vendredi 11 avril 2008

Dialogue sur le Vodou

Docteur Carlson : Pourquoi vous avez étudié le vodou à partir de Dahomé? Pourquoi le Dahomé?

Pierre Eddy : Pour étudier l’homme haïtien, je veux partir de l’une des institutions haïtiennes, le vodou. Le vodou symbole religieux. Le symbole religieux est une totalité. J’ai remarqué alors qu’il manquait de maillons dans les traditions connues à partir d’Haïti. En mon sens, le principal maillon se trouve en Afrique. De quels symboles sociaux les nègres du 19ieme siècle sont-ils partis pour créer le vodou haïtien? Exemple : l’immolation des chiens au loa Mondor. Un loa Congo. Pour certains, origine Dahoméenne. Or, en fait, cela n’a rien à voir avec les traditions Fon (Dahomé). Les Dahoméens n’ont pas été seulement un peuple guerrier, en arrivant en Haïti, ils ont imposé leurs traditions. Toussaint Louverture, par exemple, est Arada. Le système politique, religieux, familial, éducationnel a une grande importance pour lui. Il a d’ailleurs un nom acculturé. Il aurait dû s’appeler de Guénou-garou, terrible guerrier! Le génie d’organisation des Dahoméens a été exploité même par les français qui les ont mis comme fonctionnaires un peu partout. Et je crois même que la crise sociale du Dahomé est une espèce de crise de « management ». En tous cas, il y a eu des modifications dans les traditions haïtiennes… Je veux donc étudier le rituel Dahoméen. Le rituel Haïtien a été bien conservé. Métraux et Herkovit en témoignent. Je pourrais donc par après, faire la monographie comparative entre les deux rituels. D’où mon prochain travail : « D’A Rada – Haïti : phénomènes de migration de la religion des Fons en Haïti ». Il faut étudier le rituel et non les mythes. Récits qui véhiculent la théologie vodou. Pourquoi? Parce-que les mythes ont été mal conservés. Exemple : les mythes haïtiens comme celui d’ougou férraille, ont été plus ou moins réinventés. C’est le phénomène du ré-emploi des éléments pour l’histoire des loas dans le panthéon haïtien « d’ailleurs, c’est peut-être là aussi le génie créateur ou en tous cas, l’un des traits du génie créateur des haïtiens ». Exemple, pourquoi Déssalines et McHandal sont-ils loas dans le vodou? Pourquoi ne pas avoir choisi un autre personnage historique Dahoméen? La réponse vient du génie Dahoméen lui-même : il faut être fonctionnel, comme on dirait de nos jours… Le génie Fon avait créé, ce qui ne frappe l’ethnographe, mais l’ethnologue. J’étudierai le rituel haïtien plus tard.

Docteur Carlson : N’est-il par curieux pour le moins, de voir un scientifique haïtien étudier le vodou, à cause de certains relents superstitieux et anti-superstitieux?

Pierre Eddy : Je crois que cela peut-être une surprise pour les Chrétiens haïtiens. Et à cela deux réactions possibles. : A) « ce scientifique là, ces gens là… » étudie le vodou pour mieux le détruire. J’embrasse mon énnemi pour mieux l’étouffer? On veut connaître le Houngan pour mieux l’exterminer. Remarquez, j’ai rencontré cette même réaction au Dahomé quand je faisais ma recherche. B) on ne voulait pas me voir là parce-que j’étais scientifique. J’étudie le vodou en scientifique et il y a un apport pour Haïti.

Docteur Carlson : On est là où on peut servir le mieux.

Pierre Eddy : C’est entendu je crois rendre un service scientifique à la communauté haïtienne. Mon expérience est-elle appelée à vivre longtemps? Le tout est une affaire de service, peut-être.

Docteur Carlson : Quelles sont à votre avis, les interférences du vodou et de la religion?

Pierre Eddy : C’est le phénomène du synchrétisme. Le vodou est une religion, donc un système. Qui dit système dit totalité. Système qui permet en tous cas, au moyen de symboles et de mythes, à l’homme haïtien de résoudre ses problèmes dans son milieu physique et social. Le vodou a la vertu de digérer tous les éléments symboliques et même ceux de la religion catholique et de les intégrer dans son système pour s’enrichir. Il y a lieu de parler moins d’interférences que d’enrichissement et d’acculturation. Qu’est-ce que la religion en effet, sinon un système de représentations symboliques. Autre chose est la Foi. La Foi en Jésus Christ, par exemple, qui est adhésion personnelle à une autre personne. Donc, autre chose, les symboles, autre chose la foi. Si le vodou ne peut pas digérer la foi, par contre, il peut allègrement digérer les symboles de la religion catholique. Et voilà pourquoi, il n’y aura jamais de conversion totale du vodouisant au catholicisme si conversion veut dire abandon pur et simple de certains symboles. Pour ce qui a trait à la première partie de votre question concernant la Foi Chrétienne. La Foi Chrétienne, comme je l’ai déjà dit est adhésion à Jésus Christ. L’évangélisation sera l’annonce de cette Foi. Il faudra peut-être penser à un ré-emploi des symboles vodou en fonction de Jésus Christ et non en fonction des loas. À l’haïtien de trouver des symboles « modes d’expression ». C’est la perpétuelle question du rapport du signifiant « symbole » avec le signifié « Foi » d’où refus de conversion quand c’est vrai, ces conversions n’engagent l’être qu’à un seul niveau.

Docteur Carlson : Mais qu’est-ce que le fait de la conversion à Jésus Christ, en utilisant les symboles du vodou n’est pas un mythe (sens moderne)?

Pierre Eddy : En fait, tout symbole est un mode d’expression. Il devra à voir une nouvelle charge en fonction de Jésus Christ.

Docteur Carlson : N’a-t-on pas trop confondu, d’après-vous, symbole et Foi?
Pierre Eddy : L’ignorance théologique, biblique, voire l’ignorance des sciences humaines, ont amené les évangélisateurs à confondre le problème de l’adhésion d’une personne à une autre personne (démarche de la Foi Chrétienne, démarche libre) avec l’activité symbolique qui exprime ce don. Au fond, les changements actuels dans l’église catholique qui apparaissent tellement graves, pourraient n’être que des changements de traditions symboliques, qu’on voulait confondre avec des changements de Foi.

Docteur Carlson : Peut-on faire la comparaison entre Theillard de Chardin et vous? Serait-ce le même itinéraire?

Pierre Eddy
: Personnellement, Theillard m’a beaucoup marqué, comme l’homme qui a essayé de faire l’unité entre son activité professionnelle et sa Foi de Chrétien. C’est peut-être aussi mon cas. Mais je pense quand même m’éloigner de Theillard parce-que je veux séparer recherche scientifique et activité vodou.

Docteur Carlson : Vous ne « produisez » pas de la théologie?

Pierre Eddy : Je ne veux pas. Cependant, ma production n’est pas totalement étrangère à la théologie. Le pont : l’herméneutique (instrument de lecture de l’activité religieuse, de tel ou tel peuple) qui me permet d’appréhender la théologie du vodouisant. La théologie de l’ancien testament de Von Rad ainsi que les travaux de Ricoeur m’ont énormément aidé. Même sur le plan ethnologique. Également, Claude Levi-Strauss avec le « structuralisme » qui permet une coupe transversale du phénomène religieux. Von Rad donne davantage une coupe transversale. Je me sépare encore de Theillard d’un autre côté. Pour moi, pas d’immixion des catégories Chrétiennes dans mon activité scientifique, mais enrichissement des catégories Chrétiennes et à partir du travail vodouisant. D’ailleurs, c’est de cette manière qu’on pourra parler d’une théologie nègre.

Docteur Carlson : Vos travaux sont-ils déjà publiées?

Pierre Eddy : Deux déjà, j’ai beaucoup d’autres en chantier. Tout d’abord le rituel Dahoméen. Cela demande, études du système Dahoméen, d’où études du panthéon vodou, de son système social, politique, sexuel, familial, économique… Tout l’homme par un seul point, quoi? Toujours la totalité. Puis, le mythe de la fondation D’A Rada qui est une ethnologie comparative (Dahomé-Haïti) d’où étude du culte des jumeaux d’A Rada. Problème des arbres et des objets sacrés. Le panthéon Fon. L’initiation dans la religion des fons. Le calendrier Fon. Par exemple, faites de l’igname, le tédoudou « sud d’Haïti », ou le doudou Mil que nous n’avons pas en Haïti, puis le rituel haïtien.

Docteur Carlson
-Comment expliquez-vous le discours lubrique des guédés ?

Pierre Eddy C. :
- Le discours lubrique et la danse érotique des guédés rendent compte de l’intime liaison de la mort et de la sexualité. Par leur exaltation érotique les vivants transmettent leur énergie vitale aux esprits morts. L’échange symbolique s’articule à ce don énergétique et les esprits transforment cette énergie en énergie divine qu’ils rendent en fertilisant la vie. Comme dans le sacrifice, les échanges cérémoniels destinés aux guédés, manifestent la vie jusque dans la mort.


Docteur Carlson
-Comment le vodouisant voit-il la mort ?

Pierre Eddy C. :
- La mort chez le vaudouisant c’est la perte du corps et le déplacement de la personne vers un autre ordre de vie, la mort c’est le passage au monde spirituel et les cérémonies funéraires sont très complexes à cause de l’importance de ce passage pour le défunt et du lien que les vivants tissent avec lui et qui les gardera unis. Le rite du « désounen » vise à libérer le « gwo-bon-nanj » du « kadave-ko » et à la suite d’un séjour d’un an et un jour dans l’eau, le rite du « wete mo nan d’lo » le récupère : il a pour but de sanctionner l’achèvement de la transformation intervenue dans l’eau mythique et d’introniser le nouvel être sublimé (métaphysiquement) dans le temps où il va entretenir des relations d’une autre forme avec tous les fidèles qui sont affiliés.


Docteur Carlson :
-Je vous ai vu en conférence, j’ai lu votre livre et vos articles sur le vodou et vous m’impressionnez. En fait, qu’est-ce que le vodou, et le pensez-vous comme Johanne Tremblay?

Pierre Eddy C. :
- En effet, pour Johanne et moi le vodou est une expérience érotique où la transgression de l’interdit (sacrifice, boire de l’alcool pimenté, manger du verre, grimper au poteau mitan (poteau central du temple vodou), tenir un langage lubrique, etc. en situation de transe) permet d’éprouver son pouvoir et jouissance qui est un pouvoir de vitalité et de fertilité. Cette expérience de la transgression est réussie si elle maintient l’interdit pour en jouir. CE pouvoir de jouissance qui en résulte, c’est en fait l’expérience de la relation entre le désir et l’effroi et le plaisir intense et l’angoisse. Le vodou a ses lieux d’initiation qui permettent de pousser les limites de la transgression toujours un peu plus loin.

Docteur Carlson:
-Quelle définition vous donnez à la maladie attribuée à l’action des loas (dieux) ?

Pierre Eddy C. :
- Les maladies attribuées à l’action des loas le sont lorsqu’une personne ne donne pas à manger à ses loas, n’accomplit pas les rites du « désounen » ou du « wete mo nan d’lo », refuse de s’initier alors que les loas le réclament ou lorsqu’elle ne veut pas se marier avec un loa qui lui aurait fait cette demande. Les vodouisants connaissent très bien les règles de l’échange symbolique. S’ils allument une chandelle un mardi ou un jeudi et s’adressent à Freda ou Dantor pour leur donner de l’aide, ils savent qu’au moment où cette chose leur est accordée, ils se retrouvent en dette vis-à-vis d’eux. Dans une famille une personne est désignée par les loas pour les « ramasser », c’est-à-dire pour prendre en charge les échanges cérémoniels. Si elle refuse par manque d’argent ou de conviction ou par crainte de s’engager plus à fond dans la pratique religieuse, les loas de la famille vont tôt ou tard se fâcher en diminuant sa force vitale (maladie) ou sa force de fécondité (mortalité infantile, perte d’argent, etc). C’est une conviction toute silencieuse mais profonde chez les vodouisants : l’asymétrie des échanges est un jour ou l’autre condamnable.

Docteur Colson :
- Vous faites souvent une différence entre le chaud et le froid dans votre livre.

Pierre Eddy C. :
- Le feu est un attribut du loa Pétro. En état de transe, une personne à l’intérieur d’un rite Pétro, peut marcher dans le feu sans se blesser. L’état de transe permet à la personne d’incorporer les attributs du loa Pétro qui la chevauche et ainsi faire de l’élément de feu son homonyme.

Docteur Colson :
- Puisque vous parlez de loa Pétro, que savez-vous des san pwèl, des bizango et des zobop ? Font-ils partie du vodou haïtien ?

Pierre Eddy C. :
- Pour parodier Tremblay J., ceux là sont des groupes anomiques. Ils se vivent sur la bordure et par cela ils sont les lieux premiers d’initiation des oungans et des mambo en Haiïti. Leur savoir et le pouvoir de jouissance qui se forment dans l’expérience de cette bordure produisent de la fascination et de la crainte à l’égard de ces initiés.

Docteur Colson :
- Sont-ils réels les loup-garous ?


Pierre Eddy C. :
- Ils sont bien réels ces bandes d’hommes et de femmes qui se transforment en molécules. Elles sont bien réelles ces hordes d’humains qui se multiplient dans cet espace social en état de belligérance.

Docteur Colson :
- C’est quoi avoir des points ?

Pierre Eddy C. :
- Les points sont des pouvoirs magiques donnés par des « loas achetés » que l’on paie très cher. Un point est un acte que l’on fait avec un loa Pétro. Par ce pacte la personne s’insère dans un rapport d’alliance avec ces puissances magiques et religieuses.


Docteur Colson :
- Pourquoi considère-t-on le vodou comme une sorte de syncrétisme religieux ?

Pierre Eddy C. :
- Ce phénomène de possession n’a rien de pathologique, rien de diabolique encore moins de honteux. C’est plutôt comme l’a montré R. Bastide, l’expérience de l’organisation du réel et de ses liaisons mystiques t la dialectisation d’une situation sociale. Car l’univers des esprits dont le panthéon récapitule tous les éléments de la nature et toutes les activités de paysan haïtien est un langage symbolique, régulateur et harmonisateur des rapports entre les phénomènes naturels et culturels. C’est en ce sens que le vodou se présente comme un système cohérent capable d’assimiler les rapports extérieurs ; une sorte de syncrétisme religieux. De fait le vodou a fait des saints catholiques des symboles ou les supports des loas, il a accommodé son calendrier de fêtes au calendrier catholique, il a réinterprété les rites et les sacrements catholiques sur la base de ses propres croyances comme symbole de purification et de protection. Pour bien comprendre ce syncrétisme, il faut le situer dans son contexte historique : d’abord, le baptême forcé des esclaves, ensuite la présence dans les pays, après l’indépendance de pseudos prêtres catholiques qui faisaient de la distribution généreuse des sacrements un gagne pain, enfin, en 1860, la signature d’un concordat entre l’État et le Vatican établissant une chrétienté toute faite en Haïti.



Docteur Colson:
- Parlez moi du rapport de l’Église et le vodou.

Pierre Eddy C. :
- L’Église est restée, pour les masses paysannes une organisation officielle parallèle à celle de l’État, une puissance à côté de multiples puissances qui s’appesantissent sur elle. Son attitude vis-à-vis du vodou a été grandement persécutée. La campagne anti-superstition des années 1961-62 en est la preuve. Qu’en est-il maintenant ? Là où elle ne méprise pas le vodou en le regardant comme signe de primitivisme, de non civilisation ou de culte de Satan, elle l’ignore tout court. Là où elle cherche à adapter un tant soit peu de chrétienisme à la mentalité du pays, elle n’ose pas mettre en question les structures de chrétienté proprement médiévale dont on voit mal le rapport avec les masses haïtiennes. Autrement dit, ces masses ne sont pas encore sorties de la répression culturelle et religieuse. La littérature haïtienne a souvent été surtout depuis le dernier demi-siècle et pendant l’occupation Américaine, une protestation massive contre la persécution subie par le vodou et, en même temps une volonté de voir le vodou le lien par excellence du dévoilement de l’humanité. Mais faut-il en rester à une survalorisation de faire comme si la culture était située derrière nous dans un passé dont la reconnaissance amènerait magiquement la solution de nos problèmes.

jeudi 10 avril 2008

PETIT COUP D'OEIL SUR L'IMMIGRATION - 2e partie

Je reprends à mon compte la pensée de Filepe Baptista dans un discours lors d’un symposium tenu à Montréal, voilà quelque temps sur l’immigration.

Sur le plan des valeurs, l’immigration a toujours été perçue comme un handicap, une mésadaptation sociale, un échec social plus ou moins grave, alors qu’il s’agit tout simplement de la recherche pure et simple d’un mieux-être afin de trouver, bien souvent, une dignité perdue d’être humain, d’acquérir, en somme, les conditions optimales de réussite sur le plan personnel et social.

Il ne faut pas oublier non plus que les immigrants, parvenus à se faire une place dans une nouvelle société, se trouvent souvent isolés et ne participent pas ou peu aux décisions qui fixent leur existence dans la mesure où ils ne sont intégrés aux nouvelles sociétés que par le biais du travail.

De plus, l’immigrant déraciné n’a pas d’appartenance, ni au pays d’origine ni au pays d’adoption. Il passe par une phase psychologique où il n’est ni d’un côté ni de l’autre. Cette phase peut être très longue s’il ne trouve pas les moyens de s’intégrer. S’il perd ses points de référence, il ne peut pas être actif dans son nouveau milieu.

Venir d’ailleurs

Mais pour mieux saisir l’immigrant et le mécanisme qui donne tout le sens à son comportement, il faut le situer dans un contexte social plus large de production. En termes économiques, l’immigrant représente une force de travail, une monnaie d’échange économique. Sur ce plan, il transforme son « savoir-faire », ses habiletés en monnaie d’échange économique.

Ce faisant, il élabore un certain nombre de valeurs par lesquelles il doit être reconnu socialement. Être reconnu veut dire participer à tous les niveaux de la structure du pouvoir dans la nouvelle société. Or, c’est ici que les problèmes commencent. L’immigrant se retrouvera toujours confronté à l’argument qu’il vient d’ailleurs.

C’est « ailleurs » charrie beaucoup de préjugés culturels, beaucoup de mythes! Il doit s’assujettir au pouvoir réducteur dominant de la société. Cela signifie aussi que le pôle du pouvoir non seulement lui échappe mais qui plus est, risque de le marginaliser s’il n’accepte pas les règles du jeu. Cela part du présupposé que si l’individu échoue, ce n’est pas la faute du système, mais du fait qu’il ne s’ajuste pas aux normes établies.

Suivant ce résonnement, nous pouvons dire que la culture occidentale « … en tant que culture dominante porte en elle les traces de la violence qui lui a permis d’accéder au pouvoir ».

« Elle a fait preuve d’une puissance incroyable d’assimilation et d’inclusion de toute chose, même de cela qui la conteste du dehors, une volonté d’accommodement, de conformité et de cohésion sociale qui tente par tous les moyens d’effacer les contradictions de masquer les écarts, si bien qu’il devient difficile de dissocier culture et pouvoir réducteur ». Pour l’immigrant, par conséquent, plus il est loin du pôle du pouvoir, plus il est fragile socialement.

Faire ses preuves

Au départ, l’immigrant doit non seulement surmonter les obstacles inhérents à sa situation d’ « étranger », différent culturellement, par le fait même, mais il doit prouver plus que quiconque qu’il est capable de réussir.

Sa crédibilité sociale en dépend. Il doit ainsi se soumettre aux conditions de la loi sociale qui est la loi de l’échange, c’est-à-dire celle qui transforme les « choses » en valeurs et les valeurs en « choses ». C’est elle qui assigne tous les individus, sans distinction, à un certain ordre social, à une logique de l’échange des valeurs.

« Une société comme la nôtre est un système social structuré et hiérarchisé dans lequel existent des groupes sociaux dont les places qu’ils occupent ne sont pas équivalentes. Elles sont diversifiées et inégales de même que les « conditions humaines » des groupes, et des individus à l’intérieur de la « condition humaine » commune. Places géographiques, économiques, sociales, place dans l’ordre du savoir et du pouvoir.

Cette différence sociale et l’inégalité des conditions de développement des groupes et des individus ne sont pas un phénomène accidentel, marginal, inintelligible. Elles se présentent plutôt, à l’analyse des faits, comme le résultat, le produit « normalisé » du fonctionnement normal de la loi fondamentale inhérente à notre société ».

Phénomène économique

En Occident, l’immigration a toujours été, jusqu’à présent, un phénomène économique qui confirme non seulement notre analyse mais qui ne peut pas fonctionner en dehors d’une telle logique.

En fait, elle est intrinsèquement liée au développement et à l’extension du monde industriel. « Néanmoins, parvenus à imposer leurs règles dans le jeu de l’échange et du profit international, les pays développés ont sans cesse visé à étendre leur pouvoir de décision à d’autres domaines moins directement économiques, tels que la vie politique et culturelle. La relation de dépendance, fruit de la domination, a conduit historiquement au couple développement / sous-développement.

Celui-ci est la conséquence de celui-là. La réflexion sur le phénomène de domination doit dépasser le cadre purement économique et évolutionniste, pour se situer dans une perspective où les données culturelles retrouvent leur véritable place.

Cette analyse semble être corroborée par beaucoup de chercheurs en sciences humaines à l’heure actuelle. Toutefois, dans notre analyse, il ne faut pas oublier aussi une autre dimension, celle qui vient du passé colonial, des conditions même dans lesquelles se sont développées l’occupation et l’exploitation commerciale du tiers monde par la plupart des pays industrialisés.

« L’héritage colonial »

En effet, pour mieux expliquer la condition d’immigrant, il faut partir absolument de ce que certains historiens appellent « l’héritage colonial », pour caractériser la tendance des conditionnements coloniaux qui ont assuré la continuité entre les régimes coloniaux et les actuels régimes démocratiques.

Pour corroborer cela, il suffit d’examiner de plus près le concept de race qui prend une dimension nouvelle à partir du colonialisme. À mon sens, il s’agit d’un concept purement politique, voire idéologique. Comment peut-on expliquer un tel concept en Afrique noire?

Y a-t-il plusieurs races noires? Nous voyons bien que c’est l’homme blanc qui a non seulement définit les barrières physiques du continent africain, mais qui a surtout crée le concept de différence de race. (Il y a là, de toute évidence, un intérêt économique et politique). Ceci rejoint l’idée de Nietzsche dans La Généalogie de la morale :

« … Ce sont les races nobles qui ont laissé l’idée de barbare sur toutes les traces de leur passage » (G.M.I., 11). Un tel concept n’a pas de fondement génétique. D’ailleurs, la division géographique de ce continent ne correspond pas aux démarcations culturelles de ces peuples. Dans cette optique, le racisme, aboutissement suprême de la honte humaine, ne peut être que la figure d’un état de domination dans les domaines économique, politique, culturel et même religieux. Il y a une seule race, l’espèce humaine.

Si nous nous sommes étendus quelque peu sur l’analyse du contexte historique de l’immigration, c’est parce qu’elle est indispensable pour en mesurer le poids et pour comprendre l’importance des profonds changements qu’il faut faire à l’actuel système d’immigration et aux lois qui le soutiennent.

Contrairement à ce que l’on a dit plus haut, ce ne sont pas les individus qui refusent de s’ajuster au système. C’est, au contraire, celui-ci qui, eu égard à la loi sociale dont on a déjà parlé, ne tient pas compte de l’évolution normale des nouveaux individus qui s’intègrent à la nouvelle société. Ce ne sont pas les hommes qui doivent se soumettre aveuglément aux principes immuables. Ce sont ceux-ci qui doivent être repensés et ajustés aux nouvelles conditions d’existence de ceux et de celles qui font la richesse de la société.

Réussir sa vie

L’immigration non seulement ne constitue pas un fardeau pour la collectivité, mais doit se poursuivre dans les meilleures conditions possibles. À l’image des peuples nomades, nous sommes tous des immigrants. Nous venons de quelque part. Nous cherchons tous le même objectif : réussir sa vie. L’argument de l’ancienneté territoriale ne peut plus constituer un argument sérieux pour définir les paramètres d’une société. Sinon, que répondrons-nous aux nations indiennes alors que cela fait des millénaires qu’elles habitent ce territoire?

Si on tient compte des conditions actuelles d’évolution des sociétés, du problème du vieillissement des populations, de la baisse de natalité de l’Occident, des chambardements politiques qui s’opèrent un peu partout, l’immigration devient une richesse incalculable.

Rentable pour le Canada

Je dirais même qu’elle devient une question de survie, de prospérité et d’épanouissement collectif. Une étude récente du professeur Ather Akbari, professeur d’économie à l’Université St.Mary de Halifax, soutenait que « l’accueil d’immigrants constitue un investissement rentable pour le Canada, car ceux-ci versent davantage d’argent dans le trésor fédéral qu’ils n’en retirent… Les immigrants arrivés au pays depuis 1946 ont profité en moyenne de 3575$ en paiement de transferts et en services de santé et d’éducation pendant l’année 1980. Ils ont par contre payé 10 537$ en impôts, taxes de vente et autres taxes diverses » (Le Devoir, 4 janvier 1990).

Il n’y a plus de doute que les immigrants, sur le plan économique, politique et culturel, constituent une force considérable pour le pays. Pour reprendre l’idée de René Lévesque au moment de la prise du pouvoir en 1976, je dirais que les immigrants ne sont plus « un accident de parcours »… Une étude récente du professeur Robert Boily, professeur de sciences politiques à l’Université de Montréal, prouve hors de tout doute qu’au moins dans la région de Montréal, les immigrants tiennent la balance du pouvoir (Le Devoir, 15, 16 septembre 1989).

...même s’il est souvent démuni, l’émigré n’est jamais un « voyageur sans bagage ». Il apporte avec lui, imprégnant sa vision du monde et son comportement, une culture qui englobe un type de formation, des moyens pour expliquer la réalité et agir sur elle, un système idéologique avec ses principes d’explication et ses valeurs. (Chancy et Pierre-Jacques, 1981 :43)

L’immigration haïtienne au Canada s’explique en partie par les conditions de vie particulièrement difficiles subies actuellement par le peuple haïtien (Marchand, 1981). Toutefois, cet exode massif qui correspond à l’arrivée au pouvoir de François Duvalier, en 1957, s’explique également par des conditions propres à la société québécoise. Un bref historique montre que les caractéristiques de cette immigration (volume, composition, etc.) sont directement reliées aux besoins en main-d’oeuvre du Canada (Bastien, 1986; Dejean, 1978). Ainsi, entre 1960 et 1970, suite à l’expansion du secteur tertiaire (santé, éducation, etc.), le Québec a eu un grand besoin de main-d’oeuvre qualifiée dans ce domaine. Cette période correspond à la première vague de l’immigration haïtienne qui est caractérisée par un pourcentage élevé de professionnels dans le domaine de la santé et de l’éducation. Ils ont un statut d’immigrant indépendant et leur insertion dans la vie québécoise s’est effectuée dans des conditions relativement favorables. Par ailleurs, le volume de cette immigration est assez faible.

Entre 1972 et 1985, on observe deux phases. La première, de 1973 à 1977, se distingue par l’arrivée d’immigrants peu ou semi-spécialisés provenant de la classe ouvrière haïtienne (Larose, 1984). La seconde, de 1981 à 1983, se démarque par la venue d’immigrants issus surtout de la paysannerie. Pour l’économie canadienne, ces immigrants arrivent à point. En pleine crise économique, ce type de main d’oeuvre :

…permet la diminution du coût de la main-d’oeuvre pour certaines fractions de la population et des services à faible composition organique du capital, car elle rend possible la surexploitation du travail immigrant;…elle permet une épargne considérable des coûts sociaux de formation et de reproduction de la force de travail;…elle exerce une pression à la baisse des salaires des nationaux et participe le plus souvent à la division de la classe ouvrière, bien que ceci ne soit pas absolu. (Labelle et al., 1983 : 81).

La période de 1972 à 1985 retiendra davantage notre attention car plus de 80% des Haïtiens entrés au Canada sont arrivés durant cette période. Statistique Canada (1981 : voir Bastien, 1986) estime que la grande majorité (90%) des Haïtiens immigrés au Canada vivent dans la région métropolitaine de Montréal. Diverses sources estiment en 1986 la population de la région métropolitaine de Montréal à plus de 40 000 Haïtiens (Lamotte, 1985; Piché, Larose et Labelle, 1983). Nous verrons maintenant les caractéristiques de l’immigration haïtienne au Québec depuis 1972.

En novembre 1972, le gouvernement canadien entame un processus de restriction de l’immigration. Le parrainage de l’immigrant par un parent déjà installé au Canada devient le principal critère d’admissibilité des immigrants. Le gouvernement veut alors favoriser la reconstitution des familles immigrantes vivant au Québec et au Canada. À partir de ce moment, le statut des immigrants haïtiens entrant au pays est majoritairement celui de parrainé. Cette population se caractérise par une sur-représentation féminine (Bastien, 1986). Pour la période comprise entre 1971 et 1981, on compte en moyenne 87,4 hommes pour 100 femmes. Les principales raisons de ce phénomène sont la disponibilité des postes dévolus aux femmes sur le marché canadien et les transformations importantes survenues dans l’économie haïtienne qui ont particulièrement touché la main-d’oeuvre féminine (Lamotte, 1985).

Selon Lamotte (1985), le niveau de scolarisation des immigrants haïtiens est supérieur à celui de la population active québécoise : 27% ont fait des études collégiales et 20% des études universitaires. Ceci concerne principalement la population masculine car 75% des Haïtiennes (nées en Haïti) sont analphabètes fonctionnelles. Cependant pour la majorité des immigrants haïtiens, le créole constitue la langue maternelle et le plus souvent la langue d’usage, le français n’étant que la langue utilisée dans l’enseignement (Marchand, 1981). La maîtrise du français variant en fonction du degré de scolarité, l’expérience montre qu’un bon nombre d’immigrants haïtiens rencontre des problèmes de communication semblables à ceux des allophones principalement en milieu scolaire et lors de la recherche d’un emploi.

La présence illégale d’immigrants est une autre caractéristique non négligeable de l’immigration haïtienne au Québec (Marchand, 1981). Pour beaucoup, légaliser leur statut à leur arrivée est une tâche importante sinon primordiale : 63% des immigrants ont eu à faire face à ce problème entre 1973 et 1976 et 47% en 1980 (Lamotte, 1985). Cette situation, outre le stress de la clandestinité, de l’exploitation et de l’endettement interdit à plusieurs l’accès aux programmes d’accueil provinciaux et fédéraux.

Bien que la communauté haïtienne de Montréal ne se présente pas comme un groupe homogène, il est tout de même possible de brosser un portrait de l’Haïtien nouvellement immigré. Il quitte son pays à cause d’un climat socio-économique détérioré et rejoint un parent déjà installé au Québec. Il provient d’un milieu plus ou moins défavorisé, il est peu ou pas spécialisé mais son niveau de scolarité est supérieur à celui d’un québécois (population active). Quant à l’Haïtienne, elle a un niveau de scolarité inférieur à la femme québécoise. La maîtrise du français est variable, elle est reliée au niveau de scolarité. Son expérience avec les autorités de l’immigration risque de lui avoir laissé une certaine méfiance. Toutefois, en dépit de nombreuses difficultés matérielles et psychologiques inhérentes à l’immigration et malgré un fort attachement à son pays et l’entretien perpétuel du rêve de retour, l’immigrant haïtien est motivé à s’intégrer à la vie québécoise (Lamotte, 1985; Larose, 1984; Ministère de la Main-d’oeuvre et de Immigration, 1974). Malheureusement, les conditions socio-économiques qui lui sont faites rendent la tâche difficile, d’autant qu’il arrive au moment d’une crise économique qui touche particulièrement les secteurs faibles de l’économie où il est susceptible de se retrouver (Bastien, 1986).