vendredi 19 juillet 2013

MISÈRES DU DÉSIR - CHAPITRE IX

CHAPITRE IX

Pourquoi s’en faire tant.  Tout être humain est processus. Il se renouvelle continuellement.  Même s’il conserve des attaches et une fidélité à son passé, il plonge sans cesse ses racines de sa vitalité dans son présent.  C’est bien inscrit dans le présent qu’il perçoit, pense, imagine, éprouve et ressent.  Ce qu’il percevait, pensait, imaginait, éprouvait et ressentait il y a dix minutes n’existent plus.  Ce qui existe, c’est le présent même s’il conserve ses liens au passé.  Justement parce qu’il est processus, donc, sans cesse en mouvement, l’être humain ne peut pas s’enfermer dans son passé.

Or, si l’angoisse existe c’est parce que ce processus s’arrête.  La personne cesse son mouvement.  Elle se paralyse l’intérieur et se pétrifie le vivant.  Et Raùl a continué à plaider sa cause.  Il a fini par s’endormir en lui promettant de lui laisser le temps “de dire oui”. Elle a ri, n’a rien ajouté, mais elle n’a pas fermé l’oeil depuis.

Elle a marché dans Madrid pendant des heures, elle a repassé le film de toute sa vie, pensé à son avenir et décidé de dire oui. Elle restera quelques semaines ici avec lui.  Ils auront ainsi le temps de mieux se connaître avant de faire des projets.  Et ils se retrouveront à Montréal plus tard.  Oui, voilà c’est tout.  Elle a décidé de dire oui. Et maintenant, elle court sous la pluie. Elle court pour ne pas rebrousser chemin, parce qu’elle a peur de s’enfuir loin du bonheur qui lui a tourné le dos si longtemps.  Elle court pour atterrir dans ses bras et lui crier son “oui”! son coeur crie après sa présence, aspire à son regard sur elle, créateur de sa sécurité.  Elle sait l’anxiété qui lui mord le ventre quand elle est trop longtemps sans entendre sa voix.

Essouflée, mais souriante, elle traverse la piazza España et s’engrouffre dans la Via del Condotti. Elle aperçoit déjà les fenêtres de l’édifice, mais s’arrête brusquement.  Son sang se fige, ses mains se glacent, son coeur bat à se rompre. Le choc la fait tituber, elle s’agrippe à la façade de pierres derrière elle et abaisse un peu son parapluie pour se dérober aux regards.  Sa bouche s’assèche, mais ses yeux sont déjà remplis de larmes.  Elle tremble de la tête aux pieds, mais ne peut détacher son regard de la scène.

De l’autre côté de la rue, Raùl Jimenez qui sourit, qui braque un regard tendre dans les yeux d’une jeune femme de vingt ans plus jeune. Il l’a attirée contre lui et la serra dans ses bras.  Il se détachent un peu et rient, du bonheur plein les yeux.
  • Alors oncle Marcello a dit à Paulo d’aller se faire voir ailleurs!
  • Raùl rit de plus belle et enlace Maria qu’il reconduit vers la voiture.  La jeune femme appuie sa tête contre son épaule.
  • C’est très bon de te revoir Raùl.
  • Je suis content aussi de revoir ma petite soeur!  Allez, à demain.
Raùl referme la portière de la voiture qui s’éloigne aussitôt.  De l’autre côté de la rue, une silhouette....il regarde un peu mieux, il a cru reconnaître......Mais il tourne les talons tandis que la silhouette disparaît.  Ça ne peut pas être Hélène puisqu’elle avait rendez-vous ce matin. Il pense à elle.  Il a si hâte à ce soir pour la retrouver.......
  • Mais c’est impossible! Il s’agit certainement d’une erreur!
  • non Monsieur, je suis absolument certain, je suis désolé......
Raùl tourne le dos à l’employé de l’hôtel et sort de l’immense hall en courant pour s’engouffrer dans le premier taxi.  La nuit va bientôt tomber mais les rues de Madrid sont toujours aussi encombrées.  Impatient, Raùl descend deux rues d’avance, il préfère marcher, courir plutôt que de se sentir coincé dans l’embouteillage.
  • Carlo? Tu es là?
Raùl a presque arraché la porte de la galerie piazza en l’ouvrant.
  • Mais ne crie pas comme ça
  • où sont-elles?
  • Qui ça?
  • Hélène et Odette!
  • À cette heure là?  Sans doute à l’aéroport.....non, en fait elles sont déjà dans l’avion, il décollait à 20h
  • Quoi? Comment ça,  à 20h? Mais elles ne devaient partir que dans deux jours!
  • Je sais, je n’ai pas très bien compris....Odette a dit qu’elles avaient fait le tour et qu’elles avaient hâte de rentrer.  Comme elles ont pu avoir un vol ce soir.....
  • Et pas de message?
  • Comment, un message?
  • Je ne sais pas, moi!  Elle n’a rient dit à mon sujet? Ça fait une heure que j’attends Hélène au resto.....
  • Dis donc, toi, tu ne te serais pas un peu amouraché?
Raùl s’effondre sur une caisse en bois.
  • non Carlo, c’est pire que ça.........

Visée des oeuvres, la salle d’exposition dénudée semble froide et immense.  Les sons y font écho.  Une dernière caisse, et Hélène pourra quitter.  Au coup d’oeil à sa montre.  Elle sera à l’heure à son rendez-vous au bureau de Martine, son amie gynécologue.
  • Alors, c’est fini?
Odette passe la tête par l’embrasure de la porte de son bureau.
  • Oui, je pars. On se voit demain.
  • Non, attends! On va prendre un verre avec Lucie, tu viens avec nous?
  • Merci, j’ai rendez-vous.
  • Bien sûr!
  • Ne fais pas la tête, j’ai vraiment rendez-vous.
  • Écoute, Hélène, j’ai respecté ton silence. Je ne t’ai posé aucune question, comme tu me l’avais demandé. Je n’ai rien dit sur tes yeux rougis du dernier jour à Madrid, sur ton silence pendant tout le vol de retour et sur ton air abattu des dernières semaines, mais ça ne peut pas continuer comme ça.  Tu te ronges, tu as mal et tu gardes ça pour toi.  Qu’est-ce qui s’est passé, Hélène?  Qu’est-ce qui s’est passé avec Raùl?
Hélène laisse tomber son sac à ses pieds, s’appuie contre le mur et baisse les yeux.
  • Je n’ai pas envie d’en parler, mais tu as raison. Je te fais endurer mes humeurs, tu as bien le droit à une explication.  Je me suis fait avoir, c’est tout.  L’amour, l’amour que de misère à le saisir.
tous mes mots, tous mes cadeaux, toutes mes fleurs, tous mes gestes quelles que soient leur diversité et leur quantité, n’arriveront jamais à épuiser la signification et l’expérience de ce que je ressens en moi pour lui et que j’appelle amour.  Malgré la joie de nos rencontres et l’éclatement de nos intimités, je reste si fondamentalement seule avec mon amour que je n’arriverai jamais à tout le dire.
L’amour conserve donc jusqu’à un certain point cette incommunicabilité qui ne peut pas être due à autre chose qu’à sa naissance à l’intérieur du coeur d’un être fondamentalement seul et séparé, l’être humain. Or, il y a tout lieu de penser que cet aspect croît à mesure que l’amour grandit.  Plus la personne aime, plus elle ressent la solitude d’être incapable de tout dire son amour qui gonfle en elle et cherche encore plus à se dire.  Si elle n’accepte pas sa solitude comme lieu d’incubation de son amour, elle risque de la rétrécir à sa communicabilité.  L’amour ne pourra pas alors bénéficier de tout l’espace dont il a besoin pour croître. Il est même possible de dire que l’amour exige la solitude.
  • Tu vois à mon âge et je suis assez naïve pour ne pas faire la différence entre une aventure de voyage et une histoire d’amour. C’est tout. Ça va me passer, ne t’en fais pas.
Il me disait de belles phrases qui m’érotisaient il me disait ceci : 
“Quand je t’offre des fleurs Hélène, je sais vraiment que même tout le jardin ne suffirait pas à t’exprimer le ronronnement de mon coeur pour toi! Ces fleurs ne célèbrent qu’un tout petit coin de ta beauté.  Celle que je garde au coeur est tout aussi grande que ma contemplation de toi.  Pour rien au monde, même pas pour rester en ta présence, je ne veux sacrifier la moindre petite partie de l’amour que j’éprouve pour toi.
  • Mais ça ne tient pas debout!  J’ai vu Raùl avec toi.  Ça n’était pas du tout une aventure.  C’était beaucoup plus que ça.  Bon, j’avoue que les choses allaient un peu vite, mais j’ai vu cet homme te regarder et je suis certaine qu’il est amoureux de toi.
  • Alors, dis moi ce qu’il faisait dans les bras d’une autre ce matin-là?
  • Où ça?
  • Si tu veux tout savoir Raùl m’avait demandé de rester à Madrid quelque temps avec lui.  Ce matin-là, je courais pour aller lui faire la surprise. J’avais décidé d’accepter.
Sur ces mots, Hélène ramasse son sac et sort, le geste lent et las.  Deux heures plus tard, dans le pénombre de sa chambre, elle s’effondre en larmes sur son lit et finit par s’endormir. Quand sa nièce entre dans la chambre, elle ramasse un papier tombé près de sa tante qui dort encore.  Son coeur s’affole. Il s’agit d’une ordonnance pour une mammographie. “Mon Dieu! Ma tante!”
Le vent apporte des effluves de lilas et de terre mouillée, même en plein coeur de la ville.  Quand le soleil s’en mêle, Montréal à la fin de mai est un pur délice que Odette déguste et hume en regrettant d’être déjà arrivée à la porte de la galerie qu’elle pousse joyeusement.
Luce, son assistante, occupée avec un couple de clients, lui décoche un regard indiquant le fond de la galerie.
Intriguée, Odette se rend dans la deuxième salle d’exposition.  Elle s’arrête sur le pas de la porte.  Cette carrure.....
Raùl? Raùl Jimenez?
Raùl se retourne et lance quelques flammes de son regard. L’impulsion est si intense que Odette recule d’un pas.
  • C’est bien moi
  • Je suis bien contente de vous revoir. Il y a longtemps que vous êtes à Montréal?
  • Je suis arrivé hier, Odette, je suis venu......je veux.....bon sang....je veux comprendre.  Enfin, pourquoi?  Pourquoi Hélène s’est elle enfuie de Madrid, sans un mot d’explication? Pourquoi?
  • Raùl, je crois que tout cela ne me regarde pas.  Vous devriez régler ça avec Hélène.
  • Je veux bien, mais encore faut-il que je puisse la trouver.  Elle ne travaille pas ici avec vous?
  • Oui, non, c’est-à-dire....elle est chez un client en ce moment, elle repassera sans doute en fin d’après midi.  Écoutez, Raùl.....ce serait peut-être mieux de......
  • Non, vous, écoutez-moi.  Pas un instant depuis que j’ai revu Hélène le lendemain de votre arrivée à Madrid, pas un instant je n’ai cessé de penser à elle.  Je ne voulais pas ça.  Je n’ai jamais voulu tomber amoureux.  Non, ne souriez pas. J’aime les femmes, les aventures.  Mais l’amour, non merci, trop menaçant pour ma liberté, vous comprenez? Mais je n’ai plus la liberté, plus de vie sans elle!  Je suis amoureux fou et j’ai l’intention de me battre pour pouvoir vivre avec elle.  Je ne comprends pas ce qui s’est passé, mais je crois le deviner.  J’avais demandé à Hélène de rester à Madrid avec moi pour quelques semaines et elle devait profiter de la journée où j’étais à Cadiz pour mûrir sa réponse.  Elle a préféré fuir plutôt que de me dire non.  Et ça, c’est une raison suffisante pour que je me batte.  Car si elle n’était pas amoureuse de moi, elle n’aurait pas eu besoin de fuir.  Elle m’aurait dit non, tout simplement.  Pour une raison que j’ignore, elle refuse le bonheur, et moi je refuse d’abandonner.  Alors, si vous êtes son amie, vous allez m’aider.  Je vous en prie, Odette.....
Odette en a le souffle coupé.  Quelle passion dans cet homme!  Et quelle tirade!  Elle est ébranlée, mais elle hésite, elle sait que Hélène lui en voudra certainement, qu’elle croira à une trahison.  D’un autre côté, elle sait aussi que son amie ne vit plus depuis le retour de Madrid.
  • C’est à cause de cette femme qui était avec vous...je ne devrais pas vous en parler, mais.....Hélène vous a vus ensemble ce matin-là.
  • Une femme? Quelle femme? Il n’y a pas d’autre femme!
  • Elle s’est rendue à vos bureaux ce matin-là, elle voulait vous faire une surprise et elle vous a vu enlacer une femme sur la rue.  
Les yeux de Raùl s’agrandissent.
  • Ah! Mon Dieu!  Ce n’est pas vrai! Ça ne peut pas être aussi bête que ça! C’est ma soeur!  Ma petite soeur qui rentrait d’un séjour de plusieurs mois à Boston!  Elle s’était arrêtée quelques minutes en venant de l’aéroport......
  • Je.......
  • Ta soeur? C’était ta soeur?
Odette sursaute et pousse un petit cri, tant la voix de Hélène derrière elle la surprend.
  • Hélène!
Sur la pointe des pieds, Odette quitte la salle dont elle referme les larges portes.  De l’autre côté de la cloison, Raùl et Hélène, geste après geste, mot après mot, s’expliquent, pansent leurs blessures, retrouvent le chemin du coeur.  Elle s’était crue trahie, bernée, il s’était cru trahi, abandonné, alors qu’ils ne s’étaient qu’aimés.
  • Mais enfin, tu m’avais dit que la mammographie n’était qu’un test de routine!
  • Écoute, une biopsie aussi et nous serons ainsi fixées.  Dans la grande majorité des cas, le truc est bénin et n’a aucune conséquence, mais mieux vaut être prudent, c’est tout.
Hélène triture les courroies de son sac à main.  Elle n’arrive pas à croire que la vie lui joue ce mauvais tour.  Elle n’est vraiment pas douée pour le bonheur et l’amour, même lorsqu’il est au rendez-vous.
Raùl est à Montréal que depuis trois semaines, trois merveilleuses semaines, où ils ont appris à se connaître, où ils ont osé tous les deux croire au bonheur et le conjuguer au présent et au futur, et voilà que Martine lui parle de masse, du tumeur, de biopsie.  Voilà que le spectre du cancer.....Gagner du temps.  Elle doit gagner du temps. Raùl la presse de rentrer à Madrid avec lui.  Ils doivent d’abord aller à New York pendant quelques semaines et puis.....Elle voit bien qu’il n’y pas d’issue. Un amour impossible, voilà ce que c’est.
  • A quoi penses-tu, Hélène? Je t’en prie, ne t’en fais pas, ça ira bien.
  • Je n’ai peut-être pas le cancer, mais il y aura d’autres inquiétudes de santé, il y aura toujours quelque chose qui me rappellera que ce n’est plus de mon âge.
  • De quoi parles-tu?
  • De l’illusion du bonheur. Oublie ça, tu ne pourras pas comprendre.
  • J’aurais préféré que tu viennes avec moi.
  • Je t’en prie, on a déjà discuté de tout cela.  Je te rejoins à Madrid dans un mois.  Allez, embrasse-moi, c’est le dernier appel.
Raùl caresse les lèvres d’Hélène avec l’index et le pouce des deux mains. Puis elle lui décrit ses sensations. Il masse et caresse chaque sein d’Hélène entre ses mains; puis il les embrasse et les suce. Hélène garde le corps détendu. Elle inspire profondément par la bouche en faisant circuler les sensations dans le corps. Puis elle décrit ce qu’elle ressent. Il caresse son ventre jusqu’au vagin. Il écarte les lèvres vaginales et caresse légèrement son clitoris et elle décrit ce qu’elle a ressenti.
Pendant l’acte sexuel, Raùl est devenu une femme dont le vagin s’ouvre et reçoit, tandis qu’Hélène devient un homme dont le pénis pénètre et donne.
Leurs bruits, les grognements, les griffures, les chatouillements, les rires et les larmes étaient plus érotiques en amour que les mots. Les mots, pour être érotiques, étaient sortis de leur contexte habituel : par exemple : murmurer des tendresses à l’oreille de l’autre dans une langue étrangère – incompréhensible – d’une voix capiteuse, ou répéter son nom ou une phrase comme une litanie passionnée, sur des octaves différentes.  Le jeu des baisers où l’on crache, suce, échange la salive est bénéfique et érotique pour Raùl, le nez et la lèvre supérieure d’Hélène sont aussi sensibles et érogènes que son clitoris. Raùl a su réveiller le sexe d’Hélène quand il l’embrasse sur la bouche en expirant dans ses poumons.


mardi 16 juillet 2013

MISÈRES DU DÉSIR - CHAPITRE VII ET VIII

CHAPITRE VII
Depuis quelques bonnes minutes, des valises de toutes les couleurs défilent sur le tapis roulant. De temps à autre un voyageur, l’air soulagé, en retire une d’un geste ferme. Hélène fixe le tapis, prise entre une irrésistible envie de dormir et la frénésie de se retrouver dans les rues de Madrid dans moins d’une heure.
-Hélène! Là-bas! La valise brune!
De l’autre côté du carrousel, Odette lui fait de grands gestes. D’un bond, Hélène s’élance sur une énorme valise brune et la hisse avec peine sur le chariot. Ne manque plus que sa valise.
-Señora, Señora.
-Pardon?
Hélène fixe l’homme qui se tient devant elle et reste interdite. La quarantaine avancée, mais fort bien conservée, la silhouette imposante, la posture déterminée, d’abondants cheveux noirs un peu ondulés, le teint légèrement cuivré, des yeux de feu et un sourire à faire damner une sainte. « On dirait une apparition! ». Hélène ne peut s’empêcher de sourire, elle se sent comme une adolescente qui vient d’apercevoir une rock star. Il faut bien l’admettre : c’est sans doute le plus bel homme qu’elle a approché de toute sa vie! Elle a beau bouder son plaisir depuis des années, difficile de rester insensible à une telle prestance!
-Vous parlez français? Je m’excuse, madame, mais je crois que vous avez ma valise…
Le ton légèrement ironique, le sourire encore plus prononcé et l’accent absolument délicieux!
-Ah! Non, c’est la valise de mon amie.
-Mais je…
-Tu l’as ramassée? Oh Hélène! Ce n’est pas ma valise.
Odette vient de la rejoindre.
-Ah bon! Ce n’est pas la tienne?
-C’est justement ce que je disais à madame…
-Ah, mon Dieu!
Odette a à peine murmuré son exclamation, mais Hélène l’a entendue et craint un fou rire. Connaissant le penchant de son amie pour les beaux hommes, surtout les Méditerranéens, elle imagine un peu la suite. Mais tout se règle assez rapidement, l’homme semblant pressé! Les valises sont dûment récupérées et, sur un charmant baise main, l’homme prend congé des deux amies.
-Encore désolée pour l’erreur…
-Mais se faire dérober quelque chose par une aussi jolie femme est un plaisir, madame.
Et le bellâtre s’éloigne à grandes enjambées.
-Et bien, dis donc, pour une femme délaissée, tu as l’œil!
-Odette, arrête un peu! J’ai vu une valise brune, j’ai sauté dessus, c’est tout. Allez, grouille, j’ai envie d’une bonne douche et d’un lit!



Ici dans cette longue rue étroite bordée de hautes maisons anciennes, les plus belles boutiques de mode de Madrid se succèdent. Hélène n’est pas très « luxe », mais comment ne pas frissonner de plaisir devant autant de raffinement?
Elle s’arrête devant la vitrine des cuirs Beltrami Cette fois, elle ne peut s’empêcher, elle qui aime tant le cuir. Dans la boutique, l’odeur de la peau tannée et du bois aiguise son plaisir. Les objets y sont hors de prix, mais chacun est un bijou de réalisation, une perfection. Elle s’attarde un peu et se résigne à sortir les mains vides.
L’impact du choc la fait vaciller. Elle attrape la bordure d’une étagère juste à temps, tandis que l’homme qu’elle vient de heurter de plein fouet dans la porte la rattrape par le bras.
-Je suis désolée, je ne regardais pas, je…
Hélène s’arrête, stupéfaite. Devant elle se tient l’inconnu de l’aéroport. L’homme à la valise brune et au sourire assassin.
-Ça va? Pas trop secouée?
-Ça va! Je m’excuse, j’étais absorbée par les beaux objets…
-Vous aimez?
Il esquisse un geste vers les étalages de la boutique.
-C’est magnifique! Bon, eh bien… bonne journée.
Il s’écarte pour la laisser passer, mais la rattrape dès qu’elle est sur la rue.
-Señora, mais vous avez d’abord tenté de me voler ma valise, puis failli me faire débouler dans la rue, je crois que cela vaut bien un café, non?
Les traits virils dégagent une sorte de puissance, le regard est flamboyant, mais la mimique est tout à coup copine, presque enfantine, et le sourire… Hélène rit de bon cœur.
-Oui, je crois que je peux bien vous offrir un café!
-Ah non, Señora! C’est moi qui vous invite. Je vous l’ai dit : venant de vous, même le vol serait un plaisir…
Il ne lui laisse pas le temps de répondre, lui offre le bras et l’entraîne au bout de la rue.
-Comme c’est beau!
Hélène s’est arrêtée brusquement. Des milliers d’azalées de toutes les teintes de rouge; d’énormes bouquets partout et sur chaque marche de l’imposant escalier qui apparaît au fond de Piazza de España et qui grimpe jusqu’à l’église de la Trinité des monts.
- Piazza de España, l’une des plus jolies places de Madrid. C’est maintenant la fête du printemps, d’où les azalées.
-C’est magnifique!
Hélène en frissonne d’émotion. Les façades du XVIe et du XVIIe siècle. La majesté de cet escalier baroque aux immenses paliers, ces milliers de fleurs qui le bordent, la  foule qui flâne autour de la fontaine, le soleil caressant de mai, les petits marchands ambulants, tout contribue à faire de cet endroit un enchantement.
-Venez! Je vous emmène au Café Greco. L’endroit est pittoresque.
Une parenthèse, une sorte de bulle hors du  temps? Hélène n’arrive pas à saisir ou à définir nettement ces instants. Une sorte de flottement. Elle est assise, là, devant un homme charmant qui lui fait d’ailleurs du charme, dans l’un des cafés les plus branchés de Madrid, en plein printemps méditerranéen. L’impression d’être dans un film. Soudain, la vie bien rangée de femme exemplaire et délaissée lui semble très lointaine et les perspectives qui s’offrent à elle, un peu déroutantes.
L’inconnu se nomme Raùl Jimenez, il a 50 ans, seul célibataire de son clan familial et, comme tous les hommes de la famille de sa mère, il participe aux destinées des cuirs Beltrami qu’il  dirige depuis quelques années.
-Vous êtes libre pour le reste de la journée?
La question arrache Hélène à sa torpeur.
-Non, j’ai rendez-vous pour le travail. Pas loin d’ici sur la Via Del babuino.
-Vous êtes dans le domaine de l’art?
-Oui, comment le savez-vous?
-La via Del babuino est célèbre pour ses galeries.
Et puis, une aussi jolie femme doit fréquenter ce qui est beau!
Le sourire est presque ironique à force de charme. Hélène se secoue. « Réagis, ma fille, allez debout! »
-Merci, M. Raùl Jimenez, ce fut un plaisir…
-Non, ne partez pas si vite, laissez-moi au moins le nom de votre hôtel, un numéro de téléphone… Je pourrais vous faire les honneurs de Madrid.
-C’est gentil, mais notre emploi du temps est très chargé.
-Mais je ne sais presque rien de vous!
-Ah! Vous savez, il n’y a rien de vraiment intéressant à savoir. Tout au plus, il faut éviter de me rencontrer dans les portes ou… les aéroports! Merci encore.
Là-dessus, Hélène sort d’un pas rapide et s’empresse de s’engouffrer dans la Via Del Babuino où elle a rendez-vous avec un galeriste. Tout plutôt que de céder aux charmes de cet homme.

Bien joué, Hélène. Tu vois? Tu as l’œil! Je le savais. Prochain voyage, tu pourras te débrouiller toute seule. Hélène sourit. Elle est assez fière d’elle-même. Il lui a bien fallu quelques minutes pour ramasser ses idées en arrivant chez le galeriste, mais le plaisir du métier a vite repris le dessus et elle a mené son affaire tambour battant.
-Demain, je conclus l’affaire tandis que tu vas chez Nicodemo. On pourrait songer à un événement commun avec des femmes peintres d’ici et de chez nous…
Les deux femmes terminent leur souper en élaborant des projets pour le lendemain.
-Je suis éreintée! Je vais dormir. Tu n’oublies pas : on se retrouve chez Toreador. Tu as noté l’adresse? Tu vas voir : un régal de cuisine espagnole.
Hélène rentre, mais ne trouve pas le sommeil. Le visage de Raùl Jimenez lui revient trop souvent en mémoire à son goût. Elle n’a pas raconté sa rencontre à Odette. Elle redoute la spontanéité de son amie, qui serait bien capable de pires manigances.

D’un geste courtois, le maître d’hôtel lui indique une table près de la fenêtre. L’atmosphère du restaurant est agréable et Hélène est bien contente de pouvoir profiter de quelques minutes d’accalmie avant l’arrivée de son amie. La matinée a été épouvante. La directrice de la galerie l’a prise un peu de haut, elle en a perdu ses moyens et ne s’est pas montrée aussi convaincante qu’elle l’aurait voulu. De plus, elle a à peine fermé l’œil de la nuit et s’est éveillée à l’aube. « J’ai une tête à faire peur! » Elle referme son poudrier et tourne son regard vers la rue. Les badauds, les gens pressés du midi défilent sur la rue vers la Piazza. De l’autre côté de la rue, Odette lui fait signe, flanquée de deux hommes. L’un d’eux est comme prévu, le galeriste Bambino, l’autre, qu’elle ne distingue pas bien, est sans doute son assistant.
-Ça va? On ne t’a pas trop fait attendre? Regarde la belle surprise!
Odette rayonne. Elle s’écarte un peu pour laisser Hélène serrer la main de Bambino, qui lui-même s’écarte laissant apparaître la silhouette et le sourire de Raùl Jimenez qui la regarde sans mot dire, se contentant de sourire.
-Tu te souviens? C’est à lui que tu as failli voler une valise! Une belle coïncidence, non? Je te présente Raùl Jimenez, imagine-toi que c’est un bon ami de Bambino. Il est passé à la galerie et nous l’avons invité à se joindre à nous.
-Enchanté une fois de plus madame. Cette fois, nous aurons le plaisir de faire connaissance.
Hélène lui serre la main et se rassied, en se laissant presque tomber sur sa chaise. Elle se sent rougir malgré elle. Visiblement, Raùl Jimenez semble s’amuser de la situation. Il a tu, semble-t-il, leur rencontre de la veille. Elle lui en est reconnaissante.
Le repas se déroule sur une note légère. Art, design et voyages sont au menu de la conversation. Hélène se défend, se laisse prendre au charme du moment. Raùl s’avère un homme cultivé à la conversation agréable et elle se sent troublée quand il la regarde intensément, chaque fois qu’elle prend la parole. Elle ne sait plus si elle y prend plaisir ou si elle est effrayée par le trouble grandissant que lui inspire cet homme. Mais elle est troublée, ça elle ne peut le nier!
Hélène est sortie la première du restaurant tandis qu’Odette s’attarde aux toilettes et que Bambino s’occupe de régler la facture.
-Je n’ai pas voulu vous embrasser, mais d’avais tellement envie de vous revoir! Aussi, lorsque Bambino m’a présenté votre amie.
Raùl vient de la rejoindre sur le trottoir où l’air frais du soir embaume les parfums du printemps.
-Je vous remercie de ne pas avoir parlé de notre rencontre d’hier.
-Je devrais peut-être me vexer que vous en fassiez l’objet d’un secret.
-Non, je suis d’une nature discrète, c’est tout. Et Odette est adorable, mais elle est…
-Enthousiaste?
Hélène rit.
-Oui, on pourrait dire ça.
-Ah! Ces odeurs de fleurs partout, c’est magique!
Odette vient de sortir à son tour et leur lance à chacun un coup d’œil un peu soupçonneux. Dans la voiture, Hélène ne dit pas un mot. Elle s’en veut d’être aussi émue par ce pur étranger qu’elle ne reverra jamais de sa vie et qui réveille des frissons qu’elle croyait endormis à tout jamais et qu’elle préférait ne pas ranimer.
Bambino la dépose à l’hôtel en promettant de prendre Odette dès 9h30 le lendemain matin. Dans le hall, Hélène garde les yeux sur la moquette et tente d’échapper à l’interrogatoire d’Odette.
-Je ne te comprends pas! Cet homme t’a fait du charme toute la soirée et toi, tu fais comme s’il n’existait pas!
Hélène soupire tandis qu’Odette continue de la talonner de questions et de remarques jusqu’à la porte de sa chambre.
-Odette, tu m’exaspères, arrête!
-Tu sais, parfois Hélène, j’ai l’impression que ce n’est qu’une sorte de snobisme, comme si personne n’était assez bien pour toi… ou alors, c’est que tu as peur, oui c’est ça, tu as peur d’être heureuse, de vivre.
-De souffrir, Odette. Tout simplement de souffrir. Et si ça ne te fait rien, je vais dormir maintenant. Bonne nuit!
Elle ferme doucement, mais rapidement, la porte de la chambre. Elle n’arrive pas à croire qu’elle ait pu répondre une telle chose. De l’autre côté de la porte, Odette, mal à l’aise, mais surprise par ce qu’elle vient d’entendre, se promet d’en apprendre plus à leur retour à Montréal.

CHAPITRE VIII
- Raùl? Tu m’écoutes?
-Oui, bien sûr! Le bureau de New-York… Continue, je t’écoute.
-Non, justement, tu ne m’écoutes pas! Qu’est-ce qui se passe, tu as des ennuis?
-Mais non! Écoute, sois gentil. J’ai un coup de fil à passer. Donne moi quelques minutes et on s’y remet.
-Bien, si ça peut te libérer l’esprit… Je te rapporte un café.
La porte se referme avec un bruit feutré. Raùl se laisse tomber dans son fauteuil et se masse le cou pour chasser les courbatures d’une mauvaise nuit. Il ne comprend pas ce qui lui arrive, ou plutôt oui, il comprend trop bien.
D’habitude, dès qu’il pousse la porte de son bureau, tout le reste de sa vie semble s’évanouir. Plus rien d’autre ne compte que le travail et le plaisir de transiger, de créer, de gagner. Mais ce matin, la magie n’a pas opéré. Miguel a raison : il n’est pas là. Il est ailleurs… il est avec elle.
Il fixe la fenêtre, mais c’est l’image d’Hélène qui lui apparaît. Il y a chez cette femme une douceur, une tristesse tendre qui lui a touché l’âme. Il la trouvait très belle et qu’il lui était très difficile, en tant qu’homme, de ne pas être troublé par son charme. Elle est aussi entrée dans l’univers de ses fantasmes. Et il ne lui a fallu que quelques minutes en sa compagnie pour comprendre qu’elle ne pourrait jamais être une quelconque aventure. Hélène ne peut être que celle qu’il attend depuis si longtemps. Il sourit. C’est Miguel qui en ferait une tête de l’entendre penser ainsi! Lui qui a toujours défendu son célibat avec passion. Voilà qu’il se sent oppressé à la seule pensée de ne plus sentir sa présence si troublante.
Quand Miguel revient 10 minutes plus tard, Raùl  lui dit qu’il part pour le reste de la journée.
-Mais où vas-tu?
-Loin, Miguel, très loin. Enfin, je l’espère.
Hélène repousse le drap d’un geste délicat. Ne pas le réveiller, mais simplement le regarder. Regarder son corps d’homme, ce dos puissant, ces épaules, cette nuque où dorment quelques bouclettes noires. Hélène plisse le nez de plaisir, de désir. Elle n’arrive pas à y croire.
Quinze jours que cette féerie a commencé. Le lendemain du souper à quatre, Raùl s’est présenté à l’hôtel. Il est monté à sa chambre, elle a ouvert la porte, et là, sans échanger un mot, ils ont laissé parler leurs yeux. Tout était dit. Elle n’a même pas résisté comme si elle l’attendait, elle l’a laissé entrer et, tandis qu’il la prenait dans ses bras, elle savait qu’elle venait enfin de se pardonner, de se donner le droit de vivre et d’aimer de nouveau. Quand elle a laissé tomber son peignoir à ses pieds, quand elle a senti ses mains sur sa peau, quand elle a goûté à la sienne, elle a su que cet homme l’avait ramenée à la vie. Elle dormait depuis si longtemps.
Et tout a coulé de source. Odette a fait preuve de discrétion, mais de complexité. Entre leurs rendez-vous d’affaires, les expositions et les démarches administratives, Raùl et elle ont réussi à s’approprier chaque minute. Il lui a offert Madrid, son Madrid comme il dit. Un à un, il lui a rappelé tous les plaisirs du corps et du cœur. Depuis plus de deux semaines, elle joue avec son propre désir comme un enfant avec un nouveau jouet. Et elle en redemande. Elle se sent assoiffée comme devant une oasis après une longue traversée du désert.
Les rayons du soleil qui entrent encore timidement dans la chambre créent des jeux d’ombre sur la peau cuivrée de Raùl. Il remue le bras, se réveille, tourne la tête, lui sourit, tend la main, lui caresse le visage et l’attire tout contre lui.
-Je dors encore, mais je fais un si joli rêve.
-Je suis réveillée, mais je fais le même rêve…
Des heures plus tard, ils remontent Piazza Novone main dans la main. Ils vont rejoindre Odette qui a passé la journée à courir les boutiques.
-Comment tu vois la suite?
Hélène lève un regard surpris vers son amie. Les deux femmes sont attablées tandis que Raùl s’est attardé à saluer des gens qu’il connait.
-Que veux-tu dire?
-On rentre à Montréal dans quatre jours…
-Arrête, je ne veux pas en parler ni même y penser…
Hélène est interrompue par l’arrivée de Raùl, elle tente de faire bonne figure, mais une sorte de grisaille voile son sourire. Quatre jours. Elle pourrait compter les heures. Elle n’a pas osé dire à Odette que Raùl lui a demandé de rester encore quelques semaines. Qu’il fait des projets, qu’il viendra à son tour à Montréal à l’automne. Qu’elle aura tout ce qu’elle veut et à son rythme. Elle n’osera jamais avouer à Odette qu’elle a une envie folle de faire toutes les folies qu’il lui propose, de tout plaquer pour être avec lui.
Elle ne lui avouera pas tout cela, simplement parce qu’elle n’y croit pas. Elle n’a pas pu résister à Raùl, à son désir, à cette romance. Mais elle n’est pas assez naïve pourquoi qu’un si bel homme, homme de grande valeur, cultivé peut vraiment être amoureux d’elle. Cette pensée lui arrache une grimace de douleur qu’elle ne peut réprimer.
-Ça va chérie?
-Oui, Raùl ça va. Une petite crampe rien du tout.

Il pleut sur Madrid, la matinée est brumeuse. Sous la pluie, Madrid n’est pas moins beau, il n’en est que plus romantique. Hélène accélère le pas. Elle sait que Raùl doit quitter le bureau vers 12h et elle ne veut pas le rater. Elle n’a pas pu le prévenir de sa venue. Il devait rentrer très tard d’une journée passée à ses bureaux de Cadiz la veille et, en principe, ils ne doivent se retrouver qu’en fin de journée. Mais elle ne veut pas attendre, de peur de changer d’idée. L’avant-veille, Raùl et elle ont passé la nuit à parler. Surtout Raùl, qui échafaudait des plans un peu fous. Elle lui a alors tout avoué. Sa relation avec Étienne l’ex-détenu et comment il s’est moqué d’elle, sa relation avec son ex-mari. Elle a comme une déchirure au cœur en pensant à ses mésaventures. Pourtant au début de sa relation avec Étienne, tout en lui, la plaisait, son intelligence vive, son intensité, le feu qui brûlait ses yeux, son pas sautillant et son corps agile, son aisance et sa franchise absolues dès qu’il s’agissait de sexualité, ses envies, ses plaisirs solitaires, ses coups d’un soir. Elle aimait sa vulnérabilité. Malgré ses airs durs et tranchants (sans doute imposés et renforcés par son travail au bureau) il était prêt à tout, pour peu qu’on l’y invite avec tact, à explorer ses douleurs quand il était incarcéré.

Puis de son ex-mari d’être obligé de vivre avec un homme qu’elle détestait. Ce sont de vieilles histoires, qui remontent, il y a quelques années. Pourtant ces sentiments n’ont pas disparu, ils sont enfoui au plus profond d’elle, encore vivaces, ils influent sur sa vie.

samedi 6 juillet 2013

MISÈRES DU DÉSIR - CHAPITRE V ET VI

CHAPITRE V

Le mois d’août a décidé de séduire les Montréalais. Le soleil ne dérougit pas, le temps est sec et merveilleusement chaud, les terrasses animées, les fleurs encore parfumées, comme si la canicule avait décidé d’épargner l’île, Montréal semble en fête et Hélène réfléchit à son avenir. L’absence d’Étienne se faisait sentir il n’a pas eu la délicatesse de m’appeler. Quand il me courtisait pour avoir son emploi à ma compagnie, il se faisait douceur, il se donnait un mal de chien pour me conquérir. Il faisait le paon, il se fendait en quatre et il n’avait de cesse que la malheureuse Hélène aille échouer dans son lit! Mais sitôt qu’il en était en repus, merde! Salut, la visite!

Je retiens mon souffle et je vis en apnée.

Est-ce que je divague. Tout ce mal, toutes ces attentions à mon égard, et si peu de délicatesse au moment de l’adieu. La frustration me rend folle, je suis sûre  que son absence est à l’origine de toutes mes angoisses.

Oh! Tout un tas de sentiments différents… De l’envie, de la colère, de l’injustice, de la malchance…

Au moment où j’étais dans toutes mes souffrances mon téléphone sonna, c’était Étienne.

-C’est ma faute, Hélène; je croyais t’aimer. Oui, je suis coupable. Je m’en veux à un point que tu ne peux imaginer….

Elle continua d’écouter ça! Reniflant le plus discrètement possible. Mais pourquoi ne gueulait-elle pas? Nom d’un chien! Pourquoi ne pas raccrocher?

Ce corps, que j’avais cru aimer, je l’imaginais, tassé sur lui-même, tremblant de fièvre, transi de rage froide. Corps adorable, que je n’adorais plus!

Toute ouïe, Hélène, la non-désirée! Elle se mordait les poings ou se rongeait les ongles. Peut-être, elle maudissait mon nom sans cesser de m’aimer.

Je parlais du passé. J’évoquais des moments de « vrai bonheur ». Et c’est au nom de ce bonheur que je lui demandais, que je la suppliais de « bien prendre la chose ». De comprendre.

De comprendre qu’elle avait fait son temps, que j’étais las, enfin, de ce qui avait été nous, de ses sourires, de ses plaisanteries, de sa voix. De son parfum même, qui m’avait séduit lors de mon entrevue à son bureau un an plus tôt. De son amour pour moi, de sa bonté, de sa douceur.

-Je t’en prie, Hélène, ne m’en veux pas. 

Oui, j’avais eu le culot de lui balancer ça! Et j’avais raccroché avec quelque regret.
Je suis resté planté là, inutile, indécis, révolté contre tout et n’importe quoi. Las de cette comédie qui m’avait coûté tant d’efforts, mais vide, conscient du vide qu’il me faudrait faire semblant de combler… Mais qu’est-ce qui me clouait là, devant ce téléphone : Eût-elle su où j’étais, Hélène ne m’aurait pas rappelé pour me crier son désespoir.

Cette pensée me troubla. Mon cœur manqua un battement. C’était donc fait.

Le vin tiré, il faut le boire, dit le proverbe. Je m’en soûlais à en crever, pour noyer à jamais cette espèce de chagrin stupide qui me glaçait les membres et me troublait la vue. Parce qu’il n’y avait pas de raison à mon chagrin. Car je ne l’aimais plus, Hélène! Parce que… Non, je ne l’aime plus!

Je me pris la tête dans les mains. Je me promis de ne pas pleurer. Je frissonnais de la tête aux pieds. Je me rappellais avoir pleuré quand même.

CHAPITRE VI

Hélène fit la rencontre de son amie Odette qui l’invita à aller à Cuba pour oublier Étienne.

-Imaginer, je commence à rêver de soleil. Je te vois jouer sur la plage tandis que de beaux Apollon bronzés et à peine vêtus te passent sous le nez!

-Vraiment, tu as de ces images! Mais dis-moi comment on a fait pour ne pas voir que le temps passait? J’ai l’impression d’être allée au cinéma et d’arriver à la fin du film! Je refuse de penser à la fin du film. Cependant, je viens d’être délaissée, parce ce que plus désirée. Quelle misère! De plus j’aurai trente-neuf ans bien sonnants. Donc, un peu vieille.

-Justement! Moi non plus je ne me sens pas si jeune et j’ai droit à mes petites révoltes. Tiens ce matin, par exemple, j’ai rencontré un ancien copain.

-Qui ça?

-Luc Lahens; il est tellement beau, tellement sexy…

-Ah! Odette, tu ne prendras jamais ta retraite, toi!

Cette fois, c’est Odette qui baisse les bras. Inutile d’essayer de convertir Hélène au libertinage. Cette femme magnifique, svelte, aux traits presque parfaits, femme d’affaire de surcroît, pourrait faire tomber tous les hommes mais elle donne l’impression de n’en avoir aucun, de n’éprouver aucun désir. Belle certes, mais éteinte, comme cachée derrière une brume.

-Dis donc, tu as fait vœu de chasteté depuis ta séparation avec Étienne?

-Tu exagères, tu ne connais pas tous mes secrets!

-Ah bon? Je me faisais des idées sur ton compte!

Hélène rit de bon cœur.

-Alors, qu’est-ce que tu attends pour passer à autre chose? Deux ans de veuvage, tu ne crois pas que ça suffit?

-Bon, tu as gagné, on change de sujet.

-C’est ça, changeons de sujet… De toute façon, il faut que je te parle. J’ai une proposition à te faire. Voilà : ça fait quoi? Dix ans que tu es PDG de ta compagnie et que ça ne marche plus. Tu pourras changer de métier en organisant des expositions, que tu prépares toi-même? Tu connais les gens du milieu, les artistes, l’art, antérieurement, tu as collaboré avec les meilleures galeries…

-Dis donc, toi, tu me fais peur! Quel préambule!

-Laisse-moi finir… Je comprends que ton travail de chef d’entreprise te convenait quand Étienne était dans ta vie, mais maintenant il me semble qu’avec ton expérience, tu pourrais faire le grand saut?

-Le grand saut?

-Oui : repérage, achat, vente, collections privées.

-Tu es folle! Je n’ai pas ce qu’il faut! Et puis il faut voyager…

-Primo, tu as tout ce qu’il faut. Il suffirait que tu me suives pendant quelques mois, histoire de connaître certains rouages et de te familiariser. Secundo, qu’est-ce que tu as contre les voyages?

Hélène, bouche ouverte, yeux écarquillés, n’arrive pas à formuler de réponse. Tout à coup, elle réalise qu’elle a une folle envie d’accepter, de se lancer. Qu’il lui faut quelque chose de neuf. Elle a beau dire, la trente-neuvième l’a tout de même sonnée. Alors la perspective  d’un nouveau défi, d’une aventure qui la ferait se sentir bien en vie, la séduit tout à fait.

-J’accepte!

-Tu n’auras qu’à… Quoi? Qu’est-ce que tu as dit?

Odette est si étonnée par la réponse spontanée et soudaine de son amie qu’elle a cru mal entendre. Elle qui avait fourbi armes et arguments pour convaincre Hélène!

-Eh bien! Dis-donc, tu ne cesseras jamais de m’étonner, toi?

Hélène ricane de bonheur. Elle aime bien surprendre Odette et, surtout, elle se sent tellement en vie, là, maintenant.

-Madrid, dit Odette.

-Quoi?

-Notre première destination : Madrid! On part début mai.

Madrid… Hélène rêve déjà. Ainsi, la voilà donc sur le point de prendre un nouveau départ et la première escale de cette nouvelle vie sera Madrid.

-Madrid au printemps…


La petite salle d’examen est plongée dans une lumière presque violacée par le crépuscule qui s’étire et que laissent entrer les grandes fenêtres. Hélène regarde les couleurs mourir dans le jour qui cède le pas à la nuit. Elle se concentre sur sa contemplation plutôt que sur l’examen gynécologique que lui fait Martine, son médecin et son amie de toujours.

-Ça y est, c’est terminé, tu peux rhabiller. Je t’attends de l’autre côté. Eh dis donc, tu m’écoutes?

-Oh pardon! J’admirais le crépuscule. Je ne peux pas m’empêcher de penser que j’en suis là dans ma vie. Tout s’assombrit un peu, le rose devient violet et puis il y aura le noir…

-Eh bien! Je ne te savais pas poétesse! Très belle tirade, mais beaucoup trop sombre à mon goût. Et puis le crépuscule, la nuit, ça me donne des idées beaucoup plus disons vivantes!

Hélène sourit à Martine, qui a toujours eu la passion de l’amour et un talent réel pour le bonheur!

-Au fait, tu sais que je dois partir avec Odette pour Madrid? Des achats pour la galerie. Nous serons parties trois semaines.

-Tu pars quand? Chanceuse! Madrid, ça doit être magnifique! Tu prends du gallon? C’est bien. Quand je pense aux beaux espagnols! Tâche d’en profiter un peu!

-T’es folle! Comme si j’allais me mettre à flirter…

-Et pourquoi pas? Tu as renoncé aux hommes? Après quelques mois de veuvage, il me semble que…

-C’est une marotte chez toutes mes amies ou quoi? Comme si quelques mois de veuvage sonnaient la trompette pour la drague!

-Ce n’est pas ce que je dis, Hélène. Mais l’amour, tu y as renoncé? Tu n’en rêves plus?
Hélène esquisse un pâle sourire et quitte son amie sans répondre. Dehors, la nuit l’enveloppe, lui glace le dos. Elle accélère un peu le pas. Elle regrette de ne pas avoir pris la voiture, n’ayant plus du tout envie de marcher. Au feu rouge, de l’autre côté de l’intersection, deux jeunes amoureux s’embrassent, ignorant le monde autour d’eux.

Hélène sourit tristement en les observant. L’amour? Il y a si longtemps et le prix à payer fut si élevé! Elle ferme les yeux pendant quelques secondes. Le visage d’Étienne, les mains d’Étienne, ses caresses, ses promenades, ses promesses. Des mois n’ont pas réussi à effacer ces images aussi douloureuses que délicieuses. L’amour, oui, elle l’avait connu. Un amour fou, une passion qui avait enflammé sa vie, son cœur et son corps et qui avait finalement brûlé ses espoirs et ses rêves. Elle avait perdu toute perspective. Elle est tellement empêtrée dans ses problèmes et dans ses sentiments qu’elle en est venue à s’identifier à eux. Elle doit trouver le moyen à prendre du recul par rapport à elle-même, à se regarder un peu plus haut, dans une perspective plus cosmique. 

Elle ne se voit plus comme une personnalité ancrée dans le temps, qui vit sa séparation ou son amour perdu comme une petite fraction de son existence. Pire encore, elle part du principe que son angoisse, de ne pas se sentir désirée vont durer toute la vie. C’est typique de la dépression : un mélange de tristesse et de pessimisme.

Les années avaient passées, effaçant chez Hélène le souvenir même de la passion. Elle avait enterré certains de ses projets. On lui avait fait la cour ou des propositions, elle s’était toujours refusé la moindre escapade. C’était là, lui semblait-il, le prix à payer envers Étienne.

Curieusement le départ de ce dernier n’avait pas réussi à la libérer de cette austérité qu’elle s’était si longtemps imposée. Oui, avec les conseils de ses amies, elle avait retrouvé un peu de sa joie de vivre et consacrait plus de temps à la galerie, aux expositions, à ses copines. Mais elle ne s’était pas intéressée davantage aux hommes qu’elle croisait. Comme si quelque chose  s’était cassé. « Je n’y crois plus. Et puis ce n’est plus de mon âge …».

Elle accélère le pas comme pour échapper à ses pensées. Inutile de penser à l’amour. 

Elle a toujours raté le rendez-vous, il est maintenant bien trop tard. Elle se sent complètement impuissante aujourd’hui, et terrifiée par cette impuissance. Il se peut qu’elle ait oubliée le simple fait qu’il existe des possibilités de choix, et que ces choix lui donnent le pouvoir de changer le cours des choses. Elle refuse de comprendre que la mauvaise passe dans laquelle elle se trouve n’est pas une fatalité; mais bien la conséquence de ses propres choix, notamment ce lui de laisser tomber son mari pour un ex-détenu. Une fois qu’elle aura reconnu être la vraie responsable de la situation, elle pourra être amenée à comprendre qu’elle a les moyens de s’en tirer : ses choix l’ont amené là, ses choix peuvent l’en sortir.

Elle a perdu de vue l’évolution naturelle de son désarroi actuel, qui existe au présent, qui a eu un début, et qui aura une fin. Elle pourra se rappeler les moments où, dans le passé avec son ex-mari, elle a ressenti cette même colère, ce même affolement, et comment cette souffrance a fini par disparaître. Tout comme la mauvaise expérience qu’elle traverse aujourd’hui finira par devenir, elle aussi, un souvenir délavé.
Sa cousine Sophie l’attend devant la porte de la maison. Elle semble tout à fait emballée par son projet de voyage, le design, les boutiques de mode, les musées, le printemps en Europe…

-Et il paraît que les Espagnols sont magnifiques!

Sophie soupire en observant sa cousine du coin de l’œil qui hausse les épaules.

-Mais c’est pas vrai! Allez-vous me laisser tranquille avec ça?

-OK! Je n’insiste pas. Concentre-toi sur les monuments…

-Laisse tomber tes sarcasmes, c’est un voyage de travail, je vais donc me concentrer, comme tu dis, sur le travail.

-C’est ce que tu me conseillerais si je partais en voyage d’affaires pour Madrid?

-Mais non, bien sûr que non! Ce n’est pas pareil, tu es jeune et jolie. C’est de ton âge.

-Je te signale que je suis tout de même mariée. Je suis encore désirable, moi!

-Je t’en pris. Changeons de sujet. Je te laisse faire tes choix, laisse-moi faire les miens.

-Mais je voudrais que tu t’amuses, que tu profites de la vie!

-Je suis heureuse chérie, je vous ai, toi, ton mari comme cousin, cousine. J’ai mon travail, l’art, mes amies. Je t’assure que je suis bien comme ça.


Sophie détourne les yeux et se réfugie dans la cuisine. Depuis qu’elle est toute petite, elle n’arrive pas à supporter ce voile de tristesse qu’elle voit au fond des yeux de sa cousine, même quand celle-ci rit aux éclats ou prétend être heureuse.