vendredi 27 décembre 2013

CLIN-D’OEIL SUR L’HISTOIRE D’HAÏTI - Période 1957 à nos jours

L’Histoire Monumentale

Dans son livre sur l’histoire haïtienne Eve di Chiara tient un point de vue historique qui est socialement le plus en vogue en Haïti et politiquement le plus utilisé.  On retrouve dans ce livre tous les vices d’une “histoire globale” (Foucault) qui cherche à donner le visage d’une époque en s’appuyant sur une analyse psychologique des héros qu’elle resitue dans une vision d’ensemble économique, sociale et politique. Ce genre d’étude aboutit inévitablement à un procès d’intention qui, chez Eve di Chiara, s’énonce à partir d’une position morale, typique de cette fin du XXe siècle.

Ce regard sur l’histoire entretient le culte de la personnalité ainsi que la conception d’une histoire continue où un espace d’origine absorbe l’actualité avec cette promesse de retrouver ce qui dans le présent semble perdu.  Avant c’était mieux et depuis c’est touours la souffrance.  Cet espace d’origine est infini: vers cette terre d’Afrique, là où les ancêtres évoqués étaient des princes, des guérisseurs, là surtout où l’esclavage n’existait pas ou tout au moins n’était pas là pour soi.  Cet espace d’origine si lointain est traversé de bord en bord par une ligne qui ne cesse d’agacer le présent.  Cette ligne, c’est l’autre espace d’origine, celui qui contient le mouvement glorieux de la libération de 1804.  Cette origine ne cesse de se dérober à l’actualité haïtienne.  Et ceux-là qui, à l’intérieur du pays, produisent sa dérobabe, l’honorent en glorifiant les monuments qui en témoignent.  La population quant à elle, livrée tout entière à la survie et à l’exploitation par ces despotes, revient obstinément avec ses luttes vers cet espace pour le reprendre.

Mais que l’on travaille pour la vie ou pour la mort, le rapport à l’histoire qui produit le monument ne retient que sa splendeur donnant forme à des figures qui n’ont rien à voir avec les effets des relations à travers lesquelles elles se sont manifestées: “L’histoire continue, c’est le corrélât indispensable à la fonction fondatrice du sujet: la garantie que tout ce qui lui a échappé pourra lui être rendu; la certitude que le temps ne dispersera rien sans le restituer dans une unité recomposée; la promesse que toutes les choses maintenues au loin par la différence, le sujet pourra un jour - sous la forme de la consicence historique - se les approprier derechef, y instaurer sa maîtrise et y trouver ce qu’on peut bien appeler sa demeure.  Faire de l’analyse historique le discours du continu et faire de la conscience humaine le sujet originaire de tout devenir et de toute pratique, ce sont les deux faces d’un même système de pensée.  Le temps y est conçu en termes de totalisation et les révolutions n’y sont jamais que des prises de conscience” (Foucault 1969:22).

Le monument Dessalines, par exemple, modèle la relation au pouvoir sous le signe du Père libérateur, du Père militaire, du Père familial et enfin de Dieu le Père. Même si Dessalines a reproduit le système colonial en favorisant les militaires dans la distribution des terres, institué la corvée pour les anciens esclaves et mené une lutte féroce au vaudou (Métraux 1958), l’histoire monumentale oubliera ces détails.  Elle lisse l’histoire et fait briller le reflet d’un acte qui sert le présent.

Les monuments qui inspirent ceux qui veulent gouverner (entre 1986 et 1988) sont ceux qui ont libéré le pays de l’étranger: du colon.  Lorsque Namphy préside la cérémonie d’inauguration de la statue de Capois-la-Mort en 1987 à Port-au-Prince, sur le Champ de Mars, il fait briller la puissance militaire irréductible à l’assaut de l’étranger.  Dessalines, Capois-la-Mort, Louverture, le Marron (le nègre anonyme qui fuit l’esclavage et mène la révolte des esclaves) et Charlemagne Péralt (un héros de la libération de l’occupation américaine qui a duré de 1915 à 1934) sont évoqués avec insistance dans les discours.  En effet, le duvaliérisme a toujours fait appel à la conscience nationaliste et au culte des ancêtres avec un point de vue de continuité historque: “[...] la patrie, il convient en effet de la défendre contre les ennemis quels qu’ils soient, de la protéger contre les menaces extérieures et de sauvegarder son intégrité par la surveillance de ses frontières terrestres, maritimes et aériennes.  Car la première composante de notre mission n’est-elle pas de permettre sur ce territoire arrosé du sang de nos aïeux, que les Haïtiens puissent vivre en toute indépendance, maître d’eux-mêmes et de leur destin, sans jamais recevoir de diktat de personne.  Cela représente pour nous officiers sous-officiers, soldats des forces armées d’Haïti, un impératif de tout premier ordre en ces temps difficiles. La presse utlisant à très mauvais escient les libertés d’expression, d’association et de réunion récemment acquises, entretient un climat de tension au sein de la population.  Elle parle sans en mesurer les conséquences de soumission à une nation étrangère, élective, effrontément sur le sol sacré de la patrie de Jean Jacques Dessalines, d’Henri Christophe, de Capois-la-Mort et des Pierre Suli.  De semblables étrangers qu’ils souhaitent même hisser et faire flotter au sommet de nos édifices publics.  Quel sacrilège!” (Namphy, novembre 1987, Télévision nationale d’Haïti).

Dans ce discours de Namphy tout était déjà dit pour valider les actes de violence de son gouvernement afin de barrer la route à la démocratie en 1987 puis en 1991.  Ces monuments historiques sacralisés et amalgamés au politique forment une théocratie haïtienne.  Dès lors, toute action gouvernementale et militaire fondent ses stratégies d’action sur une théologie: l’autorité qu’ils représentent émane des ancêtres, des esprits ou de Dieu selon les intérêts en jeu, enracinant le politique au religieux.  La possibilité de penser qu’il y a “sacrilège” indique une forme d’exaltation mystique de l’action politique et, dans ce contexte, la violence lui est essentielle.  Le type de pouvoir qui en résulte en est un de pure consommation de jouissance et, entre les mains de la convoitise d’un pouvoir absolu, le monument est érotisé et fraie avec la mort.

L’histoire monumentale, en Haïti, est partagée par les différents groupes sociaux lorsqu’ils s’affrontent dans les relations de pouvoir.  En 1987, la population en général, plus consciente des causes politiques, sociales et économiques, des difficultés de développement d’Haïti, demeure sensible à l’évocation des héros de l’indépendance et de la libération de l’occupation américaine.  Cette sensibilité est l’effet de la formation de son regard sur l’histoire qui lui est aussi donnée par l’institution scolaire.  Chaque matin, partout en Haïti, les enfants procèdent à la montée du drapeau haïtien, autre monument fortement ritualisé. Puis, les enfants mémorisent leur histoire continue qui glorifie les héros de l’Indépendance et dénonce les actes impérialistes de l’Occident.  La lutte de Vertières est l’un de ces moments historiques mémorisés et transformés en monument.  Elle représente l’ordre militaire si fondamental à cette période duvaliériste tout en produisant le fantasme de l’indestructibilité de l’Haïtien dans la bataille armée : “Pour atteindre Charrier, il faut passer par une route et sur un pont que Vertières domine.  Capois part avec sa fidèle 9e demi-brigade.  Fauchée par la mitraillette, elle hésite; mais, à la voix de son chef, elle resserre ses lignes et bondit en avant.  Capois, à cheval, l’entraîne avec sa fougue ordinaire quand un boulet lui enlève son chapeau: “En avant! En avant!”, crie-t-il quand même.  Un second boulet renverse son cheval.  L’intrépide Capois, prestement relevé, brandit son sabre et aux cris répétés de “En avant! En avant!”, s’élance une fois de plus, à la tête de ses hommes.  Une bravoure si éclatante émeut la garde d’honneur de Rochambeau.  Elle applaudit.  Un roulement de tambour se fait entendre.  Le feu cesse.  Un hussard sort de Vertières, se dirige vers le front indigène. “Le capitaine général Rochambeau, déclare-t-il, envoie son admiration à l’officer général qui vient de se couvrir de tant de gloire.” Il se retire ensuite  et la lutte recommence” (Dorsainvil 1934: 133)

François Capois, l’intrépide héros, que l’ennemi reconnaît comme tel, est l’un des multiples héros guerriers d’Haïti.  Haïti en lutte pour sa libération de l’esclavage puis en lutte contre l’Occident qui lui impose sa loi par la voie de l’impérialisme américain lorsqu’il occupe son territoire en 1915. Les héros guerriers d’Haïti sont le socle de sa machine de guerre qui a pour fonction mythique de mettre en échec l’entreprise impérialiste de l’Occident.  L’ennemi de ces héros ne se trouve en aucune façon à l’intérieur de la culture; l’ennemi c’est l’Autre, c’est la différence, le Blanc, l’étranger.  Le héros guerrier haïtien inspire un sentiment d’irréductibilité face aux forces étrangères et le nationalisme duvaliériste a justement fondé sa légitimité sur le monument guerrier contre la formation de l’État.  Il est un soutien mythique à l’ordre des simulacres qui régit les relations de pouvoir.

De l’école, qui procède essentiellement de la mémorisation, au fondement social et rituel de la société, le monument s’impose, envahit et subjugue le rapport à soi, au monde, aux esprits et à Dieu. En février 1986, le départ de Duvalier s’accompagne de la destruction de monuments historiques.  Pour un moment, les Haïtiens tournent le dos à l’histoire et la passe en jugement.  Ils condamnent ceux qui ont usé de tant de violence envers eux depuis si longtemps et détruisent ce qu fait signe de leur passage.  La chasse aux tontons macoutes fait plus de deux cents morts en deux jours et celle-ci s’accompagne de la destruction et du pillage de tous les biens leur appartenant.  Le mausolée de François Duvalier est détruit et, comme en Allemagne avec le mur de Berlin, on s’approprie des morceaux de pierre provenant du tombeau.  La plaque de la statue du “Nègre Marron” est enlevée et sa flamme éteinte, la statue de Christophe Colomb est arrachée de son socle.  la croix en béton que Simone Duvalier avait fait ériger et au bas de laquelle (rapporte Eve di Chiara 1988) se faisaient des sacrifices humains a été déracinée, dechouke.

Ces actes collectifs de déchoukage (déracinement) des monuments sont en quelque sorte transgressifs; ils détruisent et tuent ce qui depuis bien longtemps est intouchable.  Ici, il n’y a pas de négation du monument.  Au contraire, le monument est affirmé: sa destruction permet à la population de s’en approprier, de le jauger et d’effectuer des renversements de sens.

La pratique du pè lebrun (mode de tuerie du tonton macoute: utilisation d’un pneu enflammé autour du cou) permet à la population livrée toute entière à la violence duvaliériste de s’approprier la justice.  Avec le père Lebrun elle ne le fait pas n’importe comment: elle se livre au sacrifice et, pour cette fois, elle occupe la position du sacrifiant.  Le père Lebrun fait souffrir avant de mourir et les actes d’anthropophagie qui ont occasionnellement eu lieu (rapportés par différents journaux et témoins informateurs) nous donnent à voir un rituel de sacrifice qui renverse les positions des sujets: celui qui est dans cette instance appelé à être privé de ce qui l’humanise (par la torture puis la mort) pour passer à un état d’immanence n’est rien d’autre que cette figure qui, depuis plus de trente ans, se livre à une violence erotisée contre le peuple.

Le rite du pè lebrun s’adresse à tous ceux qui représentent le duvaliérisme et qui se sont servis du discours vaudou, du discours de la magie noire et de l’histoire pour asseoir leur autorité absolue.  Il n’est pas étonnant que ce rite du pè lebrun ait été produit : il est la possibilité même du duvaliérisme et si les duvaliéristes le craignent tant c’est justement parce qu’il leur répond avec le même langage.

Ce rite ne transforme rien; il répond à une violence, il incorpore la puissance (en termes énergétiques) du sacrificateur et en renverse le sens.  Ce renversement, on le voit clairement dans ce graffiti inscrit sur les murs de Jérémie : “Nous avons pour arme la loi, pour étendard l’idéal démocratique, et pour boussole la morale chrétienne”.  Cet énoncé reprend en le transformant ce qu’avait dit le secrétaire de Dessalines et que tous les Haïtiens connaissent bien: “Pour dresser l’acte d’Indépendance, il  nous faut la peau d’un Blanc pour parchemin, son crâne pour écritoire, son sang pour encre et une baïonnette pour plume. C’est la barbarie du maître qu’il faut accuser pour la barbarie de l’esclave”  (Eve di Chiara 1988: 275)


lundi 23 décembre 2013

CLIN-D’OEIL SUR L’HISTOIRE D’HAÏTI - Période 1957 à nos jours

L'idéologie Coloriste

Il est complémentaire au regard folkloriste qui s’est joint au mouvement indigéniste des années 50 dont Duvalier s’est fait le principal propagateur.  Il est aussi complément du regard monumental sur l’histoire qui marque tant la culture haïtienne dans son rapport au pouvoir.

Les héros de l’Indépendance d’Haïti (Toussaint Louverture, Dessalines, Capois-la-Mort, Makandal, Boukman, le Marron) et les événements qui les situent dans l’histoire (La cérémonie du Bois Caïman en 1791, l’Indépendance d’Haïti en 1804, la bataille de Vertières) sont sans cesse glorifiés comme le sont la nature, les maisonnettes, les paysans et les dieux vaudous dans un tableau naïf, dans la poésie et le roman.  Le regard monumental et folklorique sur l’histoire rend lumineux un présent qui n’arrive pas à se projeter vers un devenir : “[...] toujours elle [l’histoire monumentale] rapprochera ce qui est inégal, elle généralisera pour rendre équivalent, toujours elle affaiblira la différence des mobiles et des motifs, pour présenter les événements aux dépens des effets et des causes, sous leur aspect monumental, c’est-à-dire comme des monuments dignes d’êtres imités” (Nietzsche 1988:91).

Le départ de Duvalier en 1986 entraîne un retour d’une partie de la diaspora en Haïti. Le film “Les îles ont une âme” réalisé par Alain d’Aix (1988) illustre fort bien la poétique du regard monumental et folkloriste sur l’histoire.  Ce film nous présente le pèlerinage d’un intellectuel haïtien, de son lieu d’exil à sa terre natale: “Haïti Chérie”.  Il quitte Montréal avec ce rêve de retour qu’il a tant caressé pendant ces quinze ou vingt ans au Québec.  La traversée, de Montréal jusqu’en Haïti, se fait sous le signe de Agwè (esprit vaudou de la mer).  La première partie du film est un hymne à la population qui déambule, à travers les couleurs des taptap dans Port-au-Prince.  Un point d’arrêt sur le décor de Green qui rappelle l’état policier et la dictature.  Puis on nous amène voir les richesses d’Haïti: le soleil, la mer et la Citadelle.  C’est au bas du palais du roi Christophe, au son des tambours, des chants et de la danse, à la nuit tombée, que l’histoire d’Haïti nous est racontée.  Ce récit lyrique et poétique chante la douleur de l’esclave et celle résultant de l’exploitation du peuple haïtien.  Tour à tour, les héros de l’Indépendance et les événements qui les ont produits, nous sont racontés dans un style grandiloquent.

Comment la pauvreté haïtienne peut-elle faire signe de beauté et de pureté?  Comment le gris oxyde de carbone des tap-tap au bruit infernal peut-il s’estomber dans le tableau pour ne laisser que la couleur?  Comment la souffrance liée à l’exploitation et à la violence du dictateur peut-elle être chantée et devenir exaltation poétique? Comment la Citadelle peut-elle servir le décor de la rentrée du démocrate alors qu’elle est le produit de l’esclavage réformable par Henri Christophe, “roi Henri I”?  Comment est-il possible que le retour de l’intellectuel peut-il se faire sous le signe de la cérémonie du Bwa Kaïman? Oui, comment se fait-il que cet événement historique qui a donné au vaudou et à la magie un rôle mythique fondamental dans la puissance de mobilisation des esclaves pour leur libération, puisse servir la poétique du retour en Haïti alors “qu’il n’est pas question de présenter des citadins, des bourgeois comme des vaudouisants” (Hurbon 1987: 163) (et rajoutons sans équivoque les intellectuels)?

Un rapport monumental à l’histoire

Dans leur quête d’un devenir imaginé meilleur et différent du présent, les Haïtiens se tournent vers leur passé et cherchent les événements et les personnages qui leur apparaissent sublimes, faisant signe que si c’était possible hier, ça l’est encore aujourd’hui.  Transformés en monuments, ces événements et ces héros, produisent de l’éclat donnant sens aux luttes et aux actions d’oppression ou servant même de supports à la rhétorique du pouvoir en place ou en opposition.  Pendant mon séjour en Haïti, les forces sociales et politiques en présence fondaient leur discours sur le monument historique.  Les discours électoraux de 1987 tenus par les aspirants à la présidence (démocrate ou non), le discours de Namphy à l’ONU en 1987 et les discours des gouvernements provisoires, entre 1986 et 1990, sont truffés des monuments de l’histoire haïtienne.

Jean-Jacques Dessalines, le Père de l’Indépendance, est souvent évoqué et fait frémir plus d’un aspirant à la présidence.  Ce monument évoque la puissance du Père qui rallie l’ensemble des esclaves à la défense de la liberté, puis au moment de la libération, à la défense du territoire contre les colons qui aspirent à reprendre Haïti : “On sait par exemple, que Duvalier se prenait pour Dessalines, le “père” de la nation, et se plaçait ainsi au fondement, à l’origine d’un nouveau 1804.  Dans cette perspective, tout opposant à son régime devient automatiquement un apatride” (Hurbon 1987: 166).

Toussaint Louverture, déporté en France en 1802, a promulgué la constitution qui fonde l’autonomie de Saint-Domingue en 1801. Louverture précède Dessalines et initie les batailles qui permettront à Haïti de se soustraire au colon français.  “La situation historique ne lui [Toussaint Louverture] a laissé que la place d’un homme de transition; mais le souffle qu’il a fait passer sur le peuple était plus grand, plus éternel que lui.  Et c’est lui qui va conduire l’histoire qu’il a commencée, vers la liberté jusqu’à l’indépendance” (Eve di Chiara 1988: 251).


La figure de Louverture va prendre plus d’importance après le départ de Duvalier; les intellectuels et les technocrates (duvaliéristes ou non) cherchent à valoriser ce monument: “Nous avons été injustes avec Louverture, car c’est lui qui a fait l’Indépendance”, me dit un technocrate duvaliériste.  François Duvalier s’est tellement identifié à Dessalines que ce monument après 1986 craque sur son socle.  Toutefois, lorsque l’armée reprend de façon provisoire sa puissance politique (pendant cette période de 1986 à 1988), Dessalines réapparaît et regagne souverainement sa place dans le mythe de libération qui valide le pouvoir duvaliériste (avec ou sans Duvalier).

vendredi 13 décembre 2013

CLIN-D’OEIL SUR L’HISTOIRE D’HAÏTI - Période 1957 à nos jours

L’idéologie Coloriste

L’idéologie noiriste du Duvaliérisme a fait semblant d’apporter une réponse radicale à l’histoire de la discrimination raciale, qui a tant marqué la distribution du pouvoir en Haïti et ses relations avec l’Occident.  L’Haïtien, très sensible à son histoire, a été en quelque sorte leurré par la semblance nationaliste de la culture duvaliériste.  La parade des héros de l’Indépendance par l’histoire monumentale et l’extériorisation de la culture créole par l’histoire folkloriste ont servi de support à la simulation du nationalisme.  Trouillot (1986) nous donne un certain nombre d’éléments pour mieux saisir cette tromperie.

Duvalier aurait utilisé politiquement la confusion idéologique en totalisant trois types de discours se référant à trois réalités différentes : la négritude, le noirisme et l’indigénisme.  Trouillot individualise ces discours : “[...] le noirisme comme Idéologie politique (le pouvoir aux représentants épidermiques du plus grand nombre) de l’indigénisme (réévaluation de la culture nationale) et de la négritude (ré-évaluation de la Race et de toute Culture Noires)” (Trouillot 1986 : 142).

Cette individualisation des discours par Trouillot est intéressante dans la mesure où elle clarifie leurs portées dans les pratiques socio-politiques. Elle permet aussi d’émerger d’une totalisation qui a réduit et biaisé la portée symbolique des luttes fondamentales pour la construction d’une identité culturelle et nationale.  En effet, la totalisation duvaliériste de ces trois discours a empêché le processus de décolonisation, qui ne demandait qu’à se produire dans la conjoncture des annés 50.  Trouillot démontre le non-sens du discours sur le noirisme parce que celui-ci se réduit à une mesure superficielle de la culture nationale en ne se référant qu’au phénotype.  Dégagés de cette idéologie propre à l’homme de cour, l’indigénisme et la négritude retrouvent leur pouvoir de représentation.  Ce pouvoir de représentation rend possible une réévaluation de la nation et de la culture qui s’articule à la vie haïtienne dans une perspective d’un développement comme processus de différentiation : “Le préjugé de couleur existe et son fonctionnement est autonome de l’exploitation économique.  Il se manifeste particulièrement dans les choix matrimoniaux qui tendent à reproduire l’esthétique mulâtriste, mais aussi à assurer la reproduction des couches dominantes à travers l’endogamie (mulâtre) ou à travers l’échange des valeurs sociales (couleur/position/revenus)” (Trouillot 1986 : 144).

Dans le fonctionnement des relations de pouvoir en Haïti, le maniement de l’art des apparences se combine à celui des armes et des esprits.  La toute-puissance guerrière fortement ritualisée puise sa substance dans un rapport monumental à l’histoire.  Cette deuxième catégorie d’attributs de pouvoir est plus facilement accessible aux paysans et aux démunis.

“En définitive, la nature totalitaire du régime des Duvalier parvient à provoquer un état de persécution politique collective, puisque tout Haïtien est sommé tôt ou tard de s’avouer duvaliériste pour disposer du droit de vivre sur le sol d’Haïti” (Hurbon 1987: 38)

Tout ce qui n’est pas duvaliériste est communiste.  Il n’y a qu’une possibilité “d’être” qui fixe l’identité sociale.  Elle se retrouve dans ce “tout” que représentait Duvalier et que l’on voit transposer dans la conception des relations de pouvoir en Haïti.  Pour asseoir leur autorité, le père et le fils ont imaginé un système répressif tentaculaire.  Au fil du temps, ce système a modelé le fonctionnement des relations sociales haïtiennes, traversant tout l’espace culturel, tant créole qu’occidental.  L’opposition à cette culture duvaliériste n’est pas encore le signe d’une position extérieure à ses codes de conduite.  Et, la résistance n’est pas plus le signe d’une non participation à cette culture; elle en est une condition de possibilité sans pour cela représenter un affranchissement.

Dès l’Indépendance s’est mise en place la trame des dispositifs et des valeurs sociales et symboliques qui ont rendu possible le type d’assujettissement que connaît Haïti.  Le duvaliérisme qui s’inscrit bien dans cette histoire semble avoir conduit à leur apogée les technologies du pouvoir.  Trouillot (1988) montre que cet affinement est réel : les duvaliéristes ont maintenu et affiné une “posture nationaliste et une attitude dépendante” à l’égard de l’étranger.  Cette double contrainte a organisé la souveraineté duvaliériste, accentuant jusqu’à leurs limites des pratiques d’exclusions relevant de la colonisation.  Duvalier est un nom propre qui caractérise l’affinement de la figure du colonisé jouant à la manière d’une commedia del arte la figure du colon.  Duvalier caractérise un mouvement historique extrêmement  puissant dans la culture haïtienne qui maintient l’ordre du colonialisme où la décolonisation est un désir en devenir mais insaisissable dans le présent : “Toute analyse du duvaliérisme qui présente la crise 1956-1986 comme une anomalie, et la république héréditaire qui formalisa cette crise comme une forme bâtarde de pouvoir, super-imposée d’en haut ou du dehors à la structure sociale haïtienne, par la simple force des armes, est pour le moins simpliste, au pire dangereuse.  De même, tout analyse de la formation sociale haïtienne qui ne peut formuler une théorie de la genèse de cette forme de pouvoir, au-delà des attributs personnels, nous condamne à répéter le duvaliérisme” (Trouillot 1986: 16).

Au lendemain du 7 février 1986, la paysannerie, comme toutes les classes sociales en Haïti, se confrontent (lucidement ou non) au mode de fonctionnement des relations de pouvoir qui est en vigueur dans la société. 


Le duvaliérisme a pénétré puissamment la culture parce qu’il s’est imposé de façon totalitaire comme axe central de définition de la personne et des groupes sociaux et religieux.  Aujourd’hui encore, l’Haïtien, à Port-au-Prince ou ailleurs dans le pays, en est réduit à s’affirmer par rapport à cet axe central d’identité. Il se définit au dedans de cette forme de relation ou se définit en tenant une position d’opposition ou de transversalité ou de rupture ou de connivence déguisée ou de bordure. Qu’importe la nature de son affirmation, elle est contrainte de se définir par rapport à cet axe qui totatlise les identités.  Le totalitarisme absorbe les individualités (personne ou groupe), et les hommes de pouvoir qui s’appuient sur cette forme pour gouverner la conduite des autres craignent au plus haut point la pluralité des êtres.  Dans cette perspective de crainte, le duvaliérisme a imaginé des dispositifs de pouvoir capable d’annihiler les possibilités mêmes de l’émergence de formes pouvant se définir hors de son idéologie.  Ainsi, l’opposition à l’ordre duvaliériste peut certes le renverser mais il n’est pas encore l’indication d’une métamorphose sociale et culturelle.

dimanche 8 décembre 2013

CLIN-D’OEIL SUR L’HISTOIRE D’HAÏTI - Période 1957 à nos jours

Le Paraître en Haïti

En tant que technique de relation de pouvoir, le paraître ou la semblance codifie l’accès à une position de “maître”.  La classe sociale, la scolarité, la proximité sociale avec le pouvoir en place ou en opposition, l’argent, la maîtrise du français en place ou en opposition, l’argent, la maîtrise du français et de sa rhétorique, la couleur de la peau et la “possession” de plusieurs femmes pour l’homme sont les principaux attributs du paraître: “L’apparence est donc ce qui est premier par rapport à nous seuls et ce qui amorce la démarche a posteriori; et pourtant l’être sans le paraître, ne serait que ce qu’il est, à savoir Esse nudum, terne substance et réalité méconnaissable.  Le paraître donne à l’être de l’éclat, mais ce n’est pas lui qui fait être l’être; le paraître ne rend pas juste la justice, ni raisonnable la raison ni vraie la vérité, il fait seulement qu’elles en aient l’air et la réputation, et que tout le monde les reconnaisse pour telles”  (Jankélévitch 1980: 15).

Dans son petit livre Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien, Jankélévitch (1980) montre comment procède le paraître pour subjuguer.  Ces attributs du paraître instrumentent l’art de simuler, l’habileté d’avoir l,air de, le charme des bonnes manières, la flatterie, l’adresse de crocheter l’acquiescement en vue d’une domination.

Quand Hurbon nous dit que : Seule l’ambition du pouvoir confère à l’intellectuel son essence véritable” (1987:46), il resitue l’intellectuel haïtien dans son adéquation au paraître en tant que technologie de pouvoir.  Ce n’est pas tant la connaissance avec sa possibilité de pousser le regard vers la critique de l’État ou de la culture qui intéresse cet intellectuel mais plutôt le succès de sa quête de pouvoir.  Ceci nous rappelle, comme je l’ai décrit précédemment, comment la scolarisation des enfants de la paysannerie s’insère dans cette représentation.  Elle permet, en effet, d’agrandir la sphère des échanges symboliques.  Depuis 1986, les luttes internes entre les différentes classes sociales visent à prendre pied dans un processus de décolonisation et, pour y parvenir, elles privilégient la voie de la démocratie.  Toutefois, ces luttes se heurtent aux politiciens de tout acabit, qui tiennent une rhétorique impeccable sur les changements à effectuer.  Ce grand vide entre la parole et l’action, décrié par les Haïtiens eux-mêmes, appartient et à cet ordre du paraître, à l’épaisseur du vernis sur lequel glisse le réel.

L’histoire d’Haïti est sillonn;e d’ingérences multi-formes de la part de l’Occident. Et celles-ci sont validées par les représentations de la civilisation: la chrétienté contre l’animisme, l’humanisme contre la barbarie et la démocratie contre le totalitarisme.  Même si la chrétienté procède du mépris, l’humanisme d’une violence douce et d’un intégrisme, et la démocratie d’un impérialisme, le Blanc domine toujours.  La quête du pouvoir en Haïti vise un sommet à deux-têtes: la tête blanche et la tête noire.  Les attributs du Blanc sont suffisamment incorporés pour que le pouvoir noir ait l’air blanc.

Le citadin a facilement accès à cette catégorie de techniques de relation de pouvoir. L’infrastructure du système d’éducation est centralisée dans la ville: “on compte 1500 écoles urbaines contre 500 écoles rurales, alors que la campagne comprend 80% de la population: (Hurbon 1987: 32).

Le fonctionnement de ce dispositif de pouvoir s’observe aussi dans le choix de la forme culturelle de la modernité effectuée par les technocrates haïtiens et les membres de la bourgeoisie locale.  Les règles du paraître “civilisé” ou “cultivé” font de la culture occidentale exercée en Haïti, une culture conservatrice et intégriste des valeurs qui, en Occident même, sont vacillantes et remises en question par une couche médiane de la culture occidentale.  Aussi le duvaliérisme semble avoir exacerbé ce paraître en faisant de la corruption un dispositif fondamental dans le maintien de son pouvoir.  “L’ordre du simulacre” (Hurbon 1987) est la règle première du fonctionnement de l’appropriation des richesses et des privilèges:  “Ce qui caractérise l’État Duvaliérien, ce n’est donc pas nécessairement le degré de corruption administrative.  La différence Duvalier, c’est plutôt que la disparition totale du principe d’efficacité laissait le champt tout à fait libre à la corruption généralisée.  La corruption devint le seul principe, la seule raison d’être de la machine administrative.  Et elle gagna, de ce fait, une rentabilité politique jamais égalée jusqu’ici: elle garantit le support inconditionnel des fidèles du régime : (Trouillot 1986: 193).


On ne peut parler de cette technologie du paraître en dehors de l’idéologie de la couleur qui fait de la couleur blanche la représentation du “civilisé”.  En Haïti, il n’est pas rare d’entendre des paroles de mépris, mais aussi l’expression d’une fascination face à l’étranger, de ce Blanc à qui on rappelle sans cesse sa couleur: “Blan, blan” qu’on lui crie avec désinvolture, tout au long de son chemin.  Cette insistance à lui rappeler sans cesse qu’il fait tache blanche sur le noir rend compte de la différenciation sociale qui s’effectue à partir de la couleur de la peau et qui obsède le Noir dans sa relation avec le Blanc. Le processus de décolonisation se heurte encore à la représentation haïtienne des attributs corporels du Blanc.  Ces cheveux perçus comme bèl cheveu, bon tèrin (bon terrain), byen soti (bien sorti) revêtent une qualité supérieure parce qu’ils se rapprochent du cheveu du blanc : lisse et fin.  La couleur des yeux, la couleur de la peau, des traits faciaux passent par la grille blanche et sont signes de beauté, particulièrement chez des hommes de pouvoir.  Le corps n’est pas le seul moyen de blanchissement et Labelle (1978) a montré que l’aménagement de l’idéologie de couleur dans le cadre de sa fonction discriminante se combine à d’autres attributs: l’argent, le nom, le degré de scolarité, et pour l’homme des maîtresse blanches.

samedi 7 décembre 2013

CLIN-D’OEIL SUR L’HISTOIRE D’HAÏTI - Période 1957 à nos jours

Une position de parole

En Haïti, la forme impérative est d’usage lorsqu’on s’adresse à quelqu’un d’inférieur.  “Tout moun pa moun”: “Il y a des personnes qui ne sont personnes”.  On retrouve dans ce proverbe haïtien une position de parole qui reflète la hiérarchisation de l’espace social.  “Tout moun pa moun”  rappelle la relation maître-esclave où le premier se pose comme sujet et procède de l’objectivation du second, rendant possible son exploitation.  Il y a des êtres et des non êtres et entre ces deux catégories extrêmes se situent des modulations de la voix selon un ensemble de critères qui fixent les règles de différenciations sociales.  Une personne interpellée par quelqu’un qui se sent supérieur, parce qu’il détient des attributs de la représentation du pouvoir, est interpellée dans un langage impératif; le ton se module du doux au sec et du chaud au froid, selon la distance psycho-sociale et économique qui existe entre ces deux personnes.

La soumission de la paysanne et du paysan à la forme impérative s’exprime par l’acquiescement résigné, par un oui étouffé et difficilement audible.  Le regard de la soumission est tourné vers le sol et fixe la béance d’un je-ne-sais-quoi manquant qui place ce pa moun dans un “nulle part”. Le paysan et la paysanne qui ne sont rien dans ce tableau hiérarchique, obéissent et gardent en secret leur révolte pour toujours, pour demain.  La crainte des mots, des armes et de la magie les retiennent dans leur silence pour maintenant, pour hier.

La société haïtienne a imaginé des pratiques qui permettent à une bonne part de la population de passer à l’acte de son fantasme du maître.  Dans un style actualisé, la population pauvre est toute désignée pour occuper la position de l’esclave.  Deux formes de travail domestique existent en Haïti: le domestique à qui l’on donne un maigre salaire et le restavèk qui transforme un enfant du groupe parental en domestique.

Ainsi, dans la recherche de solutions aux problèmes de survie, les paysans pauvres acceptent de confier un ou deux de leurs enfants à des membres de leur famille plus fortunés.  Des enfants de dix ans deviennent ainsi des restavèk.  En échange de sa soumission aux exigences et caprices de ses “bienfaiteurs”, le restavèk reçoit de quoi se nourrir, se vêtir, et surtout la possibilité de fréquenter l’école.  Généralement la nourriture, le vêtement et l’école sont de qualité médiocre et il cumule leçons et travaux domestiques.  Le restavèk se doit d’être totalement disponible pour faire les mille et une commissions de la maisonnée, surveiller les enfants et réaliser les travaux domestiques.  Chaque jour de la semaine, du lever au coucher, le temps est marqué par la présence d’une parole distante et impérative face à laquelle il n’a qu’à obéir.  Toute forme d’insubordination du restavèk de même que ses échecs scolaires (souvent liés au fait qu’il a trop de travail) sont durement et froidement réprimandés. Il n’est pas rare d’assister à des corrections violentes où la rigwaz vient lui rappeler la nécessité de sa soumission.

Dans le contexte haïtien, la façon de traiter la domesticité, sous forme dure ou douce, tient lieu de dispositif social et symbolique qui permet de maintenir et de reproduire le fantasme du maître.

Dans l’Intimité de la maison, démocrate ou duvaliériste, médecin ou infirmière, agent de santé ou chauffeur de taxi, tous ont cette permission sociale de jouir de cette toute-puissance du maître, de réduire à l’état de non-être le paysan ou le citadin pauvre.  Ce dispositif social permet non seulement la reproduction du fantasme du maître mais rend nécessaire la production de la pauvreté.

La production de la pauvreté c’est aussi la production d’une sous-culture régissant les codes de la perception, de l’interprétation, et les stratégies d’action des exploités.  Une sous-culture de la pauvreté et une sous-culture haïtienne avec leurs affrontements sporadiques.


De l’intimité de la famille à la vie publique des institutions nationales, il y a une complicité collective, coercitive ou non, de se tenir dans des rapports à soi, au monde, aux esprits et à Dieu qui répètent le drame d’origine: l’esclavage et la colonisation. La position du paysan dans son rapport au citadin riche, de la femme dans son rapport à l’homme, de l’enfant dans son rapport à l’adulte, du hounsi dans son rapport au houngan, du militant dans son rapport au chef de parti politique, de l’étudiant dans son rapport au prêtre catholique, du protestant dans son rapport au pasteur et du soldat dans son rapport au colonel, est régie par les mêmes codes que ceux qui maintiennent la complémentarité de la soumission et de la domination.  C’est une pratique historique des relations qui fonctionnent encore très bien dans le processus d’émiettement des institutions.

lundi 2 décembre 2013

CLIN-D’OEIL SUR L’HISTOIRE D’HAÏTI - Période 1957 à nos jours

Duvalier et le pouvoir

Dans le passage du totalitarisme haïtien vers la démocratie, les discours politiques de 1986 à 1998, pointent du doigt un coupable.

Duvalier est un nom propre ou, mieux encore un nom d’auteur qui caractérise une période historique et une éthique sociale, économique, politique historique et une éthique sociale, économique, politique et religieuse.  Ce nom propre est une production haïtienne, elle relève d’une pratique historique d’auto-colonisation.  Ce nom fait référence à des codes culturels qui régissent une manière de faire et de dire les relations à soi, au monde, à Dieu et aux esprits qui impliquent un mode d’existence.

L’analyse du fonctionnement des pratiques d’exclusions rend compte de marquages sociaux discriminatoires qui sont toujours fortement opérants en Haïti. Une rupture avec ses pratiques s’amorce, mais elle est encore partielle car l’Autre (celui qui porte le nom de duvaliériste ou de l’étranger) est réductivement désigné comme producteur des problèmes socio-politiques. Dieu, le diable, les loa, les ancêtres et le Père sont les souverains qui gouvernent les conduites.  La notion d’individualité (personnelle et collective), qui induit une responsabilisation de la personne et de son groupe dans la production de leurs conditions d’existence, est absente en Haïti.  Elle est absente parce que la souveraineté du sujet, qui est aux fondements de la démocratie, se réalise en détrônant ces figures dirigeantes de leur position d’autorité absolue.  Les détrôner ne signifie pas leur négation, mais une redistribution du pouvoir dans laquelle le sujet individualisé (personne ou groupe), s’affirme souverain de son devenir.

Il existe un marquage social qui divise profondément le pays en deux espaces où l’un fonde son affirmation sur l’exclusion de l’autre.  Le citadin et le paysan sont, dès leur naissance, renvoyés à leur lieu d’origine; leur baptistère fixe leur place dans la société et leur position de parole.  Cela rappelle l’époque de la colonisation où les esclaves eux-mêmes avaient mis en place une technique d’affranchissement du maître.  L’esclave fraîchement arrivé d’Afrique (bossale) était considéré avec mépris par l’esclave créole né dans le pays.  Une division sociale entre ces deux catégories d’esclaves prenait forme dans des pratiques d’asservissement par lesquelles le créole dominait le bossale.  Cette division reformulée après l’Indépendance existe toujours avec la catégorisation opposant la ville à la campagne.  Aujourd’hui et hier, les Haïtiens maintiennent et reproduisent des pratiques d’asservissement qui relèvent des représentations du “Noir” héritées du “Blanc” de l’ère coloniale: l’analphabète, le barbare, le superstitieux, le païen, le sans-éducation et le pauvre. Cette inscription dans le registre civil normalise l’isolement de la paysannerie dans son rôle de conservateur des codes culturels pour lesquels la société haïtienne ressent un grand attachement mais qu’elle n’affirme pas internationalement.  Cette inscription normalise aussi l’isolement du citadin dans sa position et son rôle de représentation et d’intégration de l’ordre colonial.  Ce “paysan” inscrit dans le baptistère est un des dispositifs des relations de pouvoir qui favorise un processus d’auto-colonisation.

La société haïtienne est extrêmement hiérarchisée; il y a toujours quelqu’un en dessous de quoi que l’on peut utiliser (objectiver) et quelqu’un au-dessus de soi, à qui l’on se soumet.  La crise socio-politique en Haïti met en évidence une aliénation dans le fonctionnement des relations de pouvoir et dans la logique qui fonde les critères de la hiérarchisation sociale.  Il y a aliénation parce que les relations fonctionnent sur un mode annihilant et maniéré. 


Il ne faut pas oublier que celui qui se comporte en “maître” est d’abord l’esclave d’un autre.  Ces personnes appartiennent à des groupes, des lignées, des clans ou des confréries, à l’intérieur desquels elles font l’apprentissage des formes de relations maître-esclave.  Le maître en puissance est maître parce qu’il a d’abord intériorisé les attributs de l’esclave et qu’il accepte aussi de se soumettre aux diktats d’un maître; qu’il soit Homme, Dieu ou esprits.  Ainsi, même dans les termes de leur opposition, le maître et l’esclave (l’exploitant et l’exploité) fonctionnent en se basant sur les même codes de conduites et par ce fait participent de la même culture relationnelle.  Il n’y a plus de complémentarité entre le maître et l’esclave dès qu’il y a des brèches profondes et totales dans leur culture relationnelle. (SIC)