dimanche 27 octobre 2013

LES ÉCRANS D'(AUTO) CONSERVATION

Les écrans D'(Auto) conservation

Schmidt-Hellerau (2006) a introduit une autre notion utile à notre propos, celle d'écrans d'(auto) conservation. L'action léthique d'intensité faible et moyenne a un effet calmant, apaisant et d'enracinement, qui survient suite à l'expérience de présence à l'objet libidinal, accompagnée d'un certain degré de satisfaction. Ces expériences donnent lieu à des traces qui formeront des écrans, qui se différencient et se présentent sous plusieurs formes (écran de digestion, d'excrétion, de confort, de sommeil).
Ils se constituent dans le développement normal, par la superposition d'expérience variées, chacune correspondant à un double mouvement relativement à l'objet satisfaisant: en direction de l'objet et en repli face à l'objet. Ces mouvement, ou passages de libido à léthé surviennent lorsqu'une satisfaction minimale est atteinte et qu'elle occupe alors le sujet, lequel en est à assimiler le vécu qui se développe dans des registres divers. Les expériences mnésiques qui ¨s'affichent¨ simultanément à la superficie de la psyché assurent la création des structures psychiques et du sujet en devenir: ce sont les écrans autoconservateurs. Ils font par là office de bouclier protecteur face à la charge mortifère de destruction du lieu causée par l'action de la pulsion léthique.  
En d'autres termes, ils assurent l'intrication de la pulsion léthique à la pulsion libidinale, ce qui assure une distance optimale d'avec l'objet. D'où ce paradoxe salutaire qui tient dans le fait que le repli par rapport à l'objet est cause de rupture du lien à soi et à l'autre, mais qu'il préserve de la destruction complète de l'objet et de soi: J'ai connu telle ou telle satisfaction , je suis ainsi relativement protégé contre la menace du rien absolu; lorsque l'absence se fait trop sentir, je peux faire appel à ces expériences écrans. Ces structures d'auto-conservation (formés à partir des constellations d'expériences-écrans) contribuent, en se diversifiant, à contenir les tendances léthiques qui cherchent à combler les besoins, exprimés aussi sous forme de buts. L'absence relative de ces écrans, comme conséquence des carences, ces traumatismes, etc. ouvre au contraire le ¨champ libre¨ au retrait léthique: Je ne connais avec cet objet surtout que l'absence, le rien, frustrant et douloureux; cette absence se fait trop sentir; Je disparais et avec moi mon objet primaire prometteur de satisfaction mais en fait vacillant. Cette compréhension se distingue de la description faite par Marty (1991) d'une simple carence des représentations au niveau du préconscient, en ce qu'elle ajoute, notamment, une notion de motivation: la poussée due à l'action de la pulsion léthique, qui relève du ça. Nous reconnaissons cependant que le débat reste ouvert à savoir dans quelle mesure les représentations sont simplement absentes, ou présentes. Mais mises en retrait, séparées du reste, comme conséquence de l'action léthique.
LES PHÉNOMÈNES DU NÉGATIF ET LA PULSION LÉTHIQUE

Lorsque la charge investie de pulsion léthique est faible, moyenne ou intermédiaire, elle est plus facilement observable comme étant au service de l'autoconservation. Cependant, lorsque la charge de pulsion léthique est forte ou extrême, on se retrouve avec une ¨surexcitation léthique¨ qui relève du traumatisme, ou qui donne lieu à la ¨sphère classique¨ de la pulsion de mort. De sorte qui au delà des représentations d'un soi et de son objet, endommagés ou malades, se cache souvent le soi (ou partie de soi) mort, et l'objet mort, en route vers une apparente destruction de l'existence, du temps et de l'espace (Schmidt-Hellerau, 2006, P.1083). Ces phénomènes sont une conséquence directe de l'excès d'énergie léthique, tout en illustrant un effort paradoxal de survie.
Le concept de fonction désobjectalisante de Green (1993) a aussi alimenté la réflexion développée ici. Ce qui nous permet de soutenir que la pulsion léthique, poussée à l'extrême, rejoint le narcissisme de mort. De manière apparentée à la fonction désobjectalisante, elle empêche l'investissement de représentations subjectales et relationnelles vivantes et s'attache plutôt à des objets vides ou non vivants (concrets). Enfin, il est permis d'avancer que la pulsion léthique exerce son influence à des degrés variables dans les troubles alimentaires, les dépendances, certaines négligences physiques, l'hypocondrie, les somatisations, la pensée opératoire, la dépression, le mutisme, la catatonie, la stupeur, et en général tous les phénomènes du négatif décrits par Green (1993).

vendredi 25 octobre 2013

PASSAGE DE LA PULSION DE MORT À LA PULSION LÉTHIQUE

Les composantes associées par Freud à la pulsion de mort peuvent se résumer en cinq éléments:
1) Force biologique du retour à la l'inorganique.
2) Principe économique d'une baisse de tension psychique.
3) Compulsion de répétition.
4) Destructivité.
5) Masochisme primaire.
Dans l'élaboration  de la position concrète, nous transposons la question de la mort physique de l'organisme à la mort psychique, ou mort du sujet psychique, phénomène qui est devenu central à notre conception de cette position. Ce repositionnement offre un éclairage nouveau sur les phénomènes de la pensée concrète où le sujet tend à disparaître derrière les énumérations descriptives de l'environnement immédiat. Partant de la question économique, nous utilisons l'idée de liaison/déliaison de Laplanche dans le contexte de la seconde Topique, affranchie de son contexte trop exclusivement libidinal.
C'est ainsi le sujet qui se lie et se délie. Nous reprenons par ailleurs la notion de compulsion de répétition en lien avec la relation à l'objet primaire au sein de laquelle la perte du sujet a été, paradoxalement, vitale pour la survie de l'enfant. Enfin, nous considérons l'aspect de destructivité de la pulsion de mort comme étant postérieur à ce que doit faire advenir la position concrète, car si la destruction concerne la ¨volonté¨ d'un sujet organisé, la position concrète concerne l'existence ou non du sujet et de ses objets. C'est pourquoi il nous est apparu judicieux d'emprunter à Schmidt-Hellerau (2006) le concept de pulsion léthique pour traiter, au-delà de la pulsion de mort, davantage de l'aspect silencieux, figé, et désobjectalisant de la force adaptative qui règne au sein de la position concrète, et qui s'actualise quand le sujet vit de l'adversité portant atteinte à son existence psychique. Cette reformulation a des incidences sémantiques, théoriques et métapsychologiques qui permettent en outre, nous l'espérons, de nous dégager du long passé de controverse associé au concept de pulsion de mort.

TRAUMATISME ET PSYCHOGÉNÈSE DE LA POSITION CONCRÈTE

La discussion a jusqu'ici fait appel à la présence d'un traumatisme relationnel et affectif précoce pour rendre compte de ce qui, dans l'environnement réel, peut exacerber la pulsion léthique recrutée par la position concrète. Il apparaît important de définir et d'élaborer ce que nous entendons par ces termes pour en évaluer la portée et l'étendue. Khan (1974), en introduisant la notion de traumatisme cumulatif, traite de brèches dans la barrière de protection que constitue, par sa présence ordinaire, l'objet maternel. Ainsi l'expérience traumatique n'a pas à être extrême ni unique. Il suffit que pour l'enfant, la mère fasse défaut, par l'addition cumulative, répétée de ¨courts moments d'absence¨. Ce processus fonctionne semblablement à l'addition d'instants d'étroite proximité dans les transactions avec la mère, qui constitue, pour l'enfant, une séduction, et entraîne une activité interne excitante (libidinale) (Laplanche, 1999). Le traumatisme peut découler de ce qui est senti de l'action condensée de plusieurs instants d'absence de l'objet, même si d'autres moments, libidinaux, s'y trouvent entremêlés. Mais que ce soit par une indifférence, une fausse présence qui ne reconnaît pas le sujet ou encore par une absence affective ou une négligence, l'effet est perçu. L'expérience traumatique demeure alors discrète, voire silencieuse, mais avec un résultat d'autant plus pernicieux. Émerge alors une activité interne léthique mortifiante. Pour Schmidt-Hellerau (2006), le traumatisme paralyse et produit une souffrance qui résulte non pas d'un manque d'énergie libidinale, mais plutôt d'une ¨surexcitation léthique¨ (P1081).
Autre manière de souligner que pour elle, la pulsion de mort n'est pas en soi une pulsion agressive, pas plus que l'agression ne constitue une pulsion primaire. L'agression renvoie à l'intensité de l'énergie pulsionnelle recrutée pour s'attaquer aux obstacles qui se posent entre l'individu et l'objet de sa satisfaction.
Le traumatisme advenant alors que le mode concret prime et entraîne un impact plus radical sur l'organisation du sujet, qui se trouve alors un impact plus radical sur l'organisation du sujet, qui se trouve alors presque absent de l'appareil psychique, donnant lieu à une structure de la personnalité plus ¨purement¨ influencée, par le mode concret. L'action envahissante de la pulsion léthique pétrifie constamment le sujet et le restreint à l'ordre du concept, l'empêchant ainsi de se construire. Il lui devient impossible d'être pour lui-même ou encore dans une subjectivité partagée. Cette absence continue du sujet se manifeste, entre autres, par une incompréhension profonde de toute référence à un vécu interne.
Le patient piétine dans des périodes soutenues de résistance au travail symbolique, et se confine à un travail descriptif de ce qui se produit autour de lui, dans le registre du manifeste. Aucun contrat signifiant ne peut de ce fait être vécu, rien d'intersubjectif ne peut être construit, par contraste avec la froide indifférence du patient schizoïde (Guntrip, 1989; Khan, 1974) qui se retire du monde des relations objectales externes. Si le monde interne du patient schizoïde se révèle habituellement fertile ¨riche¨, le patient concret révèle plutôt un vide béant, c'est-à-dire une absence du sujet à lui-même. L'agrippement au réel caractéristique de la position concrète rappelle le concept de moi-réalité de Freud (1911), qui tend avant tout vers l'utile. Cependant, pour Freud (1911), ce moi-réalité constitue une complexification du moi-plaisir, se présente au contraire comme une phase antérieure. De plus, le rapport avec la réalité n'est qu'apparent, puisqu'il n'y a contact qu'avec ce qui se situe immédiatement là, superficiellement disponible et contingent.
Il n'est pas rempli de ce qui est redouté, désiré, ou haï ; avant que d'être refoulé ou clivé. Le patient concret ne démontre virtuellement aucun contact entre sa réalité interne et la réalité externe, encore moins avec le plaisir dont le principe est mis en échec par l'action de la pulsion léthique. Ce modèle propose une origine strictement défensive à la position concrète. Cependant, la défense, implantée à cette étape de l'expérience, se transforme en déficit psychique du fait de l'action ¨antiherméneutique¨ envahissante, qui entrave à long terme la symbolisation. Les troubles opératoires de Marty et De M'UZAN (1963), et certains tableaux somatiques ou anorexiques sont des manifestations cliniques caractéristiques de cette situation.
Ainsi le préconscient est-il effectivement mince chez le patient adulte concret, cependant cette pauvreté du réseau représentationnel est alors perçu comme étant le fait de la motivation léthique.   

LA CONTRIBUTION DE SCHMIDT-HELLERAU

En reprenant le passage que Freud opère entre la première et la seconde théorie des pulsions, Schmidt-Hellerau souligne l'importance de porter attention aux confusions et aux illogismes crées par l'antagonisme final posé par Freud (1970) entre pulsion de vie et pulsion de mort. La seconde théorie freudienne des pulsions, note-elle (P.1065), en se fondant sur l'antagonisme entre pulsions de vie et de mort, ne peut rendre compte de l'homestasie de l'appareil psychique, et fait fausse route. Ainsi, puisque chaque pulsion entraîne des énergies positives et négatives, Freud, en faisant appel
l'agressivité comme pulsion antagoniste à Éros, crée un système instable et confondant. En témoignent les oxymorons suivants: l'agressivité sexuelle en excès qui transforme l'amant en meurtrier, la faible énergie sexuelle qui le rend impuissant (Freud 1940, P.149). Pour résoudre ces contradictions et dissiper certaines de ces confusions, Schmidt-Hellerau (2006) attribue à la pulsion de mort une énergie psychique propre: l'énergie léthique, léthé, en grec ancien signifie ¨oubli¨, léthé, fille de la discorde (Éris), personnifie l'oublie. Par ailleurs, un des cinq fleuves des Enfers se nomme LÉTHÉ, ou ¨ fleuve de l'oubli¨. Schmidt-Hellerau pose ainsi un antagonisme plus cohérent selon elle entre pulsion de mort (¨énergie moins¨ ou léthé) et pulsion sexuelle (¨énergie plus¨ ou libido), chaque catégorie exerçant une force unidirectionnelle. Du côté de ¨l'énergie plus¨, se trouve la libido issue de la pulsion sexuelle, englobant la pulsion classique d'autoconservation. Cette énergie implique un état d'alerte, une activation, une excitation etc. Du côté de ¨l'énergie moins¨ se trouve léthé, le pendant énergétique de la libido pour l'énergie sexuelle.
Cette énergie implique un ralentissement, un retrait, également au service de l'autoconservation, mais dans un tout autre sens: selon Schmidt-Hellerau (2006, p.1071), cette tendance exerce des fonctions indispensables pour préserver la santé en protégeant le système d'une surexcitation. Mais elle peut également se trouver en excès, donnant lieu à des expressions pathologiques (sphère de la pulsion de mort, traumatisme) d'oubli.

Cette perspective prend appui en la révisant, sur la première définition des pulsions (Freud 1915), selon laquelle la pulsion constitue une poussée constante unidirectionnelle en lien avec l'objet. Pour Schmidt-Hellerau (2006), l'action dominante de la pulsion de mort est d'éloigner le sujet des objets (poussée constante d'éloignement de l'objet), annulant de ce fait tout mouvement comportant un potentiel de pulsion de vie (poussée constante de proximité avec l'objet). Dans un fonctionnement normal, chacune des pulsions possède un potentiel d'autoconservation, la pulsion de vie permettant l'utilisation de l'objet pour la satisfaction des besoins, la pulsion de mort assurant un repli loin de l'objet pour mieux garantir une nécessaire différenciation d'avec lui. L'activation excessive de la pulsion léthique, empêchant tout investissement de l'objet, a pour effet simultané de restreindre la présence ou encore d'empêcher la création du sujet psychique vivant. Ainsi dans le jeu de la bobine (expérience du fort-da, Freud, 1920) souvent commenté, Schmidt-Hellerau (2006) souligne qu'en faisant réapparaître l'objet, symbole de l'objet maternel, l'enfant se fait simultanément réapparaître et fait de nouveau aussi exister son sujet interne, comme conséquence de l'action de la pulsion libidinale. Mais tout autant, ce jeu met en scène le fait de disparaître, l'absence, le retrait, de l'objet. Certes, mais aussi du sujet, sous l'effet du retrait, de l'oubli, de l'action de la pulsion léthique. Ainsi, ce sujet, compris comme un objet de l'appareil psychique, en tant que lui-même objet psychique, peut donc se structurer de façon à apparaître et se maintenir en tant qu'agent interne, comme effet de la pulsion de vie. Mais il peut aussi ¨disparaître¨, se rendre absent, comme effet de la pulsion léthique.

dimanche 20 octobre 2013

LA POSITION CONCRÈTE ET LA PULSION LÉTHIQUE - 2e partie

DIFFÉRENTS DESTINS DE LA PULSION LÉTHIQUE


Tout comme la libido subit des transformations au cours de la vie psychique (pensons à la qualité tantôt narcissique, tantôt objectale, ou encore aux stades de développement), la pulsion léthique évolue, ce qui donne lieu à des changements qualitatifs, dans ses passages de la position concrète à la position schizoparanoïde, puis à la position dépressive. Cette hypothèse suppose que le destin de la pulsion n’est pas indépendant de la configuration globale dans laquelle elle se déploie. La nature première de la pulsion léthique, son facteur de départ, se manifeste comme une force silencieuse de retrait, typique de la position concrète : ralentissement, immobilité, silence, introversion, survie, digestion, sommeil, etc. en sont d’autres manifestations dans la sphère normale. C’est pourquoi la position concrète n’est pas vécue de façon agressive (même inconsciemment), mais plutôt dans le registre d’un vide, de l’oubli, de l’absence, de la perte, de la mort. Mais une fois intégrée à la position schizoparanoïde, la pulsion léthique devient ensuite une force destructrice et agressive « en plein », donnant lieu à une action plus complexe. La destructivité inhérente selon Freud et Klein à la pulsion de mort, suppose la « volonté » d’un sujet organisé, et ne peut être que postérieure à l’action léthique, version position concrète, la violence de la position schizoparanoïde peut se déchaîner, avec ses multiples remous défensifs (clivage et le reste) lorsque la pulsion d’autoconservation a pu générer un minimum de satisfaction et être source de plaisir. L’activation de la pulsion libidinale assurant une base  au clivage entre « bon » et « mauvais ». Dans le ca contraire, le travail de destruction reste silencieux, « oublieux » et complètement exempt de la notion relationnelle sur laquelle une sorte de voile a été jeté.
Enfin, on peut penser que l’élément surmoïque et la culpabilité présents dans la position dépressive constituent l’étape suivante de cette complexification et de cette structuration de la pulsion léthique. Freud (1923) a relié l’action du Surmoi à la pulsion de mort, pour rendre compte de la violence du Surmoi à l’égard du Moi. Le Surmoi œdipien au sens Freudien, qui ne peut survenir dans la mise en place de la position dépressive et sans une résolution au moins partielle de l’œdipe, nous sembles donner à voir, par sa complexité et son organisation, une version plus élaborée et plus complète de ce que la pulsion léthique peut effectuer. L’élaboration tient principalement au fait que la distance que la pulsion génère ne concerne plus l’objet réel ou le soi, mais la représentation de l’objet et la représentation du Soi. La pulsion léthique, dans ce contexte, ne sert plus la destruction de l’appareil psychique, mais sa différenciation.

vendredi 18 octobre 2013

LA POSITION CONCRÈTE ET LA PULSION LÉTHIQUE - 1e partie

Dans cet article Marie-Hélène Veilleux propose l’idée d’une position concrète comme manière privilégiée d’organiser l’expérience propre à certains patients souffrant d’un monde interne appauvri sur le plan symbolique. Cette position s’articule autour du concept de pulsion léthique, emprunté à Schmidt. Hellerau (2006), et qui sert à décrire l’action d’une force intrapsychique d’oubli et d’absence, conçue comme étant l’embryon de la pulsion de mort. L’auteure propose également de prendre appui tout en l’élargissant, sur la conception de Laplanche (1999) concernant la gestion du message énigmatique en lieu avec la pulsion léthique de façon à mieux saisir la genèse et l’activation de la pulsion léthique, ainsi issue de la dialectique pulsion-objet, au sein de la relation à l’objet. Cette question de la relation à l’objet est aussi l’occasion d’une réflexion sur le rôle du traumatisme psychique et relationnel.

ORIGINE DES DEUX PULSIONS DANS LA RELATION À L’OBJET PRIMAIRE

La notion de message énigmatique de Laplanche (1999) nous est encore apparue utile pour pousser la réflexion entamée à partir de Schmidt Hellerau (2006). La théorie de la séduction généralisée soutient que le processus de formation du ça et de son réservoir pulsionnel est engendré par la transmission d’un contenu impensable de la mère à l’enfant. Et ce contenu est d’autant plus impensable qu’il appartient à l’inconscient de la mère. Ce message énigmatique déposé dans la psyché de l’enfant provient d’un noyau énigmatique pour la mère elle-même, dont le moi n’a pas (encore) su ni le traduire ni se l’approprier. Il origine ainsi du ça de la psyché maternelle. Le moi, même structuré, de la mère ne peut s’approprier ce message trop « étranger »; à plus forte raison, le Moi fragile et instable de l’enfant n’ pas les outils pour le décoder. Cet impensé fait par la suite pression sur l’appareil psychique : Ainsi naîtrait la pulsion, indissociable de l’objet. Mais à la différence de Schmidt Hellerau et de ce que nous endossons, Laplanche (1986) ne conçoit cependant qu’un seul genre de pulsion (libidinale) au sein de laquelle il distingue les pulsions sexuelles de vie (énergie psychique liée) et de mort (énergie psychique libre et désorganisée).
Reste que son approche de la genèse de la pulsion permet d’ajouter ceci : Si la pulsion libidinale a pour origine les messages énigmatiques libidinaux de la mère, il est concevable que la pulsion léthique puisse émerger quant à elle d’un autre type de message énigmatique, mais d’absence celui-là. Ce message énigmatique d’absence est porteur du « rien » entre nous et, partout, du « rien » en moi. Ce « non lien » à la fois échangé, éprouvé et intraduisible entraîne un « message léthique » (énigmatique d’absence).
Dans ce cas de figure « normal », les messages léthiques, tout en effectuant une pression sur l’appareil psychique vers la recherche du non-lieu, n’empêchant pas la sédimentation des messages énigmatiques libidinaux et leur traduction. L’accumulation, « en trop », de messages léthiques a comme conséquence de rendre la traduction des messages énigmatiques libidinaux virtuellement impossible. Non seulement il y a alors activation en excès d’une pulsion léthique aux effets mortifères, mais en plus, ces effets compromettent la « libidinalisation » de l’appareil psychique. L’expérience du patient concret reste donc vide, sinon, pauvre, au milieu libidinal.
Le moi qui régresse à un mode concret s’absente de lui-même faisant face à une absence de l’autre à soi. De subie et traumatique, l’expérience devient aussi légèrement corrigée, elle devient autre, parce qu’intentionnelle; c’est une manière de sauve-qui-peut, une façon de survivre minimalement. Cette intentionnalité inconsciente tend elle-même vers la néantisation, qu’elle « connaît » et qu’elle cherche à reproduire. Elle recherche activement ce non lieu relationnel et subjectif. Un non-lieu relationnel autant de l’objet que du sujet, intolérable pour le Moi en formation, lequel à la fois tenté d’en finir autre chose, et de le reproduire. Pour s’en protéger, le Moi archaïque devient « incapable » de s’intéresser à la traduction de l’énigmatique, incapable de s’intéresser à cette expérience interne d’absence. Renoncer à soi devient à la fois témoignage et réussite paradoxale pour le sujet et l’individu, et contribue également à une sortie de « projet identitaire négatif d’absence ».
Le Moi archaïque se replie vers un contenu descriptif lequel permet, entre autres, d’exprimer un déni de la possibilité même d’une énigme, laquelle serait source d’un excès désorganisant. Mais comme le développement du Moi passe néanmoins par la traduction de ce contenu énigmatique, qu’il soit d’absence ou de présence (séduction), le repli protecteur vers les modalités de la pensée concrète a comme effet secondaire d’empêcher la consolidation « en plein » du Moi. Ce qui, au départ, est un mouvement défensif vis-à-vis d’une activité pulsionnelle mortifère, elle-même une réponse à des excès d’absence devient en plus, à la longue, déficit et impossibilité de travail interne. Ces procédés se distinguent de ceux de la lignée des mécanismes d’expulsion, de rejet et de forclusions (voir Green 1983), grâce auxquels ce qui est inacceptable est placé en dehors du réseau symbolique, soit « sur » le réel, soit « dans » l’inconscient.

PULSION LÉTHIQUE ET REPRÉSENTATION

Concernant le thème de la représentation, il existe une différence réelle entre Schmidt Hellerau et Laplanche. En adoptant l’hypothèse de Schmidt Hellerau (2006, p.1084), il nous faut déduire que représentations du sujet et de l’objet existent et demeurent, mais qu’une fois investies d’un excès de pulsion léthique (et d’un manque conséquent d’énergie libidinale), elles deviennent indisponibles, reléguées dans un « oubli » léthique actif, intentionnel. Mais en suivant le modèle de Laplanche (1999), nous sommes conduits à penser que le message énigmatique léthique avorte la représentation en la rendant intraduisible, tandis que seule la partie non énigmatique (aspect concret) est traduite et donc créée.

Le débat métapsychologique reste ouvert, mais dans les deux cas, il est possible de penser que l’action léthique continue génère un effet « mortifère » potentiellement infini, donnant lieu aux représentations négatives, au soi négatif, à l’objet négatif, à l’objet perdu ou absent, aux représentations de soi et d’objet morts. Les représentations semblent alors disparaître en une hallucination négative (emprunt à Green, 1993), devenant inaccessibles. Peu importe le modèle, il reste que les énergies léthiques en excès ont un effet de paralysie, qui pétrifie la fonction de symbolisation et ses productions, et empêche le développement du Moi et du sujet au sein du Moi.

samedi 12 octobre 2013

PASOLINI ET LA VIE : ENTRE L’HORREUR ET L’INNOCENCE - 13e partie

La solitude s’oppose au monde du “on”, dévoilé, déshabillé qui s’apparente à l’objectivité de la nature que, du reste, il absorbe de plus en plus.  Désormais le Pouvoir se développe comme monde - plus que comme système - comme nouvelle naturalité où tout est transparent.  Ces dispositifs médiatiques ne troublent point cette transparence puisqu’ils opèrent par imitation, tandis que les objets technicisés fonctionnent comme appendices du corps propre désapproprié.  Le Nouveau Pouvoir gonfle et prospère sur les ruines de la séparation, en général, de la division sociale en particulier.  Autrement dit se reflète la masse qui se répète et s’agrandit dans son image magnifiée.  Le désir de la masse est illimité, de peur qu’il ne s’engorge aux carrefours du processus, les agents du “on”, les signes, sont là pour le canaliser, le codifier car il faut à tout prix éviter un Black out du désir socialisé.  Démocratie, attention consommez les droits démocratiques et jetez-en les déchets dans les poubelles prévues à cet effet!

Le Welfare State c’est la production du social par le social ou le social qui s’engendre lui-même.  Ce que le capital n’a pas réussi à imposer, la croyance en son immaculée conception, à savoir que le capital naît du capital, est en passe de se réaliser aujourd’hui.  Les individus baignent dans le social naturel et les multiples micro-institutions en forment les points de raccord.  Pasolini avait raison: le social est contagieux - et il avait raison de s’écrier dans Volgar’ eloquio: nessun modello di sviluppo, nessun modello neanche sviluppo!  On ne lutte pas contre un modèle de développement, contre les modèles, si l’on n’est pas contre le développement, c’est-à-dire la contagion.  Le social ne se constitue plus comme lien mais comme attitude, comportement.  Pourquoi aurions-nous besoin du lien quand nous avons déjà incorporé la séparation qui nous liait?  Le lien social, issu de l’échange symbolique, d’un art de vivre et de converser, d’une gestualité communicante, s’efface devant l’imitation de l’autre. C’est ce que Pasolini appelle, dans une récurrence obsédante, le processus d’homologation.  Que signifie le parler dialectal, les idiomes locaux, les tournures linguistiques propres aux quartiers, aux villes, aux régions, sinon l’enracinement protocolaire d’un code socio-linguistique ou la projection d’ombres, de zones d’opacité par lesquels il faut passer - qu’il faut traverser - pour communiquer.  Le parler populaire est un rituel qui s’accompagne d’intonations, de gestes, à valeur protocolaire, qui contraint au détour, au passage initiatique dans le code et l’imaginaire.  Ainsi la langue institutionnelle - lingua franca - développe des clichés auto-reproducteurs et les langues dialectales produisent de la distance, de la séparation, qui font sens.

Ne nous y trompons pas, le cliché, la mode, le message coagulé dans le signe loin d’unir, déstabilisent et éradiquent tout terrain symbolique commun (1) .  La société du Welfare est une société qu’a désertée la cohésion et qui s’est transmuée en continuum (technico-signalitique). La prolifération des institutions sociales qui soumettent tout critère politique à l’évaluation quantitative d’une capacité de paiement, accentue les demandes sociales.  Les individus se trouvent à l’intersection de différents groupes qui logent des demandes aux institutions.  Cette exposition exagérée aux organismes de tout ordre ôte toute valeur à l’institution en général, précipite les individus dans une autonomie illusoire et, conséquemment, dans un nouveau subjectivisme immoral, cynique et destructeur.  Désormais la contestation est devenue une fonction intégrée au mécanisme autolésionniste du welfare state, elle s’instaure comme clihé, réponse béhavioriste aux stimuli du système et fonctionne comme substitut de la fonction intégrante dévolue aux institutions traditionnelles.  Ce que Pasolini nomme la perte du réel, l’irréalité (hyperréelle) consiste en ceci: les clichés-signes se reproduisent à grande vitesse directement connectés au processus vital donc sans investissement moral et passionnel ni processus cognitifs; les institutions ne sont plus des faits sociaux culturellement sédimentés mais des clichés-signes, des macro-clichés (Zijderveld) qui s’inscrivent dans une signalitique de la désobéissance et de la contestation de toute valeur; la dégradation de l’échange symbolique (fin de la tradition, dissolution de la distance, remblai de la séparation) signifie le remplacement de la structure visible/invisible par la structure externe/interne: d’un côté une fonction “choc”, de l’autre un subjectivisme non moins “choc”.  Tout se passe comme s’il fallait que l’on se fasse voir, toucher, entendre, agir - selon le prototype de l’opération médiatique sur la “nouvelle”.  Au traitement “choc” de l’information correspond le traitement “choc” de la personnalité.

(1) Voir Anton Zijderveld: On clichésThe Supersedure of Meaning by Function in Modernity, Londres, Routledge and Kegan, 1979.


Ainsi dans le welfare state la société n’élit pas sa raison d’être dans un ailleurs qui la transcende, ne s’interroge pas sur elle-même à partir de la séparation d’une origine donatrice de sens ni ne s’institue dans la représentation de l’Autre (que ce soit le barbare, le sauvage, le gueux ou le prolétaire), elle se remplit de signes dévorant les rites tels des enzymes et qui convergent vers la personnalité désappropriée et dédoublée fonctionnant comme micro-simulation institutionnelle du consensus total.

L’inflation se love dans la subjectivité qui se mue en subjectivisme forcené; elle nous ronge de l’intérieur, suce le manque réel, fait hypnotiquement miroiter la complètude de l’assouvissement, à tel point qu’il s’agirait de le désamorcer par les techniques de dissuasion-persuasion.  Par cette inflation, que Christopher Lasch nomme culture of narcissim, la personnalité subjectiviste-intimiste (intimité extravertie) devient fonction du Pouvoir. Qu’est-ce que le Pouvoir, sinon la puissance abstraite qui régit les circuits du processus vital!  La fonction permet au Pouvoir d’agir sur le fonctionnel, de le réglementer.  Dès lors s’insinue un chantage universel: continue, conforme-toi, accélère et travaille - sinon on te débranche et tu sautes.  La voix du “on”, la voix muette du sphynx, c’est la voix de la programmation.  La vie est programmée, la mort aussi.  Et la mort se dérobe - les techniciens l’ont volée, qui a intégré les quartiers expérimentaux de l’acharnement thérapeutique. Les média canalisent la mort qui se consomme par le signe.  La mort - ultime séparation - est homogène au vivant (M. Cornu) elle occupe toute la place comme objet scientifique de recherche, disparition du cadavre et refus de la mort.  Comment la société pourrait parler de la mort autrement qu’en termes thanatocratiques-thanatopraxiques - dont la fonction est de faire disparaître le corps et le cadavre - quand les signes fonctionnent socialement, c’est-à-dire quand la société se dévore elle-même dans la consommation du social!  Le Pouvoir - athanée prend en charge la mort, la gère médicalement et pharmacologiquement, sécrète un nouvel imaginaire qui bannit la honte, la répugnance, la pourriture et le deuil; il devient phantasmatique, incontrôlable et incompréhensible - mais civilisé.  Exécution par piqûre sans bâvure, contrôle des populations, Death Control.

Le rapport entre le Pouvoir et la technique (la société technicienne) se donne pour ce qu’il est: discours anthropophage, cadavérisation de la société, que rend possibles la disparition du cadavre (1).  S’éclairent alors les gestes posés et les paroles prononcées par les personnages de Porcile et Orgia.

Dans la première pièce (qui fait partie du film du même nom - La Porcherie) Julian, fils de grand industriel allemand (Klotz), s’offre en pâture aux truies, aux cochons.  Depuis son enfance, Julian fréquente la porcherie sous les regards silencieux des paysans rattachés à la propriété du père: tous les jours il rend visite aux bêtes, s’approchant d’elles qui l’attirent et mobilisent son affect, sa conscience, sa sexualité, son être.  Mais les paysans ne sont pas les seuls à connaître le “secret” de Julian; un certain Herdhitze, criminel de guerre nazi ex-professeur Hirt devenu un géant capitaliste de la technologie, donc concurrent de Klotz, est au courant de l’enfance de Julian.  Le père de ce dernier connaît le passé du médecin tortionnaire nazi de Hirt-Herdhitze.  Alors les deux magnats de l’industrie et de la technologie se neutralisent, aucun ne peut faire chanter l’autre.  C’est précisément un jour de “fête” célébrant l’union des deux capitalistes que Julian décide de poser le geste final. Peu avant cependant un dialogue extraordinaire et bouleversant a lieu entre Spinoza, la philosophe de la Raison et Julian, le suicidaire qui se conclut par l’abjuration de l’Éthique par son auteur lui-même: mes livres sublimes n’ont abouti à rien d’autre qu’à glorifier, analyser l’histoire bourgeoise.

“C’est vrai: la Raison (la leur) m’a servi à expliquer Dieu
Mais une fois Dieu expliqué, la Raison
a achevé sa mission, elle doit se nier:
Il ne doit rester que Dieu, rien d’autre que Dieu
Si je me suis arrêté sur quelque points, chers 
au vieux Spinoza, c’est pout te faire comprendre
combien a raison le nouveau, et combien ce dernier aime en toi
la seule, la pure présence d’un Dieu qui ne console point”.

  1. Il est intéressant de constater que le corps a disparu, comme les objets, comme la mort, comme l’échange symbolique.

Spinoza a compris, avec Nietzsche, que Dieu est mort, les valeurs, la subjectivité aussi; Julian achève un long rite en pénétrant dans le sacré que son suicide inaugure.  Cette union sacrée, réalisée par le saut divin et l’enjeu du corps et dont Julian a tenu qu’une petite fille, une innocente, en soit le témoin, se réalise en dehors, en marge de l’”union” capitaliste, celle qu’ont contractée les vrais cochons, les porcs consommateurs de saucisses (de porc!) et de signes (de mort). Quelle est l’essence du sacré, sinon la séparation!  Julian s’est séparé du monde, de la porcherie mondaine et hyperprofane, en “utilisant les éléments séparés du sacré - la souillure et le pureté - en renversant l’horreur (la porcherie) en innocence.  Il ne reste plus rien de Julian, aucune trace - les bêtes on fait place nette, ont tout rasé comme dit Herdhitze - sinon un lien sacré, un deuil pour les paysans.  Aucun signe, pas même un bouton ni un morceau de tissu: Julian n’est jamais entré dans la porcherie capitaliste, il ne peut donc pas en être sorti; il n’a pas obéi ni n’a désobéi. Ayant vaincu, pour sa propre joie, dans sa solitude, le monde des signes il a, à sa manière, fait abjurer la Raison dans un autre langage que celui de la Raison (1).

La séparation des langages constitue le thème obsédant de la pièce Orgia qui met en scène un couple, une femme et un homme - deux modalités de la séparation existentielle et tragique, deux drames de l’Altérité.

Dans un étonnant prologue l’homme, juste avant de se pendre, déclare:

“Finalement, il y en a eu un qui a fait un bon usage de la mort” que nous apprend-t-il, tout au long de la pièce, sur ce bon usage?

  1. Herchitze sait la fin de Julian, le père l’ignore. Le premier incarne le technocrate pur, entièrement voué à la puissance technique; le second, issu d’une vieille famille bourgeoise a reçu une éducation “humaniste”.  Le père n’aurait plus rien à perdre à faire chanter le nazi Hirt-Herdhitze. En le tenant ignorant de la fin du fils, Pasolini nous suggère le triomphe de la technique-thanatocratique sur l’humanisme bourgeois, pure illusion, alibi d’une culture porcine.

Il consiste à détourner l’usage des objets de la civilisation bourgeoise- capitaliste, en les déconnectant de leur idéologie - ideologia della morte - de la sphère du Pouvoir de laquelle ils participent.  Ces objets comme les bas, les culottes, les jartelles, les jupons, le sac à main d’une pauvre prostituée de périphérie, sont des signes de résignation quotidienne, de l’acceptation du pouvoir.  Ils en consitutent le langage et l’habitude. Ils garantissent à leurs utilisateurs une place dans le monde du pouvoir, place servile et hypocrite.  Par leur caducité, leur signalitique misérable, ils assurent l’omni-présence du pouvoir, en sont l’étendard, l’idéologie, l’habitude - un abitudine alla morte - qui rend esclave.  Avant de se pendre, l’homme s’empare des objets de la prostituée dont il soumet le corps (ainsi que le sien) à une dure épreuve physique - ce qui le fera vomir et s’évanouir, et se maquille, se travestit.  Après avoir parlé le langage de la chair, il s’enquiert de faire parler un autre langage aux objets qui lui ont nié la conscience de sa Diversité.

Il ne s’agit donc pas de dissuader l’usage mais bien de le rétablir et de le fixer.  Ces objets ordinaires, et en tant que tels constituant l’ordinaire du Pouvoir, lorsqu’ils seront vus sur le corps, tacheront l’innocence (servile celle-là) du regard de ce groupe de personnes déléguées par la société pour le décrocher, ils maculeront, expressivement et scandaleusement, le Pouvoir à travers leur habitude explosée.  Cette pendaison se veut exemplaire de l’horreur de la Diversité lorsqu’elle est crucifiée, lynchée, assassinée; le supplice, en même temps, est mise en scène de l’horreur et juge de l’Histoire:

“Je vous en prie, soyez comme ces soldats
les plus jeunes de ces soldats
qui sont entrés les premiers derrière les barbelés d’un camp....
Et là leurs yeux....Ah, je vous en prie
Restez jeunes comme eux!  Voilà tout
Et, maintenant, divertissez-vous”.

La Diversité acquiert la dimension de conscience de l’Altérité, de l’Autre et de l’Autre en moi, elle s’exprime par un langage différent et son combat confine à une séparation des langages de la réalité qui, lorsqu’ils restent agglomérés, compactés, sont totalitaires et forment le méta-langage du Pouvoir: Paix et Conformité - le Même.

C’est contre cette paix que se révolte la femme:
“En cette “paix” qui est tombée sur ma vie
et où elle s’est fixée, comme une saison
qui ne change jamais, une interminable matinée
de paix
de travail
de choses nues et sévères
(partagées avec les voisins, au son de la télévision)”.

Son rapport aux objets est physique et se nourrit de leur consommation comme fétiches de sexe et de travail, qui devient consumation-transgression par un désir, une puissante volonté d’épuiser tout ce qu’ils contiennent de souillure et de banalité.  Une consumation “senza rimorsi” qui est communication de la chair et des sens avec la jeunesse, l’”honnêteté brutalité” d’un jeune adolescent:

“Viens, fils avec la prétention d’un père,
ou père encore fils, viens
accomplis ton acte simple”.

  • sans remord donc transgresser les règles univoques de la sexualité, la rendre ambivalente, lui restituer son caractère dissociatif- associatif et son ambivalence essentielle qu’accostent l’inceste et le désir de mort.  Dans la pièce Bestia da Stile, la soeur de Jan déclare:

“La Dissocation est la structure des structures”

et un des “personnages”, l’Ante litteram, énonce:

“La vérité est ambigue, non mixte”

Dans Pasione e ideologia Pasolini dit “la division est douleur et la douleur est force”.  Avant de se jeter à l’eau et juste après avoir tué ses deux enfants la mère aura “traversé toute la grande ville. Dans le peu de campagne restant entre cette dernière et le fleuve”

  • elle juge son geste ainsi:
  • “J’aurai ainsi traversé mon présent et mon passé”.

Réapparaît le thème de la marche - comme dans Oedipe-Roi où Oedipe marche vers son destin, vers et dans son inconscient - l’inconscient comme Destin, l’origine est le but (Kraus), l’histoire finit là où elle commence (Pasolini) - comme dans Théorème où la mère traverse la ville et se retrouve dans une petite église de campagne.  Les personnages marchent, la caméra avance et descend et remonte, parce qu’un Destin est là qui s’oppose au Pouvoir, à l’Anti-Destin.  Il est remarquable que le petit espace de campagne traversé représente un espace sacré de ce qui manque ou a fait défaut.  Les actes d’horreur de la mère s’originent dans la perte du monde sacré qui était autrefois, le monde du faire - “là nous communiquions entre nous seulement en faisant quelque chose” - dans lequel il n’était pas nécessaire de connaître; le monde des sens, des couleurs, des objets:

“Je me rappelle le teintement des bidons de lait, contre le guidon des bicyclettes, mêlé aux chansons”.

C’était quand les individus parlaient sans jamais avoir appris à parler, quand la langue s’incrustait dans les murs de pierre, s’enroulait autour des fleurs médicimales, ou volait sur les places des mairies, “sublimes capitales en miniature”.  En ce temps-là la voix indiquait les choses mais “personne ne parlait” parce qu’à l’intérieur de l’âme “cherchait à prendre place la parole non dite”.  Les objets matériels étaient à la fois les coffrets la contenant et l’écho la dispersant.

Tant que cette parole vit dans l’âme où elle est encastrée l’individu peut parler dans son être, être seul avec lui-même.  Cette solitude existentielle protège le langage et témoigne de sa nature relationnelle.  La dichotomie sur laquelle Pasolini a construit Orgia est frappante: la parole non dite est dissimulée dans le monde non-naturel des artifices humains qui appartient à l’homo faber et qui a été façonné par lui; les actes terrifiants adviennent dans la paix irréelle qui suppure d’un continuum technique et sourd d’un fond bruyant où s’annulent, se neutralisent toutes les voix - un ronronnement continuel propre aux circuits médiatiques (1).  Dans le monde objet, de la réification, c’est l’oeuvre des mains et le langage qui forment l’espace public de la communication, tandis que dans l’irréalité de la paix, le social dévore la parole et l’activité du travail devient la sphère totale dans laquelle les individus connaissent le déracinement et la dérélection.


  1. La nature a besoin d’artificialité humaine. Le dialogue entre l’artifice et la nature est la substance même du monde dont la forme s’achève avec la parole humaine.

Le processus de reproduction de la vie naturalise le monde qui s’estompe, se dégrade en pur fond.  La vie a remplacé le monde, l’unité est naturellement posée, acquise d’emblée par le travail, elle ne s’atteint plus dans l’action et le langage.

Le réel socialisé et la parole socialisée sont collés ensemble; nulle séparation, aucune distance, plus d’espace et évanoui le monde commun.  Alors c’est une participation au ronronnement, au travail, à la consommation, ma contribution quotidienne au désengorgement des flux et des signes, qui garantira mon objectivité.  Mon être n’a plus besoin de se manifester à l’Autre ni d’apparaître; le Je ne se fait pas entendre dans la découverte d’un Tu, dans une interrogation sur l’absence mais dans l’affirmation d’une vérité et exhibition d’une intimité. Le Tu s’identifie au Je dans le Modèle du On qui est un Je socialement magnifié, socialement affirmé et diffusé.  Alors tous les Je se ressemblent dans le On, le Tu de l’Autre n’attestant plus de mon objectivité. Le Je se met à parler le langage du On et perd sa solitude fondamentale qui est expérience de l’altérité.  Parler est devenu naturel alors on parle, ce qui se passe va de soi pourvu que la réalité se restreigne à un enchaînement logique de truismes et de comportement.

Le On augmente sans cesse et son accroissement engendre la masse, nouveau méta-langage: les majorités silencieuses.  Aussi la société est-elle le produit d’une transformation linguistique gigantesque au bout de laquelle le Pouvoir se fait parler. Il n’est pas besoin de rassemblements physiques d’individus autour d’un Fuehrer pour que se constitue la masse (qu’il faudrait distinguer de la foule), chaque signe suffit puisque le signe fonctionne socialement qui concentre en lui toute la consommation.  Si les morts, l’immense foule des morts tombés aux divers champs de bataille, étaient les vrais interlocuteurs de Hitler et la foule la plus grande qu’il se pût imaginer, ceux-ci sont aujourd’ui remplacés par les signes, véritables cristaux de mort et de masse concentrée (1).  Se réalise, dans le Nouveau Pouvoir - c’est-à-dire s’accomplit réellement comme principe effectif, l’essence du Pouvoir: la survie/la survivance.

Le dernier acte de Goebbels fut d’empêcher ses fils de lui survivre; pour Hitler les Allemands ne devaient pas survivre à la défaite, l’ultime acte du Pouvoir aurait été d’entraîner toute la nation dans l’Apocalypse; le Fuehrer l’avait déclaré: tous les survivants au Reich sont des traitres.  Par ailleurs ce dernier avait formellement ordonné la crémation de son corps: “Et je ne pourrais pas non plus tolérer que mes ennemis traitent mon corps comme une charogne. J’ai exigé d’être incinéré”. Le corps d’Hitler concentre tout le Pouvoir et le Reich est la figure magnifiée de ce corps, sur lequel ont été inscrits les noms de tous les morts de la Première Guerre Mondiale (2). Vaincre c’est croître, survivre c’est grandir, détenir le Pouvoir c’est jouir de l’invulnérabilité!


Dans nos sociétés la survivance prend un caractère boulimique du fait de la nature implosive de l’énergie emmagazinée et tient à l’impossibilité d’expulser, de décharger, de dépenser une telle énergie.  Il s’agit, à proprement parler, de survivre à soi-même.  Persister dans le tissu signalitique, se loger dans les réseaux, participer et favoriser l’autogestion des modèles, consommer, sont des modalités de la survivance socialisée.  Dans le règne du On, du Même, l’invulnérabilité consiste à digérer du On, c’est-à-dire du social.  Le produit de cette digestion se trouve aussitôt réinvesti, canalisé, il n’est pas rejeté et n’apparaît pas comme force dépensée émise par le corps humain.

(1) Sur cet aspect voir Elias Canetti: Crowds and Power, Penguin Books, 1973-1981, (Masse und Macht).

(2) Voir le petit livre important de Elias Canetti: Potere E Sopravvivenza, Milan Adelphi, 1974-1981, (Die Gespaltene Zukunft et Macht und Ueberleben).