par une ligne qui ne cesse d’agacer le présent. Cette ligne, c’est l’autre espace d’origine, celui qui contient le mouvement glorieux de la libération de 1804. Cette origine ne cesse de se dérober à l’actualité haïtienne. Et ceux-là qui, à l’intérieur du pays, produisent sa dérobabe, l’honorent en glorifiant les monuments qui en témoignent. La population quant à elle, livrée tout entière à la survie et à l’exploitation par ces despotes, revient obstinément avec ses luttes vers cet espace pour le reprendre.
Mais que l’on travaille pour la vie ou pour la mort, le rapport à l’histoire qui produit le monument ne retient que sa splendeur donnant forme à des figures qui n’ont rien à voir avec les effets des relations à travers lesquelles elles se sont manifestées: “L’histoire continue, c’est le corrélât indispensable à la fonction fondatrice du sujet: la garantie que tout ce qui lui a échappé pourra lui être rendu; la certitude que le temps ne dispersera rien sans le restituer dans une unité recomposée; la promesse que toutes les choses maintenues au loin par la différence, le sujet pourra un jour - sous la forme de la consicence historique - se les approprier derechef, y instaurer sa maîtrise et y trouver ce qu’on peut bien appeler sa demeure. Faire de l’analyse historique le discours du continu et faire de la conscience humaine le sujet originaire de tout devenir et de toute pratique, ce sont les deux faces d’un même système de pensée. Le temps y est conçu en termes de totalisation et les révolutions n’y sont jamais que des prises de conscience” (Foucault 1969:22).
Le monument Dessalines, par exemple, modèle la relation au pouvoir sous le signe du Père libérateur, du Père militaire, du Père familial et enfin de Dieu le Père. Même si Dessalines a reproduit le système colonial en favorisant les militaires dans la distribution des terres, institué la corvée pour les anciens esclaves et mené une lutte féroce au vaudou (Métraux 1958), l’histoire monumentale oubliera ces détails. Elle lisse l’histoire et fait briller le reflet d’un acte qui sert le présent.
Les monuments qui inspirent ceux qui veulent gouverner (entre 1986 et 1988) sont ceux qui ont libéré le pays de l’étranger: du colon. Lorsque Namphy préside la cérémonie d’inauguration de la statue de Capois-la-Mort en 1987 à Port-au-Prince, sur le Champ de Mars, il fait briller la puissance militaire irréductible à l’assaut de l’étranger. Dessalines, Capois-la-Mort, Louverture, le Marron (le nègre anonyme qui fuit l’esclavage et mène la révolte des esclaves) et Charlemagne Péralt (un héros de la libération de l’occupation américaine qui a duré de 1915 à 1934) sont évoqués avec insistance dans les discours. En effet, le duvaliérisme a toujours fait appel à la conscience nationaliste et au culte des ancêtres avec un point de vue de continuité historque: “[...] la patrie, il convient en effet de la défendre contre les ennemis quels qu’ils soient, de la protéger contre les menaces extérieures et de sauvegarder son intégrité par la surveillance de ses frontières terrestres, maritimes et aériennes. Car la première composante de notre mission n’est-elle pas de permettre sur ce territoire arrosé du sang de nos aïeux, que les Haïtiens puissent vivre en toute indépendance, maître d’eux-mêmes et de leur destin, sans jamais recevoir de diktat de personne. Cela représente pour nous officiers sous-officiers, soldats des forces armées d’Haïti, un impératif de tout premier ordre en ces temps difficiles. La presse utlisant à très mauvais escient les libertés d’expression, d’association et de réunion récemment acquises, entretient un climat de tension au sein de la population. Elle parle sans en mesurer les conséquences de soumission à une nation étrangère, élective, effrontément sur le sol sacré de la patrie de Jean Jacques Dessalines, d’Henri Christophe, de Capois-la-Mort et des Pierre Suli. De semblables étrangers qu’ils souhaitent même hisser et faire flotter au sommet de nos édifices publics. Quel sacrilège!” (Namphy, novembre 1987, Télévision nationale d’Haïti).
Dans ce discours de Namphy tout était déjà dit pour valider les actes de violence de son gouvernement afin de barrer la route à la démocratie en 1987 puis en 1991. Ces monuments historiques sacralisés et amalgamés au politique forment une théocratie haïtienne. Dès lors, toute action gouvernementale et militaire fondent ses stratégies d’action sur une théologie: l’autorité qu’ils représentent émane des ancêtres, des esprits ou de Dieu selon les intérêts en jeu, enracinant le politique au religieux. La possibilité de penser qu’il y a “sacrilège” indique une forme d’exaltation mystique de l’action politique et, dans ce contexte, la violence lui est essentielle. Le type de pouvoir qui en résulte en est un de pure consommation de jouissance et, entre les mains de la convoitise d’un pouvoir absolu, le monument est érotisé et fraie avec la mort.
L’histoire monumentale, en Haïti, est partagée par les différents groupes sociaux lorsqu’ils s’affrontent dans les relations de pouvoir. En 1987, la population en général, plus consciente des causes politiques, sociales et économiques, des difficultés de développement d’Haïti, demeure sensible à l’évocation des héros de l’indépendance et de la libération de l’occupation américaine. Cette sensibilité est l’effet de la formation de son regard sur l’histoire qui lui est aussi donnée par l’institution scolaire. Chaque matin, partout en Haïti, les enfants procèdent à la montée du drapeau haïtien, autre monument fortement ritualisé. Puis, les enfants mémorisent leur histoire continue qui glorifie les héros de l’Indépendance et dénonce les actes impérialistes de l’Occident. La lutte de Vertières est l’un de ces moments historiques mémorisés et transformés en monument. Elle représente l’ordre militaire si fondamental à cette période duvaliériste tout en produisant le fantasme de l’indestructibilité de l’Haïtien dans la bataille armée : “Pour atteindre Charrier, il faut passer par une route et sur un pont que Vertières domine. Capois part avec sa fidèle 9e demi-brigade. Fauchée par la mitraillette, elle hésite; mais, à la voix de son chef, elle resserre ses lignes et bondit en avant. Capois, à cheval, l’entraîne avec sa fougue ordinaire quand un boulet lui enlève son chapeau: “En avant! En avant!”, crie-t-il quand même. Un second boulet renverse son cheval. L’intrépide Capois, prestement relevé, brandit son sabre et aux cris répétés de “En avant! En avant!”, s’élance une fois de plus, à la tête de ses hommes. Une bravoure si éclatante émeut la garde d’honneur de Rochambeau. Elle applaudit. Un roulement de tambour se fait entendre. Le feu cesse. Un hussard sort de Vertières, se dirige vers le front indigène. “Le capitaine général Rochambeau, déclare-t-il, envoie son admiration à l’officer général qui vient de se couvrir de tant de gloire.” Il se retire ensuite et la lutte recommence” (Dorsainvil 1934: 133)
François Capois, l’intrépide héros, que l’ennemi reconnaît comme tel, est l’un des multiples héros guerriers d’Haïti. Haïti en lutte pour sa libération de l’esclavage puis en lutte contre l’Occident qui lui impose sa loi par la voie de l’impérialisme américain lorsqu’il occupe son territoire en 1915. Les héros guerriers d’Haïti sont le socle de sa machine de guerre qui a pour fonction mythique de mettre en échec l’entreprise impérialiste de l’Occident. L’ennemi de ces héros ne se trouve en aucune façon à l’intérieur de la culture; l’ennemi c’est l’Autre, c’est la différence, le Blanc, l’étranger. Le héros guerrier haïtien inspire un sentiment d’irréductibilité face aux forces étrangères et le nationalisme duvaliériste a justement fondé sa légitimité sur le monument guerrier contre la formation de l’État. Il est un soutien mythique à l’ordre des simulacres qui régit les relations de pouvoir.
De l’école, qui procède essentiellement de la mémorisation, au fondement social et rituel de la société, le monument s’impose, envahit et subjugue le rapport à soi, au monde, aux esprits et à Dieu. En février 1986, le départ de Duvalier s’accompagne de la destruction de monuments historiques. Pour un moment, les Haïtiens tournent le dos à l’histoire et la passe en jugement. Ils condamnent ceux qui ont usé de tant de violence envers eux depuis si longtemps et détruisent ce qu fait signe de leur passage. La chasse aux tontons macoutes fait plus de deux cents morts en deux jours et celle-ci s’accompagne de la destruction et du pillage de tous les biens leur appartenant. Le mausolée de François Duvalier est détruit et, comme en Allemagne avec le mur de Berlin, on s’approprie des morceaux de pierre provenant du tombeau. La plaque de la statue du “Nègre Marron” est enlevée et sa flamme éteinte, la statue de Christophe Colomb est arrachée de son socle. la croix en béton que Simone Duvalier avait fait ériger et au bas de laquelle (rapporte Eve di Chiara 1988) se faisaient des sacrifices humains a été déracinée, dechouke.
Ces actes collectifs de déchoukage (déracinement) des monuments sont en quelque sorte transgressifs; ils détruisent et tuent ce qui depuis bien longtemps est intouchable. Ici, il n’y a pas de négation du monument. Au contraire, le monument est affirmé: sa destruction permet à la population de s’en approprier, de le jauger et d’effectuer des renversements de sens.
La pratique du pè lebrun (mode de tuerie du tonton macoute: utilisation d’un pneu enflammé autour du cou) permet à la population livrée toute entière à la violence duvaliériste de s’approprier la justice. Avec le père Lebrun elle ne le fait pas n’importe comment: elle se livre au sacrifice et, pour cette fois, elle occupe la position du sacrifiant. Le père Lebrun fait souffrir avant de mourir et les actes d’anthropophagie qui ont occasionnellement eu lieu (rapportés par différents journaux et témoins informateurs) nous donnent à voir un rituel de sacrifice qui renverse les positions des sujets: celui qui est dans cette instance appelé à être privé de ce qui l’humanise (par la torture puis la mort) pour passer à un état d’immanence n’est rien d’autre que cette figure qui, depuis plus de trente ans, se livre à une violence erotisée contre le peuple.
Le rite du pè lebrun s’adresse à tous ceux qui représentent le duvaliérisme et qui se sont servis du discours vaudou, du discours de la magie noire et de l’histoire pour asseoir leur autorité absolue. Il n’est pas étonnant que ce rite du pè lebrun ait été produit : il est la possibilité même du duvaliérisme et si les duvaliéristes le craignent tant c’est justement parce qu’il leur répond avec le même langage.
Ce rite ne transforme rien; il répond à une violence, il incorpore la puissance (en termes énergétiques) du sacrificateur et en renverse le sens. Ce renversement, on le voit clairement dans ce graffiti inscrit sur les murs de Jérémie : “Nous avons pour arme la loi, pour étendard l’idéal démocratique, et pour boussole la morale chrétienne”. Cet énoncé reprend en le transformant ce qu’avait dit le secrétaire de Dessalines et que tous les Haïtiens connaissent bien: “Pour dresser l’acte d’Indépendance, il nous faut la peau d’un Blanc pour parchemin, son crâne pour écritoire, son sang pour encre et une baïonnette pour plume. C’est la barbarie du maître qu’il faut accuser pour la barbarie de l’esclave” (Eve di Chiara 1988: 275)