vendredi 24 août 2012

LA PHILOSOPHIE - 20e partie


CHATEAUBRIAND, LE GÉNIE DU CHRISTIANISME

Parmi les idées nouvelles que Chateaubriand a apportées dans le Génie du Christianisme; il en est une qui concerne la critique littéraire et qui devait être particulièrement féconde.  On sait comment il a abordé lui-même la critique dans son livre. Il se fait fort de prouver (parfois d’une façon un peu trop systématique) la supériorité des oeuvres modernes sur les oeuvres antiques, parce qu’elles sont inspirées par le christianisme.  Cette thèse nous a valu des pages tout à fait remarquables, et alors très neuves, sur Corneille, Racine, Pascal, Bossuet.

Chateaubriand s’attache donc à la mise en valeur des beautés de l’oeuvre littéraire; il applique à la critique littéraire l’idée de relativité l’histoire et l’observation psychologique, cas particulier de la méthode historique.  C’était rompre avec les principes de l’école classique.

L’école classique (Boileau) jugeait les ouvrages de l’esprit en se rapportant à des règles générales, qu’on croyait immuables et absolues.  Elle les comparait à des modèles (les Anciens). Le sens historique, qui est le sens de la différence des époques du passé, manquait alors aux critiques.

Voyez Boileau condamnant le théâtre du Moyen Age ou la poésie de Ronsard.  Partout où la perspective historique lui a manqué, il se trompe, ou ne juge qu’à moitié juste.

L’admiration pour les Anciens, celle d’un La Fontaine, d’un Racine comme d’un Boileau, ne cherche ses raisons que dans la raison. Ils ne se demandent pas si les règles valent parce qu’elles furent, après coup, tirées des oeuvres des plus grands créateurs (lyrisme, tragédie, éloquence) ou si ce sont les oeuvres qui doivent aux règles leur beauté.  D’autre part, cette incuriosité de la personne des auteurs vient, en grande partie, de l’ignorance où l’on était alors des détails de leur vie et du caractère de leur époque.  L’impersonnalité des grandes oeuvres classiques dispensait de cette recherche, jusqu’à un certain point.

Les auteurs du XVIIe siècle nourrissent sans doute leurs oeuvres de la sève intime de leur esprit et de leur coeur; il n’en peut être autrement dans l’oeuvre d’art. Mais ils ne se replient pas sur eux-mêmes et ne cherchent pas à exprimer directement leur moi.  D’où la moindre importance de leur biographie pour l’étude de leurs oeuvres.

Tout change avec le romantisme, c’est-à-dire, déjà, avec Rousseau.  L’oeuvre se confond avec son auteur. Elle est l’expression de son moi. Expression volontaire dans la littérature de confessions, de confidences, dans le lyrismes romantique, en vers et en prose; expression involontaire dans les genres qui ne sont objectifs qu’en apparence  (roman, théâtre, et même histoire) où les émotions, les passions, les aventures de sa vie s’impriment dans tout ce que l’auteur invente ou conçoit.

La curiosité historique s’empare alors des esprits et apportera des lumières nouvelles qui éclaireront l’oeuvre d’art.  Elle sera désormais expliquée plus ou moins en fonction de la personnalité de l’auteur, du milieu où s’est formé son génie, des sources où il a puisé, des moeurs, des idées et des goûts de son époque.  Mme de Staël a, la première avec Chateaubriand, inauguré cette méthode.  Des critiques distingués comme Joubert, Villemain, Fauriel, Victor Cousin, Saint-Marc Girardin, J.-J. Ampère Ozanam illustreront la critique dans la première moitié du XIXe siècle, mais ils sont tous surpassés et éclipsés par Sainte-Beuve, le grand maître de la critique au XIXe siècle (1804-1869).

Sainte-Beuve, qui doit tant à Chateaubriand et lui a consacré, d’ailleurs, un livre assez méchant mais perspicace, et qui, malgré lui, tourne souvent à l’éloge le plus délicat et le plus pénétrant, a vraiment élevé les idées éparses dans le Génie à la hauteur d’une méthode.  Infiniment curieux de psychologie, la critique, pour lui, est une sorte d’histoire naturelle des esprits.  À travers l’oeuvre, il veut surtout faire le portrait de l’écrivain, car il est persuadé qu’une oeuvre d’art, quelle qu’elle soit, est, avant tout, l’expression d’une personnalité.

Saint-Beuve veut arriver à définir un esprit.  Pour cela “il connaît et utilise plusieurs moyens d’enquête: information sur la famille de l’écrivain, ses origines, sur le premier milieu, le groupe d’amis et de contemporains dans lequel il s’est trouvé quand son premier talent a éclaté, informations sur ses opinions religieuses, sur sa situation de fortune, sur ses faiblesses, sur sa manière journalière de vivre, sur le plus ou moins de sincérité qu’il a apportée dans son oeuvre, sur la part du talent et celle du procédé...” (Littérature française de Bédier et Hazard, 2e vol. p.242)

Nous devons à cette méthode poursuivie avec labeur minutieux et finesse de tact l’oeuvre magistrale de Port-Royal, des Causeries du lundi, des Portraits littéraires et de son étude sur Chateaubriand et son groupe littéraire.

Cette méthode psychologique, en critique littéraire, qui commence avec Sainte-Beuve, est d’un intérêt indéniable. Il l’applique même, et très finement, aux auteurs classiques comme à ses contemporains.  L’excellence de son oeuvre fait preuve de la thèse, elle nous fait pénétrer au coeur même de l’oeuvre, nous en révèle l’esprit.

N’y a-t-il pas eu abus depuis lors?  Hélas, oui.  Certaine critique n’est plus que biographie.  Indiscrète ou vaine dans sa curiosité du détail anecdotique, elle en arrive à écraser les oeuvres qu’elle a pour mission d’éclairer. Telles, entre autres, ces gloses infinies sur Chateaubriand lui-même, qui est devenu, pour beaucoup, un personnage de roman: l’oeuvre disparaît derrière l’auteur!

On regrettera ce goût du “potin” et même du scandale que flattent ces recueils d’anectotes, d’autant plus goûtées qu’elles sont scabreuses et ressortissent à la chronique scandaleuse, à l’histoire passionnelle.

Mais surtout, il faut reconnaître que cette méthode d’explication, lorsqu’elle est pratiquée avec excès, détourne la critique de son vrai but : l’appréciation de l’oeuvre d’art.

Qu’est-ce qu’une oeuvre d’art, en effet?  Une transposition de la réalité par des moyens propres au génie.

Celle-ci doit être étudiée franchement et directement, telle quelle été livrée au public par son auteur.  Étudier ses dessous (circonstances, individuelles qui l’ont inspirée) n’est valable que dans la mesure où cette étude nous permet de mieux saisir les secrets de cette transposition, pour mieux connaître non l’homme, mais l’artiste, afin de le mieux juger.

Un exemple : La Tristesse d’Olympio, de Victor Hugo, évoque Juliette Drouet et “Adèle”, mais qui s’en douterait sans les gloses des commentateurs?  Le poète a élargi, généralisé, “sublimé” ses émotions.  Laissons-lui le bénéfice de cette pudeur qui est aussi de l’art et du goût.  Les Nuits, de Musset, laissent davantage transparaître la réalité vécue, mais c’est dans la mesure où elles la dépassent qu’elles nous touchent.

La méthode biographique, très nécessaire mais jamais suffisante pour l’explication de certains auteurs, ne “donnerait” presque rien pour d’autres.  Elle convient à un Baudelaire, un Verlaine, mais à Mallarmé? à Paul Valéry? Valable pour Michelet, que vaut-elle pour Taine ou Fustel de Coulanges?  Ces réflexions s’appliquent plus spécialement à l’enseignement, s’il veut être solide et formateur du goût.


Sainte-Beuve, maître de la critique au XIX siècle.
Albert Thibaudet, voit en Sainte-Beuve le maître de la critique au XIXe siècle.

Les Lundis sont l’oeuvre du plus sûr liseur qui ait existé.  Dans les auteurs des trois siècles, de Rabelais à Lamartine, on peut être certain que la citation qu’il choisit est la meilleure, le trait qu’il retient le plus typique, et il faut avoir passé dans un sujet après lui pour voir qu’à la manière des anciens, il s’est levé le plus matin, a cueilli les plus beaux fruits.

La plume à la main, Sainte-Beuve est, en effet, le plus grand causeur de notre littérature, aussi agréable que Voltaire, aussi fort que Diderot.  Il le savait bien, quand se débarrassant, le vieux serpent, de ses peaux successives: romantisme, catholisme, sentimentalisme, mysticisme, il découvre pour sa forme dernière et plus vraie l’esprit analytique et la sensibilité du XVIIIe siècle.

Qu’importent alors les “théories” qu’on lui a prêtées ou par lesquelles il a caractérisé un moment ou une coupe de son éternelle mobilité?  Physiologie, histoire naturelle des esprits, ne laissons pas ces étiquettes se coller sur lui; magicien et non théoricien; réfléchissant et non pensant, promeneur et non professeur, douteur et non docteur, fils de Montaigne, le plus authentique du XIXe siècle.  Mais dans la causerie et l’esprit, toujours le sérieux et le substantiel, jamais comme dans Montaigne ou Diderot, de la pensée pour l’amusement ni le jeu gratuit.

Ses erreurs, comme les leurs, nous instruisent.  Ses lacunes ne nous gênent pas, puisqu’elles sont comblées par ses successeurs.  Par lui et par lui seul, la critique est devenue la dixième muse, il y fallait d’abord un poète, le passage du poète.

Descendant le plus authentique de Montaigne, Sainte-Beuve est comme lui un homme-dialogue.  Dialogue de Montaigne et de Port-Royal, dialogue du XVIIIe siècle et du XIXe siècle, de la raison classique et des liaisons romantiques, un dialogue avec des partis pris et des affirmations, des amours et des haines, mais toujours maintenu à l’état de “causerie”, non seulement avec le lecteur mais avec soi-même, d’interrogation devant des problèmes sans cesse renouvelés...

Tout bien pesé, de même que les Essais forment une somme de la sagesse lettrée, les Lundis, ou plutôt ce rayon de bibliothèque dont les Lundis forment le centre, nous ont donné une somme des Sages Lettres.  Deux sommes qui continuent les bonnes lettres anciennes et modernes, unissant le sens socratique du doute, le sens humaniste de la raison libérale, le sens constructif de la civilisation acquise.

ALBERT THIBAUDET, Histoire de la Littérature française de 1789 à nos jours, Éditions Stock.

jeudi 23 août 2012

LA PHILOSOPHIE - 19e partie


BOSSUET PRÉDICATEUR CHRÉTIEN DANS LES ORAISONS FUNÈBRES


Le nom de Bossuet s’attachera toujours à ce genre d’éloquence comme celui du plus grand orateur qui l’ait illustré.  Il l’a surtout profondément transformé; il y a imprimé la griffe de son génie, en même temps que la marque de son âme sacerdotale.

Qu’était l’oraison funèbre avant Bossuet?  Un discours d’apparat, pour lequel on demandait un orateur en renom, comme on suspendait des tentures autour du cercueil et dressait des catafalques. C’était au XVIe et au début du XVIIe siècle un débordement d’éloquence pédante ou frivole, pompeuse ou précieuse, pour louer princes, ducs, maréchaux, cardinaux de France, reines et grandes dames.  La religion tenait là fort peu de place, comme, souvent, elle en avait tenu peu dans la vie des défunts.

Bossuet hésita, nous dit-on, à aborder un genre si profane.  Il déclare dans une de ses premières oraisons funèbres : “Quand l’Église ouvre la bouche des prédicateurs dans les funérailles de ses enfants, ce n’est pas pour accroître la pompe du deuil par des plaintes étudiées, ni pour satisfaire l’ambition des vivants par de vains éloges des morts.  Elle se propose un objet plus noble dans la solennité des discours funèbres: elle ordonne que ses ministres, dans les derniers devoirs que l’on rend aux morts, leur donnent un saint dégoût de la vie présente et que la vie humaine rougisse en regardant le terme fatal que la Providence divine a donné à ses espérances trompeuses.”

Le discours sera donc pour lui un sermon qui aura pour idée centrale la mort, mais la mort envisagée du point de vue chrétien.  “La mort est la mesure que Bossuet applique aux joies, aux maux, aux désirs et aux agitations de l’homme.”  C’est aux lumières supérieures qu’elle jette sur la vie que Bossuet éclairera ces grandes destinées dont il doit retracer l’histoire.  L’oraison funèbre sera un sermon appuyé sur un exemple. “Ainsi Bossuet sauva la dignité d’un genre menacé par l’esprit courtisan”  (J. Calvet), et assura la continuité de son action apostolique.

Retracer une grande existence, faire une biographie qui soit en même temps un portrait était donc le premier de ses devoirs.  Ici se rencontrait une difficulté: comment dire la vérité sur une tombe qui vient à peine de se refermer sur un mort illustre, en présence de sa famille, de ses amis, alors que cette vérité ne fut pas toujours glorieuse, qu’elle fut même parfois scandaleuse?  L’éloge traditionnel étiat souvent menteur, mais Bossuet ne se prêtera pas à la flatterie: “Nous ne donnons point de fausses louanges devant les autels.”  Ce serait offenser le Dieu de vérité.  Il ne fait qu’un minimum de concessions aux convenances les plus élémentaires.

“Bossuet savait quelles paroles conventionnelles on attendait de lui pour être insérées dans le rite d’une cérémonie officielle, ces paroles il les a prononcées comme cela s’est fait et se fera toujours, mais il les a prononcées avec tact, avec adresse et avec dignité” (J. Calvet).  “Quand nous l’entendrons indiquer en termes mesurés, avec une remarquable légèreté de touche, les querelles domestiques de Charles 1er et de la reine Henriette, le triste ménage de Madame et les soupçons jaloux de Monsieur, les vivacités et l’inégalité du prince de Condé, toutes ces petites ombres si discrètement mises, nous apprendrons à estimer la franchise de l’orateur.  Pour être respectueux il est resté libre, et les convenances ont réglé, non gêné l’expression de ses sentiments” (Lanson).

Bossuet, pour faire revivre ses personnages, se fera historien véridique, biographe bien informé, psychologue pénétrant.  Son information est ample et solide.  Ses héros ont presque tous tenu un premier rôle ou occupé un haut rang, ils appartiennent à l’histoire.  Bossuet les replacera dans le cadre des événements généraux et de la société de leur temps.  Pour Henriette de France, femme de Charles 1er, c’est un tableau magistral de la Révolution d’Angleterre.  Pour peindre la femme, il demande à Mme de Motteville qui l’avait bien connue un mémoire sur la vie et le caractère de cette reine.  Pour faire connaître la Princesse Palatine, il étudie les écrits, les lettres qu’elle a laissés, il cite en chaire les documents sur lesquels son éloge est fondé.  De même, mieux on connaît le temps de la Fronde, plus on admire la vérité de l’oraison funèbre de Le Tellier.  Pour Condé, qu’il connaissait bien personnellement, il s’est informé avec soin de l’histoire de ses campagnes en compulsant les archives du Prince et il reproduit les détails notés par ses officiers généraux, annotés par Condé lui-même.  On sait aussi comment il a rappelé intrépidement sa défection et sa rébellion.  “Il ne se sentit pas le droit de taire un épisode si principal de la vie du Prince, et, en en parlant, de l’excuser ou de ne la condamner qu’à demi... Il condamne le prince par la bouche même du prince : s’il compensa la grandeur par la profondeur du repentir, est-ce une flatterie ou une idée chrétienne?”  (Lanson.)

Mais le but de Bossuet c’est avant tout l’instruction des fidèles et leur édification. Il veut instruire ceux qui l’écoutent des vérités du salut, donner une leçon chrétienne.  Ces leçons ne sont pas factices.  Il est bien évident que, si l’esprit humain se prend instinctivement à réfléchir sur la Puissance mystérieuse qui mène les hommes et conduit le monde, c’est surtout dans les grands bouleversements politiques et sociaux qu’on appelle les révolutions: or la mort de Charles 1er et la révolution d’Angleterre, qui renversa la fortune de la reine Henriette, étaient des événements encore tout proches.  Ils devaient frapper fortement l’imaginaton de son auditoire.  La mort, scandale de la raison, l’est plus encore, quand elle enlève un être jeune et beau, qui semble promis au bonheur. L’exemple d’Henriette d’Angleterre devait émouvoir tous les coeurs.

Anne de Gonzague, princesse palatine avait donné beaucoup de scandale : Bossuet proclame sa pénitence, non sans avoir rappelé ses fautes. Combien, parmi ceux qui l’écoutaient, trouvèrent dans cet exemple médité le courage de réformer leur vie, comme Mme de Montespan, dont la faveur est passée et qui va s’ensevelir dans la piété et les aumônes?

Chez Condé, la piété mise en balance avec la gloire militaire chez le plus grand homme de guerre de son temps sera rehaussée par cette image du héros superbe qui se soumet à Dieu et discipline à la fin de sa vie sa nature violente.  Cette piété robuste, toute virile, prouve que la religion n’est pas, comme le croient les courtisans, seulement l’affaire des femmes et l’occupation des cloîtres.

C’est ainsi que Bossuet imprime à l’oraison funèbre son vrai caractère.  Esprit réaliste, il se plaît dans le concret.  La hauteur de ses vues théologiques et philosophies ne l’empêche pas de voir les hommes tels qu’ils sont.  (Quels portraits de maître que ceux d’Henriette et de Condé!) Il ne perd jamais de vue cette foule mondaine, ce peuple de courtisans qui forme son auditoire, surtout dans les cérémonies d’apparat.  Il connaît leurs vices, leurs passions, et le prêtre cherche leurs âmes, suit les chemins de leur esprit pour les troubler, les émouvoir, les convertir.  Coeur ardent de charité, il donne à ces accents tantôt une vigueur effrayante et tantôt une douceur consolante, et s’il devient orateur enflammé et grand poète, c’est parce qu’il est apôtre.


Pourquoi lit-on encore Bossuet?

  1. Calvet examine les griefs qu’on fait à Bossuet au sujet des Oraisons funèbres:

On l’accuse d’avoir accablé d’éloges injustes les morts dont il parlait et les vivants qui l’écoutaient.  C’est la loi.  On ne va pas dire la dure vérité sur des tombes à une famille en larmes.  Bossuet savait quelle paroles conventionnelles on attendait de lui pour être insérées dans le rite d’une cérémonie officielle; ces paroles il les a pronocées, comme cela s’est fait et se fera toujours, mais il les a prononcées avec tact, avec adresse et avec dignité.

On lui a reproché sa solennité, et assurément, il parle ore rotundo.  “Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les empires...”  Mais c’est cela qu’on attend de lui; nous sommes dans une pompe funèbre; la solennité est partout, dans les tentures, dans les costumes, dans les esprits, dans les coeurs.  Au reste, de ces hauteurs, il sait descendre par paliers, jusqu’à une simplicité pédestre.  Toute la première partie de l’Oraison funèbre de Madame, après des couplets solennels est une évocation familière de la jeune princesse - elle était si belle, vous vous souvenez --.  On la suppose dite à mi-voix d’un ton lassé, brisé par les sanglots refoulés, éclaté de ce sourire triste qui accompagne le rappel d’un anecdote émouvante.  Puis, comme si ce devoir d’historien l’accablait, il s’en libère brusquement par des cris et des larmes qui interrompent le discours. Mais tout cela, tous ces éléments disparates et tumultueux, maîtrisés, domptés, ramenés sans effort apparent à l’unité de la symphonie.  C’est un chef-d’oeuvre classique de la même discipline qu’Andromaque ou Britannicus, qui naissaient à la même époque et dans le même climat.

Cherchant à dégager “ce qui demeure” dans l’oeuvre de Bossuet pour les hommes d’aujourd’hui, J. Calvet cite ce fragment de Paul Valéry (Variété II) qui soutient cette opinion que Bossuet ne vit plus pour nous que par le style.

“Dans l’ordre des écrivains, je ne vois personne au-dessus de Bossuet; nul plus sûr de ses mots, plus sûr de ses verbes, plus énergique et plus délié dans tous les actes du discours, plus hardi et plus heureux dans la syntaxe, et, en somme, plus maître du langage, c’est-à-dire de soi-même.  Quant aux pensées qui se trouvent dans Bossuet, il faut bien convenir qu’elles paraissent aujourd’hui peu capables d’exciter vivement nos esprits... trois siècles de changements très profonds et des révolutions dans tous les genres, un nombre énorme d’événements et d’idées intervenues, rendent nécessairement naïve et étrange et quelquefois inconcevable à la postérité que nous sommes, la substance des ouvrages d’un temps si différent du nôtre.”

  1. Calvet remarque que cette opinion même est “naïve”, car on conçoit mal une forme qui aurait gardé pour nous le prestige de la perfection absolue et qui révêtirait le néant”.  Il ajoute:

Assurément Bossuet a vieilli, il a vieilli comme tout ce qui dans son temps était du temps et accidentel.  Il a vieilli comme Voltaire, comme Lacordaire, comme Renan, et chose digne de remarque, lorsque sa pensée n’a plus cours, la forme qui la revêt ne nous touche plus.

Il est vrai que nous ne sommes pas tous égaux devant son oevure.  Paul Valéry peut trouver naïve, étrange ou inconcevable la doctrine de Bossuet sur la Providence ou l’histoire, alors qu’un croyant en admire la densité. Il est téméraire d’affirmer qu’une pensée est sans vie parce qu’on en a détaché sa propre vie.

Mais Bossuet nous émeut encore par ses “lieux communs”.  Ce lieu commun est une pensée qui tient au fond de la nature humaine et de la vie: les écrivains qui se succèdent la manient, la touchent, la soulèvent, en éprouvent eux-mêmes la valeur, disent leurs réactions à son contact.  Les âmes qui sentent fortement et qui ont à leur disposition un art supérieur lui donnent une forme originale qu’on n’oublie pas.  Désormais elle est inséparable de cette forme qui assure sa vie et y participe.

Ce que Bossuet a dit de la brièveté de sa vie, de l’écoulement des choses, de l’amertume de la mort, de l’instabilité des “fortunes”, de la vanité, de l’ambition et de l’honneur, de la dignité de l’esprit, de la grandeur du Chrétien, des ivresses de l’amour de Dieu, tout cela nous touche encore si nous avons gardé intacte notre sensibilité d’hommes.

Pourquoi , d’ailleurs ces mêmes idées qui nous émeuvent chez Pascal nous laisseraient-elles indifférents chez Bossuet, alors que celui-ci les a revêtues d’une forme qu’on nous dit que Pascal n’a pas égalée?

  1. CALVET, La littérature religieuse
de Saint François de Sales à Fénelon, J. de Gigord, éd.

mercredi 15 août 2012

LA PHILOSOPHIE - 18e partie


RÉFLEXION SUR LA MORT

Nos vies coulent de formes sans existence.  Des existences sans les forgés des formes de nos traits personnels.  Des existences aux formes de la religieuse des idées de nos soi mais, rarement selon nos propres forgés spirituels ou temporels.  La vie coule difficilement.  Nos vies passent en saccades, selon une volonté rare, issue, émise de soi.  Aux rythmes des systèmes politiques et économiques, des ambivalences religieuses, des oui-dire envahissants.

Oh! La chrétienne
Souvent morte de honte

Aux rythmes des coutumes, déjà perdues, dans les mythes récents venus d’hier.  Nous perdons souvent l’essence de nos vies, de nos existences, parce que nous n’avons jamais acquis la notion principale de nos fins : la mort.  La mort, là, dans notre première urine.  La mort, là, dans notre première tétée.  On manque la vie à étouffer les réalités mortelles de nos existences.  On passe à côté de nos nous-mêmes choses : se voir en décès.  Nos vies, nos existences, doivent servir de liens entre nos naissances et nos mortalités.  Sinon!

Désunie de ta naissance

Nous poursuivons les rituels de nos adolescences en adultes.  Aux rêves, nous ajoutons les caresses des corps, voluptés souvent en de ces volutes sans pareils d’oublis.  Je t’aime, dit-on, sans penser que l’amour meurt aussi.  Un verre à la main, une Mercedes au bout des doigts, une piscine noie la présence de nos morts.  La vie coule luxueuse sans se rendre compte de la mort parce que la vie n’existe, - souvent, que parce que camoufflée par l’enseignement-, que pour la voiler.  L’érotisme de la vie n’est pas, n’a rarement été, n’est plus.  Absence, par refus de ce contenu, qu’en est la mort, en nous inscrit

Jusqu’à surprise de ma fosse
Par vécu d’une tristesse morte

La misère, les souffrances, les labeurs qui cachent l’existence

Souvent une tâche
qu’en mourir il faut

La mort

Un bar entouré des pierres d’une cave.   Une table ronde, une nappe ronde; des essuies mains ronds; un cendrier rond; des cigarettes cylindriques,; des fumées « volutueuses »; des chaises à dossiers ronds; des petits canapés ronds; des olives elliptiques fourrées; des lumières et des verres boules; des bulbes de bière rondes; une serveuse rondelette; des mots qui roulent et une conversation qui ne tourne surtout pas autour de la mort.

L’homme devant moi, la vie me faisant face, maigre, étirée par la peur, craintif, boit pour diluer la face de la mort contenue.

J’ai détresse, j’ai déplaisir à voir.  Tout roule en mon âme, en ma spiritualité, qui me feront le coup un jour de la mort.

Je vois, je sens que l’on fera place, que l’on fera vide occupationnel : un poste de président et directeur général en vue!

J’ai peur de l’Éternité qui le quittera
J’ai peur de la spiritualité qu’il me transmettra
J’ai peur de la place charnelle qu’il libérera
J’ai peur de la place humaine à d’autres aussi il offrira
J’ai peur d’une continuité matérielle qu’il remettra
J’ai peur de sa (ma) naissance qu’il me dira
J’ai peur d’un mort dont réalité il me soulignera

j’ai peur
souvent une tâche
ma vie débattue
désunie de ma naissance
j’ai envie de la vie
de maladie je m’en départis
par vécu d’une tristesse morte
de l’acte et cancer 
j’en meurs de faim
je meurs de peur
elle était pour le tard des autres
jusqu’à surprise de ma fosse demain
qu’en mourir il faut

d’un mort qu’il me récitera

j’ai peur d’une mort
l’œil ton corps

lundi 13 août 2012

LA PHILOSOPHIE - 17e partie


RÉFLEXION SUR LA MORT

Paul Valéry disait : «  la mort ne peut être pensée ou réfléchie qu’illusoirement ».Que la mort soit « impensable », c’est devenu un lieu commun de la soi-disant profondeur philosophique. Ce n’en est pas moins une sottise, et je l’affirme d’autant plus nettement que je l’ai moi-même commise dans le passé.

Ma mort me serait impensable sous prétexte que je ne me représente mon cadavre sans être, au même moment, le spectateur vivant qui l’imaginerait. De plus, tant que je suis en vie, l’expérience directe de l’état d’ « après-mort » me manque irrémédiablement, alors qu’elle seule me permettrait de former une pensée juste de la mort.
De fait, rien n’est plus vrai : on ne peut être à la fois vivant et mort et, tant qu’on est vivant, on n’est pas mort. Mais lorsqu’on se demande si la mort est ou non possible pour nous, il ne s’agit pas d’être, mais de pensée : le sommeil profond sans rêve devrait-il passer  pour « impensable » sous le fallacieux motif que je ne peux être à la fois éveillé et endormi? Nul ne prendrait au sérieux une telle hypothèse. Bien évidemment, au moment où je pense ma mort, il faut que je sois vivant, tout comme je dois être éveillé au moment où je pense mon sommeil profond.

Seulement voilà : n’oublions pas que la pensée est abstraite, qu’elle  se fait par concepts, qu’elle peut user d’analogies et recourir aux souvenirs ou aux expériences imaginaires, etc. Je suis passé par le sommeil profond sans rêve (j’y ai sombré et j’en ai émergé). J’ai déjà observé d’autres êtres humains profondément endormis, je comprends ce qu’est un électro-encéphalogramme et ainsi de suite. Je peux parfaitement en arriver à penser le sommeil profond sans rêve.

De la même manière, à partir de l’observation systématique d’organismes vivants et morts, mais aussi d’analogies (par exemple, avec le sommeil profond sans rêve, justement), je peux en venir à penser la mort en général et mon propre décès en particulier. Certes, il se pourrait que je me trompe, c'est-à-dire que ma pensée de la mort soit fausse en tout ou en partie. Cela ne signifierait aucunement que la mort soit impensable. La pensée du trépas a un objet, un ensemble de faits objectifs, naturels et tangibles, qui n’a rien de spécialement insaisissable.

Relevons ce trait piquant : la plupart des auteurs qui soutiennent l’impossibilité de se représenter soi-même mort sont de ceux qui nous suggèrent l’immortalité de l’âme, laquelle serait pourtant compatible logiquement avec le fait pour l’esprit ou l’âme d’un défunt de …  «voir » son propre cadavre. Denis la Balme disait « Je ne peux me représenter le fait que je vais mourir. La mort est à ce titre un impensable. Je ne peux pas penser que je serai plus, »

Il y a un autre lieu commun de la profondeur philosophico-théologique : la mort serait un mystère qui échappe à notre savoir(le «  grand secret »). La mort est le plus inconnu des inconnus » (Emmanuel Levines ). Nul ne pourrait connaître ce qu’il y a après la mort, étant donné que personne n’en est jamais revenu pour témoigner. Comme je le rappelais à l’instant, l’expérience directe de l’état d’ « après –mort » nous manque irrémédiablement, alors qu’elle seule nous permettrait de connaître ce qu’est la mort.
Autre sottise ridicule, dont la psychologie populaire s’est évidemment emparée : « la mort, au fond, personne ne sait ce que c’est. Personne n’est revenu pour en parler. » Jacques Salomé.

La simple vérité, c’est plutôt que nous savons, avec autant de certitude rationnelle et empirique qu’on peut l’exiger, ce qui arrive après la mort : toutes les fonctions vitales de l’organisme individuel concerné cessent sans espoir de retour. En particulier, le cerveau et le système nerveux central arrêtent définitivement de fonctionner.
Or nous savons également avec autant de certitude rationnelle et empirique qu’on peut le souhaiter, que toutes les facultés psychiques, intellectuelles, mentales ou subjectives connues (sensibilité, conscience, pensée, personnalité, etc) sont directement dépendantes du bon fonctionnement cérébral.

Ergo, à la mort, le sujet s’éteint complètement et de manière irréversible. Il en résulte qu’il n’existe ni ne saurait exister aucune expérience vécue de l’état d’ « d’après-mort »; il serait donc absurde de prétendre qu’on ne puisse connaître la mort faute d’avoir « vécu » cette impossible « expérience.

Ajoutons que, dans l’état actuel de nos connaissances, ce n’est pas là ce qu’on pourrait sérieusement appeler une « croyance » ni une « hypothèse », c’est plutôt un savoir bien fondé.

Seuls la peur et le désir, associés à toute une tradition de sophistique religieuse et philosophique (d’ailleurs elle-même appuyée sur eux et qui ne peut que les renforcer), nous empêchent de reconnaître pour ce qu’elle est cette certitude acquise. Que ce soient là de très puissants motifs, nul n’en doute; mais ce ne sont pas des motifs rationnellement acceptables face à une évidence contraire. Si la philosophie constituait le « discours rationnel » qu’elle prétend si fièrement nous procurer, elle ne véhiculerait plus depuis longtemps de pareilles absurdités.

En passant, le fait que personne n’est jamais revenu  de la mort pour en témoigner ne constitue absolument pas une bonne raison pour croire que nous ne puissions pas connaître l’état d’ « après-mort », mais bien  un motif additionnel pour conclure qu’il n’existe pas de survie individuelle. Je suis donc d’avis que c’est le biologiste qui a raison lorsqu’il affirme le plus tranquillement du monde que la mort « n’est pas compliquée du tout. C’est la fin de vie. S’il existe quelque chose donc qui n’a aucun mystère, c’est bien la mort ».

Des philosophes veulent que la conscience ne puisse penser sa disparition. Pourquoi un psychanalyste se génèrerait-il pour décréter, au mépris de la « pulsion de mort » freudienne (Todestrich), que « notre inconscient ne peut se représenter sa propre mort ».
Il est vrai que Freud lui-même a pu affirmer qu’au fond personne ne croyait à sa mort, et que, dans son inconscient, chacun était persuadé de vivre éternellement : « Nous ne pouvons vraiment pas imaginer notre propre mort, et quand nous nous efforçons de le faire, nous nous rendons compte que nous sommes encore là comme spectateurs. Par conséquent, au fond de lui-même, personne ne croit à sa propre mort; en d’autres termes : dans son inconscient, chacun est convaincu de son immortalité. » Comme il l’écrit dans ses Essais de psychanalyse «  notre inconscient ne croit pas à sa propre mort. Il se considère comme immortel. »

Il faut croire que je suis bien inculte, car tout à coup il me semble que presque aucun philosophe n’a écrit ses réflexions de fin de vie, comme je suis en train d’essayer de le faire.

Mais je n’en déduirai pas que j’aurais un titre quelconque à l’originalité, jugeant plus raisonnable et prudent de m’excuser pour une telle ignorance impardonnable de la part d’un ancien professeur. J’y ajouterais même une crainte : que ce soit là une entreprise  que plusieurs auraient parfaitement pu envisager, mais à laquelle ils ont renoncé par décence, par pudeur, par bon goût, par délicatesse, par modestie, par respect humain etc (qualités qui sans doute me font défaut).

Montaigne disait : « M’est avis que  (la mort) est bien le bout, non le but, de la vie. C’est sa fin, son extrémité, non pourtant son objet. Celle-ci doit être elle-même à soi sa visée, son dessein. »

La mort n’est certainement pas l’apogée, l’instant suprême, l’objectif ultime de l’existence. Ce n’en est que le terme ou la fin. Le sens de ce qui l’a précédée, de la naissance à l’accomplissement, ne provient pas spécifiquement d’elle, mais de tout ce que nous avons fait durant notre vie active.

Car nous ne nous définissons évidemment pas par notre mort, mais seulement par l’ensemble de nos choix et de nos actions, dont nous ne sommes en fait que la somme totale. À qui viendrait l’idée que toute la signification d’un roman dépendrait uniquement, non pas même de sa dernière phrase, mais…du point final?  Ou encore, que le sens ultime de ma journée de vie éveillée résiderait dans l’instant où je m’endors le soir?
Selon moi, c’est donc ici Sartre qui aurait raison : « la mort n’est jamais ce qui donne son sens à la vie ». Pas davantage, d’ailleurs, la mort n’abolit-elle le sens de notre passage sur cette terre- Comment la mort ôterait-elle toute signification à la vie humaine? La mort  n’a aucune prise réelle sur le sens, qui relève seulement de la vie.

Il me paraît donc tout à fait absurde de prétendre que la mort serait «  le moment culminant de notre vie, son couronnement, ce qui lui confère sens et valeur. » Des exemples comme ceux du savant Albert Einstein ou du poète Henri Michaux viennent immédiatement à l’esprit; ils sont morts dans une chambre d’hôpital, en présence seulement d’un membre du personnel soignant. Sauf erreur, les ultimes paroles d’Einstein se sont perdues à jamais parce qu’il les aurait prononcées en Allemand, langue que son infirmière américaine ne comprenait pas.

En quoi les derniers moments aussi mal « réussis » changeraient-ils quelque chose à notre compréhension et à notre appréciation des deux existences et des deux œuvres concernées? Pour moi, la réponse ne fait aucun doute.
Ces deux morts peu brillantes ne sont que des péripéties secondaires, anecdotiques et contingentes, dans des vies qui demeurent incontestablement riches, remarquables, créatrices et bien remplies.

De tels exemples, il en est des milliers et des milliers, sans aucun doute. Il n’y a donc pas de raison de croire à une affirmation comme celle-ci : « une personne se révèle tout entière dans sa manière de mourir».Seule une sorte de déformation professionnelle propre à ceux qui accompagnent sans cesse des mourants me paraît propre à expliquer une telle erreur. En effet, que ce soit dans notre vie personnelle ou dans le cas de personnages célèbres, il ne nous vient généralement pas à l’esprit de nous enquérir des conditions exactes ayant entouré les derniers moments. Je sais que le pianiste Dinu Lipatti est mort à trente sept ans d’une leucémie, mais j’ignore comment se sont déroulés ses ultimes instants. Cela ne me donne aucunement l’impression de ne pas pouvoir le connaître véritablement. L’ami avec lequel je m’entendais très bien au travail a été emporté par un cancer foudroyant, mais je n’ai jamais cherché à savoir précisément comment il était mort (d’un arrêt cardiaque, je crois), sans m’inquiéter pour autant de ne pas pouvoir le comprendre à cause de cette lacune, tant il est vrai qu’une personne ne se révèle que dans l’ensemble de sa vie.

Le mourant voit, dans beaucoup de cas, son univers se réduire aux dimensions d’une chambre, d’un lit. C’est une première forme de la fin de son monde qui, avant de sombrer, rétrécit comme une peau de chagrin. Sa marge d’autonomie, de contrôle et d’action volontaire diminue parallèlement. En cas de coma, elle disparaît complètement.
Mais s’il doit apprendre peu à peu à lâcher prise et s’adapter à ces conditions de vie minimales, cela ne signifie pas nécessairement de la part du patient une totale passivité. Il lui reste presque toujours une certaine marge, plus ou moins étroite, d’activité et de jugement, de sensation et de communication, de vie intérieure et d’initiative.
On n’échappe pas à la mort. On n’en triomphe pas non plus. On y recourt ou on la subit, et c’est toujours tant bien que mal.

On ne meut qu’une fois. Il est normal, en somme, qu’on soit mal exercé à réussir une belle mort («  réussir » simplement à mourir, par contre, c’est chose gratuite pour tous
Si la chance ou les circonstances, ou notre caractère, nous permettent une mort qui soit vraiment à notre image et nous convienne, une bonne mort, tant mieux! Mais rien ne l’assure et nul ne nous en est redevable, surtout pas  nous-mêmes, diminués et dépassés,  comme nous risquons de l’être à l’heure fatidique.

Qui, d’ailleurs, en sera juge? Qui oserait reprocher à autrui d’avoir raté ou gâché sa mort?
Faudrait-il apprendre à mourir? On ne le peut. Se préparer mentalement et effectivement à la mort, mais en l’absence de toute certitude quant à sa forme et à ses circonstances, c’est le plus qu’on puisse tenter, sans recette éprouvée ni résultat assuré.
Pour Spinoza : « L’homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie.»

J’ai beau avoir en ce moment la mort comme préoccupation principale, je ne vois, chez les penseurs de l’ « être-pour-la-mort » ou de la « pensée de la mort en tant que constitutive de toute pensée », qu’une rhétorique remplie de sophismes et de phrases creuses. L’’être humain n’est pas un « être-pour-la-mort » ou un « être-vers-la-fin ». C’est au contraire un être-pour-la-vie : vie animale, vie affective, vie sociale, vie amoureuse, vie mentale, vie créatrice, vie symbolique.

Quant à la pensée de la mort, elle n’est pas « constitutive » de toute pensée : même si l’humain se sait mortel, c’est plutôt la vie qui est constitutive de ses pensées (la mort faisant elle aussi partie, accessoirement, de notre conscience de ce que toute vie animale est ou implique).

Certes, la réflexion au sujet de la mort importe à notre existence, dans la mesure où l’on ne saurait penser intégralement la vie sans faire clairement référence à sa finitude naturelle. Mais comme la naissance, la mort n’est après tout qu’une étape normale du processus vivant, d’ailleurs en tout point identique chez Homo à ce qu’elle est par exemple, chez les autres mammifères.

Quant à la finitude humaine envisagée de manière générale, elle revêt mille visages ou dimensions.  Nos aptitudes sont limitées, notre intelligence est bornée, nos aspirations dépassent nos capacités, nos défauts sont innombrables, nos œuvres sont imparfaites, nos corps sont fragiles, nos connaissances incomplètes, nos relations humaines boiteuses et, bien entendu, notre temps est compté : si par magie on pouvait faire disparaître cette dernière clause, serions-nous moins marqués par la finitude? Un peu moins, dira-t-on sans doute. Il reste clair que nous ne deviendrions pas « infinis » pour autant.

 Et si on nous accordait toutes les perfections, sauf l’éternité, nous serions beaucoup moins englués dans le monde, beaucoup moins « finis » malgré la mort » Bref, la mort ne paraît pas la forme unique ni fondamentale de notre finitude, même si elle en est un aspect psychologiquement important.

L’homme est-il un « être-pour-la-mort »? C’est le mot « pour » qui importe ici. L’homme est certainement un être de finitude; mais d’une part on ne saurait identifier « mort » et finitude » et d’autre part, il est douteux que la prise en compte de notre finitude puisse suffire à justifier la thèse voulant que l’être humain soit essentiellement un « être-pour-la-mort ». Comment l’homme serait-il un « être pour la finitude »? Cela n’aurait guère  de sens. Quoiqu’il en soit, la certitude d’être mortel ne devrait donc jamais devenir un obstacle à notre bonheur. Penser à la mort, on le fera uniquement afin de mieux vivre, pour ajouter de la valeur à la vie, pour mieux travailler à son accomplissement.
On dit parfois, devant la mort de nos semblables,  « c’est la condition humaine ». Erreur. C’est la condition animale et donc humaine.

Je suis un animal terrestre, curieux, sociable, affairé et craintif, dont la boîte crânienne regorge de signes et de pensées mystérieusement codés dans les réseaux de cellules électriques de mon cerveau. J’appartiens à une espèce vivante, l’espèce Homo sapiens sapiens, comme disent les spécialistes de ces matières. Nous serions plus de sept milliards de ces primates parlants sur la planète, chiffre qui, à dire vrai, me paraît simplement inimaginable. Pour me convaincre tant bien que mal de sa signification concrète, j’essaie de ne jamais perdre de vue que cela se traduit à chaque minute par environ cent morts (approximativement 1,66 par seconde) et 260 naissances (4,33 par seconde! Il m’est arrivé d’imaginer ainsi un gigantesque écran, du genre »cinéma IMAX », sur lequel scintilleraient sept milliards de petites lumières clignotantes, avec une zone d’entrée en haut à gauche et une de sortie en bas à droite, où l’on pourrait voir à chaque seconde respectivement apparaître 4,33 nouvelles étincelles de vie humaine naissante et disparaître les 1,66 qui s’éteignent.

Je ne sais si beaucoup de nos cerveaux seraient capables d’endurer longtemps un tel spectacle. Je parierais plutôt que mes semblables et moi, nous ne survivons moralement qu’en oubliant de tels chiffres, vertigineux et inhumains à nos yeux, dont une trop nette prise de conscience banaliserait tellement notre sentiment habituel d’importance que cela ne nous serait guère supportable, sans parler des risques possibles quant à la promotion du respect éthique envers toute vie humaine… (Staline : « trois morts, c’est une tragédie;  Cent mille morts, c’est une statistique. »

Quoi qu’il en soit, on peut donc dire que sur le plan de la connaissance abstraite la loterie de la vie et de la mort nous est désormais connue avec une assez grande précision objective, mais que nous n’avons pas été convenablement équipés (par l’évolution naturelle ou le plan divin, peu importe ici) pour y faire face de façon intuitive sans avoir à en payer un prix ne nous paraissant pas trop élevé.

Selon moi, il n’est pas invraisemblable que cette infinité constitutionnelle ait quelque rapport avec la prolifération, à la fois «  séduisante et inquiétante, de croyances ou de fantasmes qui forment l’une des principales caractéristiques de la culture humaine. Certes, tout indique qu’une part de notre pensée est heureusement vouée, de par les nécessités pratiques de l’existence, à la recherche d’une représentation adéquate de nous-mêmes, des autres, ainsi que du monde naturel qui nous engendre, nous permet de survivre et qui, tôt ou tard, finira vraisemblablement par nous écraser. Mais cette part n’épuise pas, loin s’en faut, tout le contenu de ce que nous appelons nos esprits.
En effet, Homo est un être de désir et de symboles, de rêveries et d’imagination, de délire et d’espérance, de passion et de crédulité, autant sinon davantage que de connaissance, de réalisme et d’objectivité. Il est en outre, en particulier durant son enfance, malléable à presque toutes les suggestions distillées par son milieu culturel, familial et social. C’est ainsi que , non content d’apprendre tant bien que mal ce qu’il peut par le biais des sens, de la perception, des expériences et de la pratique - aidées de l’observation active, du raisonnement, de l’expérimentation contrôlée et systématique, sans parler d’hypothèses ou de théories passées et présentes - chacun de nous risque fort de voir son esprit peuplé également de mythologies et de fables, de dogmes et d’actes de foi qui sont, le plus souvent, ceux de la tribu à laquelle il se trouve appartenir. Les sociétés animistes produisent des esprits animistes, la plus grande majorité des enfants du monde musulman inclinent irrésistiblement à l’Islam, ceux d’un certain orient acceptent « naturellement » le tao ou le Ying yang, et ainsi de suite.

La diversité de ces contradictions, aussi invérifiables que nourricières, est extrême en apparence, et les contradictions de l’une à l’autre sont légion. Cela n’empêche pourtant pas d’y relever des constantes relatives : une certaine forme d’au-delà de la mort, un ordre  « surnaturel explicatif et intelligible jusque dans son insondable mystère, une place et une mission pour l’humain dans quelque drame cosmique ou surnaturel, une source transcendante de sens et de valeur, une origine et une fin ultime suffisamment «  compréhensible », le sentiment de faire l’objet d’une certaine sollicitude de la part d’une ou plusieurs entités englobantes et puissantes, ainsi que des règles de vie appuyées sur une tradition ou une autorité supérieures (et donc relativement sécurisantes).

Quelle que soit la  validité de telles pensées, on peut se convaincre sans peine qu’homo en a  la plupart du temps bien besoin : sans elles, il faut avouer que sa vie est faite en large partie de solitude et de souffrance, d’inquiétude devant les aléas de son destin et la fragilité de ses soutiens, de doutes quant à l’absurdité possible de son séjour terrestre ou la vanité de sa carrière personnelle en ce bas monde et, pour couronner le tout, de la catastrophique conscience d’une mort imprévisible tant pour soi-même, que pour nos êtres chers, avec la peur de la disparition qui en découle. En ce sens, je dois reconnaître que les prêtres de mon enfance n’avaient pas entièrement tort d’attribuer à l’orgueil et à la méchanceté un rôle générateur dans toute prise de position athée. L’incroyance aurait beau être aussi fondée que l’on voudra en raison et en vérité, il n’en resterait pas moins assez vraisemblable psychologiquement de soupçonner quelque chose de sadique et de cruel dans sa divulgation polémique, dont je me suis moi-même rendu maintes fois responsable.

Cela dit, n’oublions pas que, réciproquement, le même genre d’hypothèse généalogique et soupçonneuse, postulant une semblable imputation de vice moral, n’épargnerait pas davantage mages et gourous, clercs et maîtres spirituels, qui ont eux aussi apporté tant de fois la preuve de leurs désirs de puissance, de domination, d’exploitation ou même de destruction. S’il y a bel et bien quelque chose  d’agressif et d’auto satisfait chez l’irréligieux militant, ne risquerait-on pas de dénicher au moins autant de noirceur psychique dans l’attitude crédule, dominatrice, sécurisante et dogmatique de bien des croyants? Dans une telle éventualité, ce n’est donc pas en se situant sur le plan d’une analyse des motivations psychologiques secrètes des uns ni des autres qu’on pourrait jamais espérer trancher valablement en ces matières, à supposer que cela soit possible.
Pour ma part, sur le fond, les choses m’ont depuis longtemps paru claires. Toute interprétation spiritualiste et surnaturelle de la vie suppose un renversement extrêmement curieux, paradoxal et improbable, puisqu’elle nous contraint à penser que ce qui en vérité existerait le moins (les apparences physiques) serait pourtant ce qui s’impose le plus indubitablement à  nous, mais que, à l’inverse, la réalité suréminente et absolue (par exemple, une déité transcendante) serait curieusement ce qui se manifeste le moins… En effet, sur la base de notre expérience subjective de sa présence de son insistance, de ses intrusions, nous avons de très puissantes raisons de croire qu’il existe autour de nous (et en nous) un monde matériel ou naturel, fini, corruptible ou changeant, imparfait- et passablement indifférent à nos désirs et attentes.

Au contraire, ce qu’impliquerait diversement la plupart des grands discours religieux, c’est que l’univers de notre  expérience ne serait en dernière analyse qu’une illusion ou un dérivé ontologiquement inconsistant, auquel nous limiteraient notre ignorance, nos désirs ou quelque autre intrinsèque imperfection attachée à notre condition. Divers maîtres spirituels, prophètes, illuminés ou sages auraient heureusement pu appréhender qu’à sa source, ou derrière son avers, il se trouverait quelque mystérieuse présence spirituelle, unité primordiale échappant  au langage commun et cependant donatrice ou créatrice de la multiplicité des apparences sensibles, simple tissu dégradé d’erreurs et de misères. Vide, absente ou cachée pour la coutumière conscience formée, cette sphère surnaturelle n’en serait pas moins remplie  de potentialités infinies, principe surabondant de tout être, grâce aimante et pure lumière se diffusant par une sublime émanation ou procession, énergie ineffable à l’œuvre en toute chose, bien qu’en soi si parfaite et infinie qu’elle en deviendrait inconnaissable et inaccessible pour notre faible raison, finie et impuissante. Car le genre humain serait ordinairement dominé par l’aveuglement et la propension au mal, même s’il subsistait également en lui, plus ou moins endormie, une certaine part divine, apaisée et pure, âme emprisonnée de la prison de la chair, fragment détaché de l’Esprit Suprême et du logos créateur, apte chez certains élus à appréhender que le divin soit incompréhensible et à saisir qu’il soit invisible, insondable abîme de silence en même temps que source jaillissante de vie.

Comme l’écrit Francesca Alberoni, à côté de la conception rationnelle et scientifique des choses, il y a ainsi toute une autre vision, qui s’oppose à la première comme le sacré au profane, «  une façon de voir le monde comme mystère, tout évènement y étant le fruit d’une volonté, d’un dessein secret, et donc doté d’un sens moral, d’une valeur. Un  monde où tout est miracle et grâce. Un univers où les lois naturelles ne sont que la manifestation extérieure d’une puissance créatrice qu’on ne peut trouver dans un laboratoire, mais seulement quand elle décide de se révéler, et qui ne saurait être comprise au moyen du raisonnement, mais uniquement par un élan du cœur, de l’amour, de la foi. »

Dans cette logique, la délivrance consisterait donc en la reconnaissance par l’humain de sa véritable essence secrète, originellement divine, et en une symbiose ultime avec l’ordre cosmique profond, source d’une indicible béatitude éternelle. Tout ce qui naît de l’unité divine demeurant obscurément contenu en elle et ne pouvant manquer d’y revenir comme à son bien intime, la pensée humaine serait capable de se retourner du dehors vers le dedans et de découvrir ainsi son noyau surnaturel, la trace du divin en soi et son identité ultime avec lui (tet  tvam asi) tu es ceci), expérience mystique procurant une joie et une libération parfaite, le sujet étant transfiguré par les énergies infinies auxquelles il s’ouvre dans l’extase, la méditation ou la prière et qui lui permettraient de sortir de soi pour pénétrer dans l’éternité et s’unir avec l’UN.

Du point de vue conceptuel et philosophique, le raisonnement fondamental à l’appui de toutes les conceptions transcendantes de cette espèce, c’est toujours en dernière analyse 1- la reconnaissance d’un certain ordre intelligible déchiffrable dans les réalités naturelles (des lois, des structures, des systèmes, un plan, une organisation, une direction, un sens, une harmonie, une finalité etc.2- l’appel à la nécessité déductive d’attribuer l’origine  et l’explication de cet ordre à l’efficacité d’une cause qui soit à sa hauteur. « Pas d’horloge sans horloger », reste, pour l’exprimer de manière traditionnelle et imagée, en simplifiant un peu les choses, le dernier mot de cette logique onto-théologique. 

Seulement voilà. Mis à part de leur incontestable dimension poétique et la particularité cruciale qu’ils flattent toujours, au bout du compte et après maints détours, nos sentiments trop humains d’importance (à nous, sous quelques conditions trop point décourageantes. La possibilité de l’immortalité, du salut ou de  la fusion en l’absolu!), tous ces scénarios mirobolants, en dépit du fait qu’ils aient régné presque sans partage sur les plus grands esprits durant les millénaires, n’ont finalement rien de bien probant, clair, vraisemblable, convaincant ou solide en leur faveur. Ils laissent en effet suspendue dans le vide, comme une énigme gratuite et inintelligible, la réalité trop manifeste, irréfutable et envahissante- Mais devenue scandaleusement injustifiable- de l’imperfection, du mal, de la matière corruptible, de la conscience raisonnante commune, de la finitude et de la mort. Je n’ignore pas qu’ « une explication spiritualiste ad hoc consisterait à les interpréter comme épreuve, punition ou détour : le monde serait le théâtre imparfait. Mais en cela même adapté à sa fonction, de notre cheminement spirituel, que l’absence de menaces, de pièges, de difficultés et d’obstacles rendrait impossible.

Il reste que le recours à un suprême horloger est d’autant plus impératif et crédible que l’horloge fonctionne mieux. Si l’horloge est chaotique, aléatoire, incohérente, les choses  deviennent passablement moins évidentes. Si une horloge sur cent mille milliards fonctionne, la possibilité d’une imputation causale de type statistique apparaît plus vraisemblable. Si ordre et désordre se font concurrence à très grande échelle, si l’ordre lui-même semble en bonne partie relatif et incertain, si le désordre l’emporte de loin sur les zones d’ordre, la force du raisonnement onto-théologique s’en trouve, bien sûr, fortement grevée. Quelques acrobaties verbales réussissent tant bien que mal, à rendre plus ou moins crédible, la possibilité d’une procession du multiple à partir de l’UN transcendant. Mais il risque de devenir indispensable de recourir soit au mystère total, soit à une périlleuse négation complète du monde des apparences naturelles, soit encore à une dualité bien embarrassante des principes ultimes, pour parvenir de manière le moindrement compréhensible, sur la base de la perfection d’un Être Suprême, à rendre compte de l’omniprésence du chaos, du désordre, de l’imperfection, de la décomposition, de la corruption, de la dégradation, de la douleur, du mal et de la mort qui caractérisent notre univers. Le grand « Fait-tout » cesse d’autant plus d’apparaître comme créateur avisé et bonne intelligence ordonnatrice que la « création »  se révèle davantage aléatoire, dégénérescente et confuse.

Que la pure lumière de l’Amour infini et l’inexprimable perfection de l’Église absolue aient résolu d’engendrer un cosmos insubstantiel, mi- ordonné mi- chaotique, et d’y infliger à des innocents d’invraisemblables souffrances (comme faire mourir de leucémie des enfants de trois ans), voilà qui à mes yeux annule d’un trait tous les supposés bénéfices spirituels de la foi en une déité réputée toute puissante, mais incompréhensible, cachée, inaccessible et muette. L’hypothèse contre-intuitive de son existence, qui en fin de compte semblerait bien séduire avant tout par sa vertu d’explication consolatrice, se révèle toujours exiger de nous l’adhésion à un pur non-sens(le problème du mal, du désordre, de la mort), et même incomparablement plus grave que celui  auquel il s’agissait au départ d’échapper. Credo quia absurdum, répliquent alors certains croyants. Mais s’il faut, au bout du compte, nous résigner à croire en une conception que nous ne parvenons pas vraiment à comprendre, pourquoi ne pas préférer plutôt une « absurdité » toute relative, visible et tangible, mais pas spécialement illogique (l’univers et la vie existant sans cause transcendante ni raison fondatrice, par simple enchaînement de hasard et de nécessités naturelles immanentes), qu’à une absurdité ténébreuse, abyssale, parfaitement incertaine et de surcroît aussi révoltante et impénétrable pour nos cœurs que pour nos intelligences – partant eux-mêmes censément issus de la déité infiniment bonne et parfaite, ne l’oublions pas.

Incapable d’admettre que ce qui est le plus éminemment soit ce qui se manifeste le moins, ni que la matière, la dégradation et le mal puissent être l’œuvre d’une hyperbolique bonté, je suis tranquillement devenu athée vers l’âge de douze ans et  n’ai plus cessé de l’être.

Bien sûr, je ne me figure pas en avoir fini avec la croyance religieuse en écrivant ce qui précède. Car je suis convaincu que la religiosité diffuse qu’on peut aisément discerner dans nos sociétés, libérales et pluralistes à l’extrême, relève en partie d’un tout autre niveau de logique que celle des théologies savantes que je viens d’évoquer. En effet, la foi vécue par la plupart des gens paraît avant tout faite de sentiment et d’intuition, et elle porte de préférence sur des entités plus proches et moins abstraites, bien qu’aussi évanescentes et douteuses.

Sa source occasionnelle est souvent l’appréhension de la mort, tout spécialement le désarroi devant la disparition d’un être cher et l’impression que sa présence se manifeste après son décès. Le thème récurrent d’une aide et d’une protection que de tels esprits apporteraient de l’au-delà aux vivants, me pousserait volontiers à dire que l’embryon actuel de toute pensée religieuse (c'est-à-dire, au sens le plus large, de conviction de la présence et de l’action d’une sphère surnaturelle) réside en partie dans une sorte de culte des défunts privé et implicite, les autres puissances naturelles semblant en général calquées sur cette première forme familière de présence spirituelle vécue, qu’il s’agisse des anges gardiens, des saints ou des personnages divins ou divinisés (que ce soit Jésus, Krishna ou les Bodhisattvas).

Ce minimalisme spirituel, auquel la liberté totale des croyances a été si favorable, nous offre ainsi une sorte de réduction eidétique in vitro de la religiosité. Le noyau de la foi serait simplement : « une puissance ou quelqu’un d’invisible m’aime, me guide, me protège, me connaît, m’écoute, me rassure et m’est garant à la fois que ma vie n’est pas délaissée et que mon existence comme celle des personnes qui me sont chères ne prendra pas fin abruptement (et absurdement) à la mort de nos corps physiques ». Il ne s’agira pas là d’abord d’un énoncé théorique, mais bien d’un mouvement affectif, d’une impression subjective, d’une émotion ressentie, d’une conviction aussi implicite que vitale. Cette religiosité basale, sans prêtres ni dogmes, ni Église mais qui, au-delà des discours théologiques, survit quotidiennement dans tous les temples établis du monde – sans laquelle d’ailleurs ils ne seraient rien – fait rarement l’objet de discussions de la part de nos penseurs philosophiques, pour deux raisons au moins :

La première, c’est que la pensée en question est en fin de compte si faible, si naïve, si infantile, si invraisemblable et si pauvre qu’elle défie la critique. La seconde, c’est qu’elle est si intérieure, si émotive et si forte qu’elle impose au critique le silence  poli dû au respect des personnes. S’il est vrai que la religiosité fondamentale soit ainsi faite de l’expérience vécue, d’une forme personnelle de providence surnaturelle, expérience qui ne recherche pas prioritairement une expression conceptuelle ni ne réclame de légitimité théorique, alors on peut croire que l’athéisme philosophique et la critique intellectuelle de la religiosité risquent toujours en un sens, de manquer leur cible. Ce type de sentiment religieux, entendu globalement, n’est pas prêt de s’éteindre ni de fléchir sous les coups de boutoir de la raison. Il continuera de prospérer, inentamé dans le cœur de tous ceux qui, par exemple, « sentent » qu’un être cher disparu (ou, par extension, un « ange gardien », un saint ou même quelque divinité suffisamment humaine ou familière) les accompagne secrètement en cette vie, attentif à leur destinée personnelle, présent depuis une « autre dimension » relativement indéfinie, mais néanmoins intensément ressentie.
Cet animisme anthropomorphe et égocentrique, pour fantasmatique et vaguement délirant qu’il soit, est appelé à demeurer d’autant plus inattaquable qu’il est plus primitif, plus déraisonnable, plus intime et plus invétéré.

Pourquoi, demandera-t-on peut-être, parle- t-il tant de la religion?                                         C’est qu’  «en tout lieu et en tout temps, la religion a servi à donner un sens à la mort. »
Plus grave, peut-être, «  d’une certaine manière, (les religions ) ont pour fonction de nier la mort. Toutes (….) viennent nous dire qu’il y a une vie après la mort, alors que nul n’en sait rien. »

Avouons-le sans hésitation : il serait curieux que des éléments de sagesse valables et  humains  ne se soient pas mêlés aux spéculations religieuses sur la mort. Des leçons d’humilité, de courage, de sérénité, d’acceptation des souffrances inévitables, de compassion, de générosité, de résignation, de détachement et de confiance en la vie, par exemple, nul ne devrait nier(?). Mais tout cela ne change pas grand-chose quant au fond, c'est-à-dire quant à la croyance en une survie « surnaturelle », qui forme la plupart du temps le noyau dur et, si l’on peut dire, le propre de telles spéculations.
C’est ce qui fait dire à Nietzsche que : « la perspective certaine de la mort pourrait mêler à la vie une goutte délicieuse et parfumée de légèreté » 

Il y en a qui trouvent profondes des propositions du genre de celle-ci : «  L’Être donne l’être aux étants. » Je les trouve pour ma part d’un ridicule consommé.

Par contre, je dois avouer que je trouve assez profonde la pensée suivante : » Rien n’arrive jamais comme on se l’était imaginé. » (Carl Dreyer).

Malgré tout, une seconde réflexion suffit à me faire réaliser sa fausseté, puisqu’on peut estimer vraisemblable qu’il s’avère régulièrement, au contraire que certains évènements se déroulent exactement comme certaines personnes l’avaient imaginé.

Le rôle de la philosophie, sans être de nous faire perdre la mort de vue, consisterait plutôt à la remettre à sa juste place. Comme l’a fait remarquer un jour Jean Wahl : «L’oubli de la mort est nécessaire. Il y a la mort, sans doute, mais il y a la vie. Et vivre, c’est oublier qu’on mourra ».                       

Pour M. Blondel, dans la pensée, Paris 1934 page 245 il indique : “Réfléchissons à ce qu’implique cette conscience de la mort et cette sorte de vénération pour cela même qui semblerait détruire toutes les craintes, toutes les déférences, tous les égards.  Si nous n’avions pas un sens métaphysique pour placer, derrière tous les phénomènes qui se succèdent et disparaissent, une réalité permanente, nous ne saurions concevoir ni une survie, ni même (assertion plus paradoxale mais aussi certaine) une mort au sens que nous donnons à ce mot.  L’idée de la mort n’est possible, n’est réelle que par la certitude que nous avons de l’immortalité....par cela seul qu’il se connaît et que pour se connaître il a besoin d’affirmer la vérité des principes intemporels et de Dieu même, l’homme semble devoir échapper par sa nature raisonnable à la loi biologique de la déchéance de la mort.”

Platon, dans le Phédon (107-108) a exposé la preuve morale de l’immortalité de l’âme, fondée sur les exigences de la justice, mais c’est plutôt une preuve de l’immortalité personnelle qu’il veut demander à cet argument.  L’immortalité étant établie par une autre voie.

D’autre part, Kant a montré que si la condition suprême du souverain bien est la vertu, c’est à dire “la conformité complète des intentions à la loi morale”, une telle perfection ne peut être obtenue dans l’existence terrestre.  Aussi devons nous admettre (ou postuler) pour l’homme la possiblité d’un perfectionnement sans fin le rapprochant de plus en plus de l’idéal de sainteté.  Or ce progrès indéfini n’est lui-même possible que si nous supposons que l’être raisonnable subsiste, à titre personnel, dans l’infinité d’une durée que Dieu seul peut embrasser.

Cet argument de Kant paraît assez difficile à accorder avec la conception Kantienne de la bonne volonté, qui est ou n’est pas (car elle consiste en un indivisible et par conséquent ne peut admettre de “progrès indéfini”.  De plus, l’hypothèse d’un progrès idéfini par delà la vie terrestre est arbitraire.  Enfin, ce qu’il y a de valable dans l’argument semble relever plutôt de la preuve psychologique, en soulignant cet idéal de perfection morale qui est en nous le signe et l’effet d’une grandeur qui transcende l’espace et le temps.

L’immortalité naturelle est une propriété en vertu de laquelle un être ne peut pas mourir.  Telle est l’immortalité de l’âme humaine.  On l’appelle naturelle, en tant qu’elle dérive de la nature même de l’âme l’immortalité naturelle implique trois conditions, à savoir, que l’âme continue d’exister, après la dissolution du composé humain - que, dans cette survie, l’âme conserve son individualité et reste par conséquent consciente d’elle-même et de son identité, que la survie soit illimitée.

  1. l’immortalité panthéistique, cette doctrine professe que l’âme humaine (ou la pensée ou l’esprit) constitue avec Dieu une seule et même substance, dont elle serait une émanation ou une manifestation passagère.  Après la mort, l’âme irait se réunir au tout, où elle ne possèderait plus ni individualité ni conscience d’elle-même.  C’est par abus qu’une telle doctrine parle encore d’immortalité de l’âme, car l’immortalité exclut absolument l’anéantissement de la personnalité.  Elle exige, pour être véritable, une survie individuelle et substantielle, telle que nous conservions notre pouvoir de connaître et d’aimer, la conscience de nous même et de notre identité personnelle.

  1. spirtisme et métempsychose.  Le spiritisme s’est présenté comme une science des relations avec les esprits, désincarnés, qu’on pourrait censément réaliser par l’intermédiaire d’individus nommés médium.  Il s’ensuivrait que l’immortalité de l’âme se trouverait démontrée expérimentalement.  Mais tout cela est fantaisiste.  Des faits allégués par les spirites ou les métapsychistes, aucun n’a jamais pu être établi d’une manière sérieuse.

Quant à la théorie de la métempsychose, qui suppose que l’âme humaine se réincarne successivement en des corps humains multiples, elle est purement gratuite et de plus inintelligible en elle-même.  En effet, dans cette hypothèse, l’âme devrait être conçue comme recevant des individuations multiples, et par le fait même comme devenant chaque fois une âme numériquement différente des précédentes.

Pour d’aucuns, l’âme humaine ne peut périr ni directement, puisqu’elle est une substance simple, donc incapable de se décomposer, ni indirectement, puisqu’elle n’a pas intrinsèquement besoin du corps et de ses organes pour exercer ses fonctions propres de connaissance et de volonté.  L’âme est donc, par sa nature même, incorruptible et immortelle.

Bergson, après avoir montré que “la pensée est en grande partie indépendante du cerveau” (Énergie spirituelle, p. 45-46) et que “tout se passe comme si le corps était simplement utilisé par l’esprit” conclut que “dès lors nous n’avons aucune raison de supposer que le corps et l’esprit soient inséparablement liés l’un à l’autre”.  (ibid, p.61 CF. Mémoire et matière, p. 150, 195).  On n’établit ainsi, ajoute Bergson, que la vraisemblance de la survie de l’âme, et c’est à d’autres disciplines (à savoir, sans doute, à la religion) qu’il appartient de dire si le temps de la survie de l’âme est limité ou non.  Mais ce résultat, s’il est peut-être modeste, est en tout cas, en tant qu’expérimental, plus précieux que les arguments de la métaphysique traditionnelle”, “tirés de l’essence hypothétique du corps et de l’âme”, qui sont généralement choses fragiles. (Énergie spirituelle, p.62).  Il y là, croyons-nous, une grave équivoque.  D’abord, l’argument bergsonien pour la survie de l’âme est, non pas expérimental, mais proprement métaphysique, puisqu’il consiste à déduire (très justement d’ailleurs) l’immortalité de l’âme de sa spiritualité, celle-ci étant très exactement définie, par la métaphysique traditionnelle ou non aussi bien que par Bergson, comme l’indépendance intrinsèque par rapport au corps.  D’autre part, lorsque Bergson déclare ensuite que les arguments métaphysiques sont généralement fragiles, non seulement il néglige le fait que ces arguments s’appuient aussi bien que le sien sur l’expérience psychologique, mais il fait tort à sa propre argumentation, qui propose à très juste titre une conclusion dépassant l’expérience immédiate.  En effet, en frappant d’une suspicion de principe toute argumentation rationnelle, il s’expose à s’entendre contester même la modeste affirmation de survie où il prétend se tenir.

L’argument psychologique peut aussi s’appuyer directement sur l’aspiration à l’immortalité.  Cette aspiration est si spontanée, si irrésistible, si universelle (même quand elle reste implicite), qu’il serait difficile de n’y découvrir qu’un élan affectif implicite) qu’il serait difficile de n’y découvrir qu’un élan affectif sans valeur ontologique.  Il semble plutôt qu’elle traduise pour ainsi dire le sens que la vie a d’elle-même et qu’à ce titre elle ait une infaillibilité qui, par son origine et sa nature, surpasse les certitudes que fournit la science la plus rigoureuse.

Par contre, on a objecté que l’aspiration à l’immortalité ne serait rien de plus que la forme du désir que l’espèce éprouve en chaque homme, de se perpétuer.  Mais cette objection paraît contradictoire en elle-même : car si c’est l’espèce qui aspire à se perpétuer (elle y aspire vraiment), ce souhait et ce besoin sont comblés par la procréation.  L’individu comme tel, n’aurait aucune raison de désirer et de réclamer une perpétuité qui est propre à l’espèce.  Même l’aspiration à l’immortalité serait, dans ce cas, absolument, inintelligible (et de ce fait, elle ne saurait exister chez l’animal).  Mais justement, si l’homme, comme personne individuelle, aspire à une immortalité qui lui conserve son identité et sa conscience personnelles, c’est la preuve la plus claire qu’il ne se ramène pas à un simple individu porteur de l’espèce, qu’il a un destin personnel qui déborde l’espèce tout entière.  D’ailleurs, comment n’y pourrait-on concevoir que la “nature” produise des personnes (des êtres raisonnables, conscients et libres) et leur inspire le désir profond, de se perpétuer comme personnes, uniquement pour les anéantir? (car subsituer l’immortalité spécifique à l’immortalité individuelle revient à supprimer l’immortalité).

Mais la prétention même de réserver l’immortalité à l’espèce est bien significative, car elle implique à l’évidence le sentiment qu’il est absurde, quand il s’agit de l’homme, de considérer la mort comme phénomène absolument dernier, sans aucune signification quelconque.  La mort est donc une sorte de scandal, si profond, même, qu’il est impossible de la penser, comme un terme, c’est à dire de l’introduire dans la série des événements de ma vie, comme l’achèvement de ceux-ci.  Il y a donc vraiment une exigence d’immortalité, dont le scandale, de la mort n’est que l’aspect négatif, et aussi (puisque l’immortalité spécifique, si elle devait combler nos aspirations, excluerait tout scandale et tout effroi de la mort des individus) une exigence d’immortalité personnelle, qui n’a de sens que si elle manifeste une structure ontologique de la réalité humaine.

Plus loin, voilà comment Doris Lussier voit la mort. 

Érudit, écrivain, humoriste québécois, homme
engagé socialement, Doris Lussier s'est surtout
fait connaître au Québec par son personnage
comique du « Père Gédéon » à la télévision.

Derrière son large sourire, se cachait un homme
de conviction, un esprit profond et en recherche.

Je n'ai qu'une toute petite foi naturelle,
fragile, vacillante, bougonneuse et toujours
inquiète.
Une foi qui ressemble bien plus à une espérance
qu'à une certitude.

Mais voyez-vous, à la courte lumière de ma faible
raison,
il m'apparaît irrationnel, absurde, injuste et
contradictoire
que la vie humaine ne soit qu'un insignifiant
passage
de quelques centaines de jours sur cette terre
ingrate et somptueuse.

Il me semble impensable que la vie, une fois
commencée,
se termine bêtement par une triste dissolution dans
la matière,
et que l'âme, comme une splendeur éphémère,
sombre dans le néant
après avoir inutilement été le lieu spirituel et
sensible de si prodigieuses clartés, de si riches
espérances et de si douces affections.

Il me paraît répugner à la raison de l'homme
autant qu'à la providence de Dieu que l'existence
ne soit que temporelle et qu'un être humain n'ait
pas plus de valeur et d'autre destin qu'un caillou.

J'ai déjà vécu beaucoup plus que la moitié de ma
vie; je sais que je suis sur l'autre versant des cimes
et que j'ai plus de passé que d'avenir.

Alors j'ai sagement apprivoisé l'idée de ma mort.
Je l'ai domestiquée et j'en ai fait ma compagne si
quotidienne
qu'elle ne m'effraie plus…ou presque.

Au contraire, elle va jusqu'à m'inspirer des
pensées de joie.
On dirait que la mort m'apprend à vivre.
Si bien que j'en suis venu à penser que la vraie
mort, ce n'est pas mourir,
c'est perdre sa raison de vivre.
Et bientôt, quand ce sera mon tour de monter
derrière les étoiles, et de passer de l'autre côté du
mystère, je saurai alors quelle était ma raison de
vivre.
Pas avant.

Mourir, c'est savoir, enfin.
Sans l'espérance, non seulement la mort n'a plus
de sens,
mais la vie non plus n'en a pas.

Ce que je trouve beau dans le destin humain,
malgré son apparente cruauté, c'est que, pour
moi, mourir, ce n'est pas finir, c'est continuer
autrement.
Un être humain qui s'éteint, ce n'est pas un mortel
qui finit,
c'est un immortel qui commence.

La tombe est un berceau.
Mourir au monde, c'est naître à l'éternité.

Car la mort n'est que la porte noire qui s'ouvre
sur la lumière.
La mort ne peut pas tuer ce qui ne meurt pas. Or
notre âme est immortelle.
Il n'y a qu'une chose qui peut justifier la mort….
C'est l'immortalité.

Mourir, au fond, c'est peut-être aussi beau que de
naître.
Est-ce que le soleil couchant n'est pas aussi beau
que le soleil levant ?
Un bateau qui arrive à bon port, n'est-ce pas un
événement heureux ?

Et si naître n'est qu'une façon douloureuse
d'accéder au bonheur de la vie,
pourquoi mourir ne serait-il pas qu'une façon
douloureuse de devenir heureux ?

La plus jolie chose que j'ai lue sur la mort, c'est
Victor Hugo qui l'a écrite.
C'est un admirable chant d'espérance en même
temps qu'un poème d'immortalité.

« Je dis que le tombeau qui sur la mort se ferme
ouvre le firmament,
Et que ce qu'ici bas nous prenons pour le terme
est le commencement. »


POUR LES JUIFS, MOURIR, C’EST PARTIR UN PEU....C’EST CE QU’A AFFIRMÉ ÉMILIE DUBREUIL DANS UN ÉDITORIAL À LA PRESSE DANS LES ANNÉES 2000.

Pour un juif pratiquant l’enjeu est de taille. Enterrer ses proches en Israël, c’est leur permettre d’accéder plus rapidement au monde à venir, expression par laquelle on désigne dans la tradition juive l’au-delà, concept commun à toutes les religions.  Ainsi, lorsque le Messie viendra et que s’accomplira la prophétie de la résurrection des morts, à laquelle souscrit tout juif orthodoxe, le défunt est, si l’on peut dire, placé en lieu sûr.

Lorsque l’heure de cet extraordinaire événement viendra, dit la religion juive, toutes les âmes exilées (entendre enterrées en diaspora) rouleront jusqu’en Terre sainte pour y rejoindre le Messie et le peuple juif sera enfin réuni.  L’avènement messianique promet à la fois la résurrection des morts et la fin de l’Exil deux fois millénaire du peuple juif.

On comprend mieux, dès lors, comme il est profitable pour le mort de jouir d’une position si “stratégique”.  Voilà pourquoi nombre de dépouilles de confession juive prennent l’avion chaque année, à Dorval ou Mirabel, à destination de Tel-Aviv.

Être enterré dans son pays d’origine

Les juifs ne sont pas les seuls à faire voyager leurs morts.  Beaucoup de gens issus des communautés ethniques désirent être enterrés dans leur pays d’origine avec le rete de leur famille.  En tout, quelques centaines de morts quittent le Québec chaque année, d’après les statistiques que tient le Bureau du coroner du Québec.

Chez Magnus Poirier, le rapatriement des corps est une spécialité de la maison.  Quelque 150 cas de rapatriements sont traités chaque année chez cet entrepreneur de pompes funèbres québécois. Marc Poirier, le directeur de l’entreprise familiale, fondée par son grand-père Magnus en 1923, indique que très peu de ces voyages sont motivés par des raisons religieuses. Il explique que ce sont en général uniquement les juifs et les musulmans qui le font pour ensevelir les dépouilles dans une terre religieuse.  “Les juifs et les musulmans sont très attachés à la terre religieuse, les Italiens ou les Grecs, eux, sont très attachés à leur famille, à leur terre d’origine.”

À Montréal cohabitent huit groupes de juifs hassidim, ce qui veut dire en hébreu “très pieux”.  Ce sont eux d’abord qui ont recours à cette pratique. Cette clientèle constituée de juifs fort pratiquants fait appel en cas de décès à Sandor Grunwald, juif d’origine hongroise, qui se targue d’être le seul à Montréal à honorer les morts dans la plus stricte tradition talmudique.

Joseph Paperman propriétaire du salon mortuaire Paperman & fils, le plus important entrepreneur de pompes funèbres juives au Québec, affirme que les juifs libéraux, eux, envoient en proportion beaucoup moindre leurs défunts en Terre sainte.

En tout, donc, on parle au plus d’une vingtaine de cas dans l’année, pour l’ensemble de la communauté juive de Montréal.  Et il y a en outre, en moyenne, trois ou quatre cas d’exhumation si la famille décide, après le décès, d’envoyer le mort à Jerusalem.

Car c’est bel et bien à Jerusalem que les juifs de la diaspora désirent être enterrés, au cimetière du mont des Oliviers puis à celui de Givhat Shaul, située en plein coeur de la Ville Sainte.

C’est en 1999 que le Bureau du coroner a enregistré le plus grand nombre de départs vers Israël: 25 Montréalais décédés y sont partis cette année-là.  Par contre, on ne compte que deux cas depuis le début de l’année 2002.  Cette baisse, selon M. Paperman, n’a rien à voir avec les problèmes politiques en Israël même si le cimetière du mont des Oliviers se trouve à Jérusalem-Est.  Au Bureau du coroner, on mentionne que ces chiffres peuvent être inexacts puisqu’on ne note pas systématiquement la destination des corps qui quittent le pays.

Être prévoyant

Une place dans ces cimetières coûte aujourd’hui enviorn 6000$US.  La plupart des gens qui veulent en faire leur résidence posthume ont fait l’achat du terrain plusieurs années à l’avance.  Mais M. Paperman et M. Grunwal déclarent avoir des contacts privilégiés en Israël pour aider ceux qui n’auraient pas été prévoyants et toutes ces formalités, disent-ils, peuvent être très vite réglées.  Ils se chargent aussi de négocier avec le consulat général d’Israël à Montréal, car, pour que le transfert du corps soit entériné à la fois par le consulat et le coroner général du Québec, il faut garantir que le défunt dispose d’un lot à son nom.

Tout cela doit s’effectuer sans le moindre délai puisque les rites mortuaires obligent la famille à mettre le mort en terre le plus rapidement possible.  À cet égard, M. Paperman souligne à quel point les fonctionnaires du Bureau du coroner aussi bien que ceux du consulat israélien peuvent être coopératifs dans de semblables circonstantces.

À titre d’exemple, il évoque ce cas récent d’un homme juif mort le matin de Pâques, où  il a été obligé de joindre à domicile le coroner et le consul d’Israël . Sauf en cas d’un décès causé par une maladie contagieuse, le coroner consent systématiquement à ce type de requêtes.

En plus de ces démarches administratives, il incombe de préparer le corps pour son dernier voyage.  La première obligation consiste à procéder  au lavement rituel: un homme ou une femme, dont la piété est notoire, en a la charge, peu importe le sexe du défunt.  On immerge ce dernier dans un bassin de granit rempli d’eau de pluie, dont la fonction est de purifier le corps pour le rendre à sa dignité dernière.  On doit ensuite embaumer le corps.  La loi sur les transports aériens l’exige. Il est ensuite enveloppé dans un drap de lin et placé dans un cercueil spécialement conçu pour le voyage: une caisse métallique recouverte de bois sur lequel on a gravé une étoile de David, symbole entre tous du judaïsme.

De nombreuses formalités

Une fois les papiers signés et les préparatifs du corps terminés, la dépouille est prête à partir pour l’aérport.  Elle devra y être trois ou quatre heures avant le départ pour Toronto d’où le cercueil s’envolera pour Tel-Aviv. Un avion de la compagnie israélienne, El Al, y décolle tous les soirs à minuit à destination d’Israël.  À Montréal, le cercueil est pesé.  La compagnie aérienne facture, 14,50$ du kilo et 100$ pour emballer le cercueil.  Ce dernier pèse généralement, avec son contenu, entre 150 et 250 kilos.  Envoyer un corps en Europe coûte moins cher, enviorn 10$ le kilo tandis qu’il en coûtera près de 25$ le kilo pour envoyer un mort en Afrique ou en Asie.

Ramener un corps au Québec est aussi fort coûteux. Marc Poirier évoque le cas d’un voyageur québécois décédé au Brésil.  Coût du rapatriement: 12500$, en frais de transport seulement!  L’entrepreneur conseille donc aux voyageurs de bien s’assurer.  “Revenir de Cuba après sa mort peut coûter près de 9000$, c’est énorme pour les proches d’un défunt qui n’avait pas d’assurances.

Enterrer quelqu’un outre-mer nécessite que les entrepreneurs en pompes funèbres aient des correspondants à l’étranger qui prennent en charge le cercueil et ceux qui l’accompagnent. Car le mort, le plus souvent, ne voyage pas seul.  Ses proches l’accompagnent jusqu’à sa dernière demeure. Un billet aller-retour Montréal-Israël coûte environ 2000$.  Aussi, un corbillard et une limousine attendent-ils le cortège funèbre, qui a fait un long voyage, à l’aéroport. Le trajet de Toronto à Tel-Aviv dure 12 heures. À l’arrivée à Tel-Aviv, il est donc 18h. Le trajet jusqu’aux cimetières de Jérusalem, où l’on se rendra directement, prend une quarantaine de minutes.  On procédera le soir même à l’enterrement du défunt et ce n’est qu’une fois le mort sous terre que la famille commencera, officiellement, une période de deuil qui durera sept jours.