jeudi 29 novembre 2012

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 38e partie


Les paradoxes de l’occupation américaine n’avaient pas affecté profondément le contexte d’une expérience qui se déroulait entre les classes sociales depuis l’indépendance.  La bourgeoisie haïtienne avait réagi comme si elle avait rencontré l’occasion d’un grand destin; les classes moyennes avaient vécu avec les masses urbaines et rurales les événements tragiques de l’époque; et, ensemble, elles avaient retrouvé, dans le contexte des situations politiques délicates, tout ce qui les rapprochait et tout ce qui les séparait.

La ville non plus n’avait pas changé.  La force primait le droit dans les milieux urbains comme dans les sections rurales.  À la campagne, la vénalité des juges allait de pair avec l’arrogance des grands propriétaires fonciers.  Dans le monde rural, les chefs de section régnaient en maîtres.  La pauvreté du pays était devenue proverbiale, avec la rareté du numéraire, la pénurie des matières premières et le chômage.

Le pays, dépourvu de ressources, se trouvait à la merci du plus puissant chef de bande qui pouvait à n’importe quel moment donner le coup de grâce au régime pourri de Port-au-Prince et s’y installer sans encombre.  Il existait donc une volonté politique évidente d’ignorer les nécessités pratiques, pour aller aveuglément dans la voie de la division et de la discorde.  L’agriculture et le commerce gardaient leur caractère féodal.  La situation sanitaire sur tout le territoire était à son niveau le plus bas.  Le pian, la lèpre, la petite vérole, la malaria, la typhoïde et la tuberculose décimaient une population confrontée à la malnutrition et souvent à la famine.  L’espérance de vie, réduite à moins de 45 ans, résultait de la malnutrition et des conditions d’hygiène rudimentaires qui favorisaient les maladies endémiques et les épidémies saisonnières.  Le taux de mortalité infantile était l’un des plus élevés de l’Amérique latine et des Caraïbes.  La fameuse triptyque - l’ignorance, la misère et la maladie - s’installait dans ce pays pour anéantir les plurs belles espérances et contrecarrer, avec l’action destructrice des néo-colonialistes et de leurs acolytes locaux, l’aménagement d’une société civile jouissant des bienfaits de l’éducation, de la santé, de la justice et de la paix.

Par l’existence misérable qu’elle menait, la population subissait les conditions défavorables imposées par la nature et par l’égocentrisme aveugle de la bourgeoisie féodale.  Ainsi se déployait, de génération en génération, la vie haïtienne dont l’assombrissement et les vicissitudes s’extériorisaient dans la rupture entre le citadin et le rural,  entre le riche et le pauvre, entre le Noir et le Mulâtre, séparés par une sélection injuste et abusive qui excluait les uns et privilégiait les autres.

Ce pays gouverné par la violence était réduit à la plus complète impuissance.  Le nombre des agriculteurs marginaux et des paysans sans terre augmentait au fil des ans, en vertu des effets néfastes du Code Rural de 1826 et de la politique agraire tracassière des gouvernements successifs, qui déniaient aux groupes sociaux démunis l’accès aux facteurs de production et aux ressources agricoles productives.

Le problème de la paysannerie haïtienne est la conséquence du système colonial, de la mauvaise application ou de l’inexistence d’une politique de développement rural.  Il en est résulté un déséquilibre dans la répartition de la propriété foncière, mais aussi une accentuation de la prolétarisation du paysan haïtien.  Les problèmes de l’agriculture haïtienne se compliquent encore par la fragilité des sols, par les obstacles techniques, financiers et sanitaires qui freinent l’exploitation des terres cultivables, aggravent la précarité des conditions de vie paysanne, facilitent la séchresse et la désertificaiton des terres.  À cet égard, Haïti ne dispose pas d’une politique adéquate de mise en valeur du sol et du sous-sol qui soulagerait le prolétariat rural du lourd fardeau des dettes et des charges fiscales et le pays tout entier de la pauvreté endémique.

La bourgeoisie “compradore” haïtienne s’est substituée aux colonisateurs, au lendemain de la Guerre de l’Indépendance.  Depuis, elle n’a cessé de défendre les droits acquis et les privilèges d’une minorité au détriment des intérêts du plus grand nombre, ne laissant, à la masse des métayers, des artisans et des ouvriers agricoles, que l’occasion de retirer une maigre subsistance d’exploitations insignifiantes pour ne pas crever de faim.  L’exode a été la réponse appropriée du paysan aux handicaps qui nourrissent le malaise dans le milieu rural.  L’exode rural résulte de l’inadaptation du paysan dans un environnement qui étouffe ses aspirations et ne lui laisse que le poids des injustices, des abus et des outrages pour apaiser sa soif d’espérance et son ambition de participer aux décisions concernant sa vie et son pays. Victime de l’insécurité, du chômage, de la pauvreté, de la pénurie et de l’expropriation, le paysannat haïtien montrait “partout les stigmates de la misère, le souci du lendemain et la méfiance même.”

Tous ces handicaps se combinaient pour produire des conséquences fâcheuses sur la productivité.  Puisqu’il n’est pas facile de générer ou de trouver des emplois rémunérateurs dans le milieu rural, l’exode des paysans se poursuivit sans relâche, provoquant l’afflux de réfugiés dans les bidonvilles, alimentant ainsi le phénomène des “Canters” dont l’implication sur le plan international a fait ressortir l’ampleur et la gravité du problème haïtien.  L’une des conséquences néfastes de l’exode rural fut de provoquer l’effondrement des structures sanitaires et éducationnelles du pays.

Au fil du temps, aucune stratégie rationnelle de développement n’a été mise en application pour atténuer le dénuement des masses rurales, parce que, dans l’ensemble, cette démarche aurait impliqué la réorientation des ressources vers les ruraux pauvres, ainsi que la restructuration radicale de la société haïtienne, en s’attaquant aux privilèges des nantis.  “Il est évident, en fin de compte, souligne Paul Moral, que c’est l’assise solide de la vie rurale qui permet à l’élite de se livrer avec entrain à la dilapidation des fonds publics, aux entreprises concussionnaires, aux complots et prises d’armes, ainsi qu’aux créations de la plus authentique culture française.”

Dès lors, les faibles palliatifs au mal offerts par les régimes du passé, inclus ceux des deux Duvalier, ne suffirent pas pour arrêter la détérioration des conditions de vie et la “bidonvillisation” de la capitale et des villes du Cap-Haïtien, des Cayes et des Gonaïves.  Dans ce même ordre d’idées, mentionnons qu’aucune politique sérieuse de l’emploi n’a été mise en train pour absorber la main-d’oeuvre en provenance des campagnes démunies ou encore pour arrêter le trafic honteux des braceros vers Cuba et la République Dominicaine.

De plus, la croissance démographique vertigineuse a accru la dépendance de la population vis-à-vis de l’agriculture, exacerbant ainsi les tensions entre la ville et la campagne.  Malgré tout, les idées sociales de 1946 n’ont pas atténué l’isolement de la classe paysanne, parce que les théoriciens politiques de l’époque n’ont pas su comprendre que les belles idées socialisantes et progressistes ne suffisaient pas pour entreprendre une réforme agraire, ni pour créer, au bénéfice des ouvriers et des paysans, un environnement favorable à l’amélioration des structures économiques viables, à l’aménagement des structures économiques viables, à l’aménagement du crédit agricole et de la sécurité sociale.

Employés dans le secteur de la sous-traitance, les ouvriers se heurtaient  à des attitudes politiques et sociales incompatibles avec la croissance de l’emploi.  Les goulets d’étranglement imposés à l’économie haïtienne avaient détruit l’effet d’entraînement dans le processus d’amélioration des conditions de vie dans le milieu urbain comme dans le milieu rural.

mardi 27 novembre 2012

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 37e partie

SON ENFERMEMENT DANS L'HISTOIRE

La République d’Haïti a le culte de l’anarchie.  Deux siècles d’Histoire représentent une bien longue période de guerres civiles, de coups d’État, de coups fourrés, de coups d’éclat, de violations de droits humains, de discordes continues qui avilissent la conscience nationale.  Le climat social, marqué par les événements politiques et par une crise économique permanente, offre une caricature féroce des joies éphémères et des douleurs atroces éprouvées par une communauté d’hommes qui semble n’avoir guère évolué.

Le malaise de la bourgeoisie haïtienne est de n’avoir éprouvé aucune culpabilité devant l’échec de l’idée nationale et de continuer à exercer une responsabilité qui débouche sur le néant.  Ainsi, elle a conduit la nation sur le chemin du chaos, en privilégiant une vie de coteries et de désoeuvrement, avec pour corollaire ce que Germaine Brée appelle “un affairisme dépourvu de scrupules.”

Cette bourgeoisie, plus française qu’haïtienne par les valeurs aristocratiques qu’elle cultive, est frappée d’un sentiment d’ambivalence qui apporte le trouble dans les esprits.  De génération en génération, elle s’est complue dans les moeurs dépravées de l’Occident, dédaignant les coutumes locales pour extérioriser une fausse identité retraçant les conflits et les tourments d’une existence sans objet.

Ecartelée entre l’argent et le pouvoir, la bourgeoisie haïtienne épouse une vision balzacienne de la réalité sociale, avec ce que Maurice Sachs appelle “un désordre général de toutes espèces de valeurs....une évidente corruption des moeurs, un manque de grandeur très remarquable.”

Cette bourgeoisie affairiste veille avec une religiosité soutenue au maintien de la hiérarchie des classes, en vue de préserver les voies d’accès à l’éducation, aux affaires, à la fortune, aux carrières libérales et à l’exercice du pouvoir politique.  Tout est mis en place pour éviter que le climat social ne change.  C’est toujours la même rengaine, c’est-à-dire, une routine caractérisée par le maintien des privilèges d’une classe égoïste, parasitaire et exclusiviste.

Si la bourgeoisie haïtienne s’investit d’une mission, c’est pour éviter qu’une réforme sociale ne vienne changer les structures archaïques dans lesquelles s’enferme une minorité sélectionnée par le sort, par les circonstances, par les lois et par la force, au détriment des classes moyennes, des paysans, des ouvriers relégués à leur situation de parias, sans espoir d’ébranler le statu quo.

Ainsi la bourgeoisie haïtienne a partie liée avec notre misère chronique et notre sous-développement.  Obsédée par l’argent, elle montre dans la spéculation un instinct morbide, continuant à servir de foyer d’incubation pour les basses oeuvres, les activités lucratives et l’intrigue.  Elle transforme le pays en un milieu opaque où la corruption, l’agitation, l’appât du gain ponctuent la vie nationale. Elle s’est fait l’alliée des trafiquants de tout poil, venus d’horizons divers.  Elle fait pacte avec des agitateurs, des intrigants et des aventuriers internationaux qu’elle héberge en son sein pour soutenir des escroqueries qui rendent l’argent facile et qui multiplient les audaces.  La politique, qu’elle feint de dédaigner pour se consacrer aux spéculations financières, est le laboratoire d’où découlent les événements qui font la une de l’actualité.  Se complaisant dans son cercle fermé, la bourgeoisie montre peu d’idéal et d’aspiratioin pour conduire la nation en dehors des sentiers de l’incertitude et du chaos.

Malgré les drames individuels, malgré les occasions manquées et les signes de décadence, la bourgeoisie haïtienne a survécu au choc des événements, grâce à une souplesse sereine et une habileté liée à une certaine conscience nouvelle manifestée par des éléments avancés d’une classe “qui se perpétue, vivotant dans l’illusion, dévouée en paroles aux hautes vertus traditionnelles, mais en fait plongée dans l’avarice, à la remorque des puissances d’argent.”

Dans leur brillante étude sur la mission des élites haïtiennes dans l’organisation du pays, le Dr François Duvalier et Lorimer Denis avaient dénoncé avec acrimonie “le sectarisme des élites, sectarisme qui les porte toujours à placer la suprématie de leur classe au-dessus des intérêts patriotiques et nationaux.”  Dans l’ensemble, ils ont conclu que cette mission a été un échec.

Le dilemme de la bourgeoisie haïtienne, vouée à une culture qui exclut les masses populaires du fait national, trouve sa source dans l’incurie du système social, lequel creuse un fossé assez large entre la classe privilégiée et le prolétariat urbain et rural.  Les exemples abondent dans l’histoire nationale de ces “fils de certaines familles, pour la plupart légèrement teintés ou frottés de culture classique qui se libèrent volontiers de toute contrainte morale quand il s’agit de réussir” imposent au pays des vicissitudes atroces.

Les fondements même de l’empire dessalinien furent détruits, parce que l’empereur avait voulu équilibrer les rapports entre les différentes catégories sociales en présence, parce qu’il avait essayé de donner une nouvelle dimension au statut de la propriété coloniale et d’établir, au lendemain de l’indépendance, un nouveau système d’exploitation de la terre, basé sur l’équité et la justice.

“Nous avons fait la guerre pour les autres, s’était écrié Jean-Jacques Dessalines.  Avant la prise d’armes contre Leclerc, les hommes de couleur, fils de Blancs, ne recueillaient point la succession de leurs pères, comment se fait-il que depuis que nous avons chassé les colons, leurs enfants réclament leurs biens.... Les Noirs dont les pères sont en Afrique n’auront-ils donc rien?....Prenez garde à vous, Nègres et Mulâtres.  Nous avons combattu contre les Blancs.  Les biens que nous avons conquis en versant notre sang appartiennent à nous tous; j’entends qu’ils soient partagés avec équité.”

En inaugurant l’ère du drame agraire haïtien, cet avertissement offrait un saisissant tableau de la dure réalité qui devait s’imposer dans le pays, au lendemain du crime crapuleux du 17 octobre 1806. Une politique agraire agressive et inéquitable s’établit dans le pays sous le couvert d’un libéralisme fallacieux avec Pétion, d’un caporalisme agraire devenu oppressif avec Christophe, d’un système coercitif avec Jean Pierre Boyer.  La politqiue obscurantiste du successeur de Pétion alimentait la vie sans issue de la classe paysanne, victime de la cupidité des politiciens et des grands propriétaires fonciers, et abandonnée aux spéculations brutales d’une poignée de trafiquants sans vergogne.

La politique de doublure chère aux Ardouin recherchait, avec la montée au pouvoir de Noirs ignorants et incapables, un assouplissement dans les revendications populaires.  L’insurrection de Jean-Jacques Acaau dans la Grande-Anse s’enchaînait dans la foulée d’une lutte de castes qui devait emporter le régime de Boyer.  Malgré son caractère militant et populiste, le mouvement d’Acaau fut écrasé par les représentants de l’aristocratie terrienne.  Cependant, l’armée souffrante avait réussi à secouer l’imagination du petit paysan indépendant et créé en Haïti l’exemple d’une jacquerie permanente contre la classe des privilégiés.

Le mot d’ordre d’Acaau “Negre rich ce mulate, mulate pauvre ce negre” (Un nègre riche est un mulâtre, un mulâtre pauvre est un nègre) apportait une nouvelle dimension à la question de couleur en Haïti. C’est ce qui poussa Horace Pauleus Sannon à écrire très judicieusement : “Après la révolution morale qui venait de s’accomplir, et qui était l’oeuvre d’une portion notable de la bourgeoisie, apparaissait la révolution matérielle aux tendances quasiment socialistes effectuée par des hommes du peuple.”  Acaau avait exprimé, durant sa lutte contre les privilèges, le refus de la classe paysanne haïtienne d’accepter la politique de “zombification” à outrance qui ouvrait l’ère des déchirements au sein de la société haïtienne.

La politique de doublure reflétait la sensibilité du moment.  La voix profonde de la nation, en 1843, s’était fait entendre, mais la réponse des classes dirigeantes ébranlées et inquiètes fut de consolider la paralysie du pays.  L’administration de Geffrard, après la liquidation de l’empire faustinien fortifia les incertitudes de l’avenir.  Les fossoyeurs de la nation ne désarmèrent pas pour autant.  Les luttes de Salnave et de Salomon contre une oligarchie sans entrailles avaient pour but d’assurer, aux exploités du pays haïtien, une place adéquate dans une société bloquée.  L’échec de ces deux tentatives, comme plus tard celui du Firminisme, montrait que la grande bourgeoisie haïtienne “ancrée dans ses traditions et privilèges de classe” continuait à imposer les hiérarchies traditionnelles, en barrant la route aux idées nouvelles et aux forces de l’avenir.

L’occupation américaine posa le problème des classes sociales haïtiennes dans une perspective nouvelle.  Les débats de l’heure avec les tenants de La Revue Indigène et plus tard avec les jeunes du Mouvement Les Griots présentaient les paramètres de la crise de l’identité haïtienne. Pour le milieu intellectuel bourgeois, l’ouvrage monumental du Dr Jean Price Mars Ainsi Parla l’Oncle posait le thème de la condition haïtienne, en dénonçant “ le bovarysme collectif”, qui conduisit la nation au désastre du 28 juillet 1915.

Si la prise de conscience de la génération de l’occupation annonçait un climat intellectuel nouveau, dans les cercles bourgeois, la survivance des vieux schémas engoncés  dans un nationalisme étroit, fermé à l’éveil des idées nouvelles qui, entre les deux guerres mondiales, privilégiaient l’esprit porteur “d’un humanisme destiné à tous les hommes, de tous les temps” empêchait que le terrain fût déblayé.

Dans cette situation, le pays pouvait-il aller hardiment du côté de la concorde? Le monde rural, lui-même, n’avait pas changé.  Il vécut le drame de Marchaterre et l’épopée de Charlemagne Péralte et de Benoît Batraville dans la certitude qu’il incarnait le mieux l’esprit d’Acaau, ainsi que cette volonté de rupture avec les conventions désuètes et les idées archaïques.

Le roman paysan avec Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis et Edriss Saint-Armand, plus particulièrement, dénonçait la culture mystificatrice de l’époque qui maintenait un profit du citadin le mythe de l’infériorité du monde rural.  Gouverneurs de la Rosée dégage un message de paix, d’amour et de réconciliation, annonciateur de la transformation profonde d’une société jusqu’ici imperméable au changement.

dimanche 25 novembre 2012

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 36e partie


Carl Brouard, le poète maudit

La vie de Carl Brouard est un écheveau à démêler.  Sa vie privée et sa vie publique s’intègrent sous un aspect singularisé par les faits et par les événements qui les justifient et les définissent en même temps.  Malgré la chance d’une naissance privilégiée, Brouard a vécu sous le contrôle d’un besoin compulsif de boire qui peut être compris comme la manifestation d’une insatisfaction personnelle.  Il cachait sa déception sous le flot de l’alcool, dans l’espoir de se forger une bonne conscience.

La société bourgeoise, dans laquelle vécut Carl Brouard avant de devenir le bohème impénitent que l’on rencontrait aux abords du cimetière de Port-au-Prince, dans la rue Mgr Guilloux, n’avait pu retenir dans ses mailles le poète subtil dont la réussite incontestable était due à sa façon de projeter une image de clochard, fatigué des milieux huppés de sa jeunesse.  La prose limpide de Carl Brouard reste un fascinant exemple du génie lié au malheur.

Carl Brouard n’accepta jamais comme une fin en soi sa situation de bourgeois heureux.  Sa poésie exhale la nostalgie de cette “Afrique maternelle et douloureuse” qu’il recherchait à travers les rues de Port-au-Prince, dans ces quartiers plébéiens où, voyant se dissiper ses rêves d’aristocrate, il découvrait que partout l’homme est le même.  Son africanisme était assez profond pour qu’il prît suffisamment de liberté avec les mots:  “Nous remîmes en honneur l’assotor et l’asson.  Nos regards nostalgiques se dirigèrent vers l’Afrique douloureuse et maternelle.  Les splendeurs abolies des civilisations soudanaises firent saigner nos coeurs....”

Homme du peuple, rapidement émancipé de la tutelle familiale, Carl Brouard savourait la compagnie des badauds, des femmes de bas étage qui donnaient un certain relief à ce personnage public à la recherche d’une vérité qu’il découvrait dans une loyale confrontation avec lui-même.  Dans son oeuvre, ces femmes ont pour noms Azora, Mimose, Naga, Sultana, “qui font s’envoler [ses] chimères comme des papillons noirs”.

Cet artiste fin et exubérant, cet alcoolique invétéré, impressionnait le Dr François Duvalier par le mysticisme qu’il projetait et par la verve pétillante qui montrait la déchéance de l’homme face à la vie.  Cet esprit tourmenté se découvrait devant un François Duvalier plus lucide et plus soucieux de stabilité, parce que la personnalité assez complexe, mais intéressante du futur Président d’Haïti offrai des réponses plus cohérentes aux questions fondamentales de l’existence.

Duvalier et Brouard ont fait en sens inverse le chemin de la vie.  Le grand bourgeois s’est désintéressé de l’existence divertissante qu’il avait connue dans son enfance et durant son adolescence, pour mener une vie misérable, confrontée à tous les soucis du quotidien.  Duvalier n’a jamais accepté les limitations imposées à sa personne par l’existence prolétarienne qu’il avait menée dans un des quartiers populeux de la capitale.  Parti des fourgons du vieux Port-au-Prince où la vie était constamment galvaudée, il a pu se hisser jusqu’au sommet du pouvoir pour jouir des fastes et de l’autorité que celui-ci confère à son détenteur.

Le jeune François n’a jamais été à l’aise dans un environnement petit-bourgeois où se rencontraient des insatisfaits et des mécontents.  Il avait hâte de respirer l’air de la grande vie, de jouir de l’aisance.  C’est pourquoi il mena une lutte acharnée pour se libérer des conditions lamentables détruisant les certitudes de l’avenir.  À travers ses écrits, comme dans ses activités politiques, s’exprimait un combat désespéré pour que la dignité fût reconnue à lui-même et à sa classe.

Le seul point commun entre les deux hommes était l’amour des lettres, agrémenté par une profonde aspiration au plaisir.  Si Brouard n’a jamais pu se trouver à travers les dédales d’une existence contradictoire, Duvalier prenait constamment la mesure de lui-même, en vue d’apporter des réponses pragmatiques aux grandes interrogations de son époque.  L’auteur de Écrit sur du Ruban Rose s’était laissé fourvoyer par les forces de son subconscient, tandis que le futur Président de la Répubique, en faisant l’expérience de la misère, de la faim et des préjugés féroces, avait appris à se discipliner lui-même pour refuser la stagnation et saisir la chance de se hisser au sommet.

Les deux hommes étaient bien conscients de leurs propres limites. Brouard acceptait le verdict du destin et s’y conformait en s’appliquant à “oublier l’immensité brute qui l’écrase et qui l’ignore”. Il n’avait rien de l’idéologue.  Et c’était par le biais de la poésie et de la littérature qu’il se proposait de fonder l’humanisme.  Replié sur lui-même, Duvalier cachait une sereine ambition qui le pousait vers la réalisation de ses rêves les plus chers.  Il était conscient de l’ampleur des problèmes de son pays et c’était dans la politique qu’il s’efforçait d’en trouver les solutions. Par contre, il reconnaissait l’importance de la lutte en vue de la transformation sociale.

Pourtant, les deux hommes s’aimaient et leurs retrouvailles, à l’occasion du 60ième anniversaire de la naissance de Carl Brouard, donnaient une haute idée d’une amitié qui puisait sa source dans une commune vocation de valoriser l’humain.  Ils se souvenaient du temps où leur dialogue, engagé sans polémique, exprimait la révolte contre les conditions imposées à l’homme noir.  Leur commun objectif consistait à rendre plus humain ce monde dur et insensible qui institutionnalisait la traite des Noirs, l’esclavage, le mercantilisme et le colonialisme.

Malgré les réserves émises, Carl Brouard manquait surtout de hardiesse pour dépasser la prudence coutumière chère à sa classe, prudence qui incitait les tenants de cette classe à faire relever la justice sociale d’une autre problématique.  Là résidait le malentendu entre lui et François Duvalier, un malentendu profond qui s’expliquait par des conceptions de classes et de méthodes différentes.  Mais un malentendu assez superficiel aussi qui n’a pu empêcher les deux confrères de manifester à bien des égards un accord foncier entre des attitudes opposées dont la compréhension ne suffisait pas à vider la querelle.

vendredi 23 novembre 2012

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 35e partie


Le dernier ouvrage du Dr Price-Mars, publié avant sa mort vers la fin des années 60, balayait la vision échafaudée sur une interprétation erronée de la question de couleur en Haïti.  Il mettait en cause le principe selon lequel le préjugé de couleur serait l’épine dorsale de la question sociale haïtienne.  Ainsi le Dr Price-Mars, indirectement, mais formellement, accusait le Dr Duvalier de n’avoir pas été suffisamment attentif à la différence entre le fait social et la réalité juridique.  Cet ouvrage posait le problème dans toute son acuité à la conscience duvaliériste.  Les tenants du noirisme se trouvaient donc le dos au mur.  Ils ne pouvaient ni modifier les données philosophiques sans risquer de perdre la face, ni s’insurger ouvertement contre les idées de l’Oncle. Ils ne pouvaient, sans se saborder, forcer la note apologétique.

Cette publication, en contredisant la thèse adoptée par Duvalier et Denis dans Le Problème des Classes à travers l’Histoire d’Haïti, mettait le régime au pouvoir sur la défense.  Acculé et mortifié, François Duvalier s’avisa d’arracher l’initiative au Dr Price-Mars.  Il fit flèche de tout bois, tout en refusant de tirer la leçon des erreurs dénoncées par l’Oncle.  Le sac de la bibliothèque privée de l’éminent ethnologue relevait d’un vif sentiment de frustration, difficile à apaiser, et qui véhiculait un jugement absolu exercé impunément contre l’autorité intellectuelle du maître.  François Duvalier réagissait contre ce qui lui paraissait être une déviation de l’orthodoxie indigéniste, dont il se croyait être le détenteur, en vertu d’un pouvoir qu’il manipulait à sa guise.  À la vérité, cet acte arbitraire et brutal faisait fi de la dimension légale du choix d’un octogénaire vénéré par tous les segments de la classe intellectuelle haïtienne.  Il constituait une grave violation de la liberté d’expression et de l’affirmation concrète de la forme d’humanité à travers laquelle “l’Oncle” se proposait de poursuivre son dialogue avec ses compatriotes.

On peut déplorer qu’une cassure brutale se soit produite durant les années 60 entre ce disciple devenu Président d’Haïti et le maître à penser de l’intellectualité haïtienne, offusqué devant les abus auxquels menait une interprétation fallacieuse du concept de la classe sociale.  Le procès fait à Jean Price-Mars, en vertu des canons du noirisme, témoignait d’un esprit fermé au choc des idées et au dialogue.  Car penser que la question de couleur n’était pas la question de classe constituait aux yeux du Dr Duvalier une hérésie qui, une fois acceptée, mettait en cause bien des éléments fondamentaux contenus dans Le Problème des Classes à travers l’Histoire d’Haïti. C’était là faire violence à une certaine vérité.  Le pouvoir duvaliérien qui ne pouvait défendre ses allégations contre la thèse de Mars censurait et brisait.  “Et si le pouvoir, avait si peur de la pensée, s’il tremblait devant la raison, n’était-ce pas parce qu’il n’avait d’autre raison, lui-même, qu’arbitraire... C’était se moquer de l’homme, ne point reconnaître sa dignité que de lui dénier le droit de juger de tout et de se régler selon ses propres lumières.”

Cet abus, François Duvalier l’exerça; et il le fit avec ostentation, feignant d’ignorer que sa conception de la lutte des classes constituait un dévergondage de la pensée politique haïtienne, une déviation de cette vision de la société nationale qui, tout en s’apparentant aux principes formulés par le Dr Jean Price-Mars, portait à son comble une déformation historique d’autant plus dangereuse qu’elle instituait un préjugé de couleur à rebours et maintenait la communauté haïtienne dans un état d’arriération intellectuelle.

jeudi 22 novembre 2012

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 34e partie


Le Dr Jean Price-Mars
Au lendemain de l’occupation américaine d’HaÏti, l’homme avec sagesse a pris du recul par rapport à lui-même, par raport aux réalités nationales, avant de dégager la conscience qu’il avait de nos traditions et de notre Histoire.  Aussi, c’est avec intérêt qu’on lit aujourd’hui les écrits du Dr Jean Price-Mars dont les arguments, apportés en faveur de la culture haïtienne, confèrent de l’autorité à des préceptes émis pour défendre le pays contre l’assimilation et l’ethnocentrisme.  C’est dire que Mars représente une figure de proue de la littérature nationale; et la diffusion de ses idées marque un tournant décisif dans l’évolution de la pensée sociale haïtienne.

Des générations successives d’Haïtiens ont été marquées par ces idées qui continuent de produire une résonance profonde dans les lettres et dans la culture haïtienne.  La publication de Ainsi Parla l’Oncle affirmait la dialectique qui rendait intelligible la totalité du mouvement indigéniste.  Depuis, l’influence du Dr Jean Price-Mars n’a cessé de s’imposer dans le milieu intellectuel haïtien, où poètes, romanciers, dramaturges et écrivains scientifiques attribuent leur fortune à la juste compréhension de la doctrine de l’Oncle.

L’École des Griots, par le contenu du message véhiculé, montrait des affinités profondes avec l’oeuvre de Price-Mars.  L’un de ses représentants, le Dr François Duvalier, ne jurait au début que par ce maître à penser.  Il semble que le rapprochement entre les deux hommes ne fut pas seulement intellectuel, mais aussi idéologique.  Trop sûrs d’eux-mêmes, Lorimer Denis et François Duvalier se démarquèrent de la doctrine de l’Oncle pour donner à leurs travaux une affirmation particulière à travers laquelle se dégageait la thèse du noirisme. Malgré tout, l’influence de Mars a permis aux tenants de l’École des Griots de trouver de nombreuses explications aux questions concernant la culture haïtienne ainsi que les sources africaines de notre civilisation. Les tenants de la génération indigéniste, dans leurs écrits, témoignaient de la solidité de la pensée du Dr Price-Mars.

Mais ce n’est pas sans heurts que se produisit la démarcation philosophique entre le disciple et le maître.  Les deux hommes appartenaient à deux classes sociales différentes.  Il s’ensuivit que leurs perceptions de la réalité sociale haïtienne ne pouvaient s’accommoder d’une définition jugée étriquée de la notion de classe sociale, telle qu’elle était comprise par Price-Mars.  Si les deux écrivains reconnaissaient l’humain à travers les situations concrètes dans lesquelles l’individu évolue, il existait, pour l’un, des situations objectives méconnues par les institutions socio-juridiques haïtiennes, tandis que, pour l’autre, la société entretenait des clivages qui contrevenaient à “l’affirmation de l’égalité foncière des hommes”.

D’autres facteurs entrent en ligne de compte quand on analyse l’opposition entre Jean Price-Mars et François Duvalier.  Il ne s’agissait pas, de prime abord, d’une simple escarmouche de frontière, mais d’un conflit idéologique dans lequel les protagonistes proposaient avec un certain détachement, chacun en ce qui le concernait, des solutions aux problématiques questions de la vie haïtienne.  Par la façon dont le conflit a évolué, les problèmes en question se trouvaient posés au niveau de la dialectique.  Dès lors, la coexistence entre les deux tendances d’une même pensée ne pouvait être pacifique.  La tension qui en est résultée montrait que le duvaliérisme n’avait pas accepté une interrogation honnête sur des principes qui exigeaient une réévaluation de la notion de classe dans la société haïtienne.

Or, malgré les apparences, la lutte des classes en HaÏti n’a jamais été une simple question de conflit entre Noirs et Mulâtres, encore moins l’expression du rapport de forces entre deux aristocraties noire et jaune.  Il s’agit plutôt d’une question fondamentale qui met aux prises nantis et démunis, quelle que soit la nuance épidermique.  À l’époque du Mouvement de Praslin, à la chute de Boyer, Jean-Jacques Acaau disait déjà : “Neg rich ce mulatt, mulatt pov ce neg.” (Un nègre riche est un Mulâtre, un Mulâtre pauvre est un Nègre.)  Une formule lapidaire, mais assez judicieuse qui mettait l’accent sur la détention de la richesse plutôt que sur la couleur de la peau comme condition objective de l’appartenance à une classe sociale.

mardi 20 novembre 2012

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 33e partie


Ne faut-il pas vénérer en J.C. Dorsainvil l’initiateur et le régulateur d’une pensée, plus tard approfondie par le Dr Jean Price-Mars, et à laquelle se référaient volontiers les tenants de la génération indigéniste ainsi que les clercs du mouvement nationaliste, déconcertés par la diffusion des analyses a priori, mais satisfaits d’avoir trouvé, dans les écrits de l’éminent sociologue, des matériaux dont la résistance vérifiée par des techniciens de métier s’avérait d’une grande utilité pour les ouvriers de disciplines diverses.

Devant tant de capacités, le Dr Duvalier ne pouvait se permettre d’ignorer les problèmes soulevés par son aîné, ainsi que la technique utilisée par ce dernier pour exercer une admirable séduction sur ses contemporains et sur les générations successives d’intellectuels, enthousiasmés par la façon dont le maître avait abordé les questions d’histoire haïtienne et essayé de les résoudre en proposant une méthodologie qui avait définitivement capté l’imagination du médecin attaché à la campagne anti-pianique.

Le travail de sociologie historique entrepris plus tard par le Dr François Duvalier constituait donc le prolongement de l’oeuvre littéraire et scientifique du Dr Jean Chrysostome Dorsainvil. Il existe dans la pensée de l’un comme dans la réflexion intellectuelle de l’autre une part d’observations et de conclusions dont la validité enrichit la portée de l’effort des deux penseurs haïtiens, témoins de deux époques différentes.  Le lien qui les unit ne représente pas seulement la soudure entre deux générations, mais une contribution éminente à l’édification de la pensée historique haïtienne.

Le développement de la crise nationale avec le débarquement des marines et la persistance de l’occupation américaine a élargi le contexte de la problématique à laquelle se trouvaient confrontés deux écrivains, parmi d’autres, dont l’orientation politique et philosophique devait stimuler l’effort de générations soucieuses de valoriser l’héritage pour imposer la tonalité d’une voix qui évoquait, sous tous ses aspects, le drame haïtien.

À ce moment, les illusions étaient détruites.  Les intellectuels haïtiens commençaient à se découvrir entre eux des affinités profondes et à penser haïtien à la faveur de principes professés par le Dr Dorsainvil et qu’il était permis désormais de tenir pour acquis.

lundi 19 novembre 2012

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 32e partie


MOUVEMENT INDIGÉNISTE

Pour Anthony G. Pierre, comme les grands théoriciens politiques haïtiens du XIXe siècle, le Dr Jean Chrysostome Dorsainvil s’est répandu en essais, articles, discours et dissertations pour défendre les valeurs haïtiennes et pour éviter à la nation les périls menaçant sa souveraineté.  Le Dr. J. C. Dorsainvil appartient à la brillante constellation des penseurs et écrivains haïtiens confirmés dans leur talent par le verdict des générations successives.  L’auteur des Bases Biologiques de la Pédagogie et de Vodou et Névrosé était un géant de l’intellectualité haïtienne, un maître à penser, préoccupé par la valorisation de la culture nationale et par l’intégration de celle-ci à la place qui lui convient.

Historien conscient des limites de la connaissance humaine et des richesses de l’histoire nationale, il a approfondi, à l’intention des clercs de sa génération et pour les chercheurs de l’avenir, les questions que pose au dialectitien la déontologie à l’usage de ceux qui font de la vérité et de l’objectivité les paramètres par excellence de l’objet historique.

Sociologue et ethnographe, il s’est penché sur la société haïtienne pour en dégager les tares, les préjugés et les complexes, afin d’arracher l’homme haïtien à l’abâtardissement et à l’engourdissement dans lesquels le maintenait un bovaysme écoeurant, fruit d’un éclectisme de pacotille et de la sotte pédanterie de nos élites asservies.

Philosophe et penseur, le Dr Dorsainville a entrepris une tentative réussie pour dégager les règles pratiques permettant à la communauté haïtienne, menacée de sombrer dans la décadence et la sclérose, de s’engager dans la voie de la civilisation, en prenant conscience des comportements et des fatalités inhérents au malaise dans lequel elle s’enlisait.

Là ne s’arrêtaient pas les brillantes qualités intellectuelles du penseur et la profonde technique du savant, dont l’effort de réflexion sur les problèmes de son milieu et sur les solutions à offrir à ses concitoyens constituait un ensemble de démarches utiles, susceptibles de conférer au peuple haïtien ce que Auguste Comte, dans une perspective positiviste, appelait “la présidence mentale de l’avenir”.

Comment s’étonner que la pensée large et profonde du Dr. J.C. Dorsainvil, diffusée à travers les pages d’ouvrages aussi divers que Vodou et Névrose, Vulgarisations Scientifiques, Problèmes de l’Enseignement et Bases Biologiques de la Pédagogie ait influencé des générations sucessives d’intellectuels au point que personne n’ait osé en contester ni la légitimité ni la fécondité?  Inutile de faire remarquer avec quel enthousiasme et empressement les clercs de la génération de l’Occupation, plus particulièrement ces indigénistes, philsophique et littéraire, avaient accueilli les leçons du maître dont la logique renforçait les méthodes les plus exigeantes dans le champ de la pensée haïtienne.

Dans les écrits sociologiques et historiques du Dr Dorsainvil, particulièrement Mémoire sur la Mentalité Haïtienne, La Civilisation Haïtienne et Notre Mentalité est-elle africaine ou gallo-latine?, le Dr François Duvalier avait trouvé une source si éloquente et si riche d’idées qu’il présenta ce travail d’historien comme une réfutation historique haïtienne au rang d’expérimentation.

C’est que l’enseignement du Dr Dorsainvil, par la noblesse qu’il apportait à la recherche scientifique haïtienne et par les voies qu’il traçait aux puînés, servait de guide et de conseil prodigués par le sociologue et par le philosophe concernés par la crise de l’objectivité dans le milieu intellectuel haïtien.  Volontiers, le Dr François Duvalier, s’était mis à l’école de cet artisan de la culture pour séparer l’Histoire de la propagande et pour faire de la connaissance du passé un répertoire de faits et d’événements dont l’analyse objective assurerait le triomphe de la raison sur l’utopie.

Il avait appris à la lumière des enseignements du Dr Dorsainvil à recenser dans leur diversité les civilisations humaines et à reconnaître la valeur réelle ainsi que la relativité attachées à la culture haÏtienne.  On ne peut donc s’étonner du résultat obtenu par le coauteur de problème des Classes à travers l’Histoire d’Haïti et par l’attention marquée du futur Président d’Haïti aux idées et concepts empruntés au géant de l’intellectualité haïtienne, idées qui avaient éminemment présidé à l’élaboration de la pensée du leader noiriste.  Comportement si naturel qu’il a permis au Dr François Duvalier d’enrichir sa connaissance idéologique de matières qui avaient profondément pénétré la mentalité intellectuelle de sa génération et largement contribué à poser les jalons de la grande commotion sociale de 1946.

jeudi 15 novembre 2012

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 31e partie


TIMOTHEE PARET (1887-1942)

SA VIE
Timothee Paret est né à Jérémie le 21 avril 1887.  Il fait ses études dans sa ville natale.  Licencié en droit en 1911, il milite tour à tour dans l’enseignement, le journalisme, la magistrature et l’administration.  Il est mort à l’âge de 75 ans, en 1942.

SON OEUVRE
Il a publié LUEURS SEREINES (1908), JEANINE (1908), L’ÂME VIBRANTE (1913); FLEURS DÉTACHÉES (1917); NOUVELLES FLORAISONS (1927); DANS LA MÊLÉE (1932).

SON ART
Il est chantre de l’amour, de la douleur, de la patrie et de la nature.

Il conseille d’aimer: “Aimons-nous, car l’amour gouverne la nature”. Mais, pour lui, de l’amour à la douleur il n’y a qu’un pas. Sa fiancée qu’il aime est emportée par les flots.  Ce sera pour lui l’occasion de pleurer:

Les larmes on coulé de mes yeux bien des jours
Mélancoliques offrandes aux défuntes amours....

Un instant consolé, il chantera dans L’ÂME VIBRANTE, la sainte liberté.  Dans un poème écrit pour Massillon Coicou lâchement assassiné, il prédit le jour où Haïti sera grande et forte.

Paret croit en la fatalité de l’amour.  Ce sera son thème favori. Ses poèmes manquent d’originalité, bien que leur forme soit travaillée.  Sa versification est fidèle aux prescriptions des romantiques français.

VIRGINIE SAMPEUR (1839-1919)

SA VIE ET SON OEUVRE
Virginie Sampeur est née à Port-au-Prince le 28 mars 1839.  Elle milita dans l’enseignement.  Elle commença à versifier très jeune, à l’âge de 17 ans. Elle collabore dans diverses revues et journaux de son époque.  Elle est la première femme de Lettres Haïtiennes.  Elle se maria très jeune au poète Oswald Durand qui l’abandonna.

Elle a laissé un roman inédit ANGÈLE DUFOUR et des poèmes disséminés dans les revues littéraires.

Virginie Sampeur est le poète de la tristesse. Elle recherche même cette tristesse pour mieux s’apitoyer sur son malheur. Elle est surtout connue dans la littérature pour son poème L’ABANDONNÉE, où elle dit son orgueil de femme blessée et abandonnée, et son souhait ardent de voir mourir celui qui l’a délaissée (sans doute O. Durand):

Ah! si vous étiez mort de mon âme meurtrie
Je ferais une tombe où, retraite chérie,
Mes larmes couleraient, lentement, sans remords...

Virginie Sampour a eu son temps de célébrité. Elle mérite par conséquent qu’on signale ses poèmes, quitte à regretter qu’il lui manque et le souffle et le charme ailés qui font la séduction des grands poètes”. 

lundi 12 novembre 2012

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 30e partie


CONSTANTIN MAYARD (1882-1940)

SA VIE
Constantin Mayard est né à Port-au-Prince en 1882.  Il fait de bonnes études au Collège St Martial.  Il milite dans le journalisme. Enfant chéri de la politique, il occupe les fonctions des plus diverses : député, ministre, sénateur, ambassadeur.  Il mourut à Santiago de Chili en 1940.

SON OEUVRE
De la solidarité (conférence: 1918); Haïti (conférence : 1934).  Il a publié de nombreux poèmes dans les revues et journaux haïtiens.  Milo Rigaud a réuni quelques uns en 1933, qu’il a édité sous le titre de TRENTE POÈMES.

Le poète a des goûts, des désirs, mais en parnassiens, nulle part, il ne laisse parler son coeur. Il a plus tendance à railler et à badiner.

Son poème TAMBOUR annonce l’école indigéniste. Malgré l’abus de mots sonores et juste parfois, les poèmes de Mayard sont charmants.  “Ils ont un charme gratuit, évanescent, tout à fait fin de siècle”. 

CHARLES MORAVIA (1876-1936)

SA VIE
Charles Moravia est né à Port-au-Prince, le 17 juin 1876. Il milite dans l’enseignement comme professeur au lycée de Jacmel, puis dans le journalisme comme collaborateur de la Ronde, directeur-fondateur de LA PLUME ET DU TEMPS.  Il se mêle de politique et devint Sénateur de la République sous le gouvernement de Vincent.

Il meurt le 11 février 1936.

SON OEUVRE POÉTIQUE
Moravia qui est un grand dramaturge a flirté avec la muse.  Comme poète, on lui doit : ROSES ET CAMELIAS (1903); L’INTERMEZZO (1917).  Autres poèmes de Henri Heine, mis en vers français (1918).

SON ART
Discipline de Etzer Vilaire, Moravia a fondu dans ses écrits tous les enseignements du passé.  Dans ROSES ET CAMELIAS, il se prend d’un amour sans borne pour les parnassiens.  Il écrit des sonnets qui sont des réussites.  Avec “La Femme en Bleu” il est disciple de O. Durand. Son drame en vers LA CRETE A PIERROT, le met au rang des poètes patriotiques.  Plus tard, il met en vers L’INTERMEZZO du poète allemand Henri Heine. Il fait aussi la traduction d’autres poèmes de Heine.

“Les imitations de Moravia sont presque serviles”.  Il ne s’en cache pas.  C’est à quoi il voulait aboutir.  Son thème favori c’est l’amour.  Un amour plus craintif que triomphant.

“Seule la forme est personnelle chez lui et consacre son talent réel de versificateur” 

samedi 10 novembre 2012

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 29e partie


EDMOND LAFOREST (1876-1915)

SA VIE
E. Laforest est né à Jérémie le 20 juin 1876.  Il fait ses études sous la direction de son père, et devient dans la suite professeur des différentes écoles secondaires de sa ville natale.

Rentré à Port-au-Prince, il fut tour à tour Chef du Bureau à l’Administration des Finances, Chef de Division au Ministère de l’Intérieur, Inspecteur de l’Instruction Publique.

En 1915, après avoir vivement protesté contre la convention haïtiano-américaine dans le journal LA PATRIE, il collabore aux journaux et revues de l’époque particulièrement à la Ronde et à Haïti littéraire et Scientifique.  Il fonde et dirige avec le concours de Dantès Bellegarde Abel Léger, Haïti Littéraire et Scientifique. Il se donna la mort, en 1915 pour protester contre la signature haïtiano-américaine.

SON OEUVRE (prose) : À propos de culture Allemande Alibée Féry : sa vie, son oeuvre : l’oeuvre poétique d’Etzer Vilaire; l’oeuvre des poètes; la Dernière des Fées.

(poésie) : l’évolution (1901); poèmes mélancoliques (1901); Sonnets-Médaillons du XIX siècles (1909); Cendres et flammes (1912).

POÈME MÉLANCOLIQUES
Ce recueil est d’un poète qui veut ignorer les appels de son coeur. Edmond Laforest semble prendre une part très mince aux activités de notre monde.  Il s’enferme dans sa tour d’ivoire pour contempler le monde, il se veut alors stoïque et fier :

Oh! qu’il faut que souvent l’homme meurt en pleurant
Stoïque comme un chêne effeuillé triste et grand :

Ce qui ne l’empêche pas de composer de longues dissertations sur l’amour maternelle:

À la grise clairière, une silhouette fine
De lente jeune fille apparaît, se dessine
Légère comme sur sa tige un frêle épis
Sur le fond clair-obscur du grand bois assoupi

SONNETS MÉDAILLONS (1909)
“L’ambition du poète, inspirée en cela par les jiambes d’Auguste de Barbier est de traduire la pensée du 19ième siècle et d’en rendre la physionomie par les portraits des hommes illustres qui l’ont consacrée” (G.G)

Deux Haïtiens, Toussaint Louverture et Alexandre Pétion ont trouvé place dans cette galerie de portrait.  Le dernier sonnet est cependant consacré à Jésus.

SONNETS MÉDAILLONS est un parnassien qui cherche à exercer sa domination absolue et constante sur l’expression des idées et des sentiments”.

Le recueil aussi d’un chrétien qui croit plus en Dieu qu’en la science.

CENDRES ET FLAMMES (1912)
C’est le meilleur recueil d’Edmond Lafôrest.  Il s’y mêle poèmes parnassiens et symbolistes.  L’auteur a lu Verlaine et s’en souvient dans RÊVE GRIS.

Il pleut sur mon coeur, il pleut
Sur les parois gris sombre
Sur mon coeur sombre il pleut
Mes rêves vont dans l’ombre
Follement et sans feu....

Dans ce recueil, des poèmes comme RÊVE GRIS, RÊVE BLANC, BERCEUSE, LA ROSE BLANCHE sont des réussites.

L’ART DE LAFOREST
Il a été beaucoup plus parnassien que symboliste.  La forme de ses poèmes ne sont pas aussi bien travaillé que celle de Seymour Pradel.

Il a écrit des poèmes fins et délicats “Toutefois, il est rare de trouver chez lui un de ces vers charmants qui pénètrent l’âme et la font rêver.”

SEYMOUR PRADEL (1875-1943)

SA VIE
Seymour Pradel est né à Jacmel le 10 juillet 1875. Il fait ses études au Lycée Pétion et devint répétiteur à ce même établissement.

Il se lance dans la politique et faillit devenir Président de la République en 1930, après avoir été successivement Ministre de l’Intérieur et Sénateur. Il meurt en 1943.

SON OEUVRE
Son oeuvre comprend : a) des articles critiques b) des fantaisies, c) de nombreux vers; le tout publié dans les principaux revues et journaux de l’époque. Il signait souvent du pseudonyme de Jean Riprat ou Jean Ribien.

SON ART
Il est le poète parnassien par excellence.  Il applique la théorie de l’art pour l’art préconisé par Leconte de Lisle.  Il rejette “le coeur comme siège de l’inspiration poétique”:

Non ne cherche jamais, poète, à vouloir lire
Dans ce mystérieux livre du coeur humain....

Nulle part, on ne le surprend à confesser ses doutes, ses tristesse et sa passion.  D’ailleurs, il a horreur des “sanglots et des cris”.

“Pradel aime mieux se pencher sur tel poème, le ciseler, le polir, en faire un chef d’oeuvre de pareté et de style”:

Elles m’ont paru dans leur grâce pamée
Et dans l’alba splendeur de leurs corps sculptureux....
Leurs yeux, bijoux sertis dans le vivant Paros,
Avaient l’étrange éclat d’une antique camée....

Rien n’est plus beau à écouter que le ronron charmant de ces poèmes travaillés”.  On relit avec plaisir ses vers qui ne sont pas ceux d’un témoin, mais d’un artiste” (G. Gouraige)

Seymour a écrit pour le plaisir d’écrire. Il a travaillé, poli, cisélé ses poèmes et a atteint le beau, certes, mais une beauté qui participe aux recherches des écrivains décadents, coupés de leur milieu social.

jeudi 8 novembre 2012

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 28e partie


Nostalgie du poète

Vieux a la nostalgie des temps passés avec tous leurs cortèges de conventions souvent périmées.  Il est courtois, spirituel. Il est créé pour l’élégance et la splendeur des cours.  Le siècle de la robe à parements de dentelles, de la “chemise à jabot”, de la perruque poudrée.  Il rêve d’être marquis et sa dame duchesse.

Vie élégante et polie, boudoir bleu d’azur qui fleure la bergamote, sentiments tendres, devinés et jamais dévoilés. C’est au siècle galant qu’il aimerait vivre (Marivaudage).

D’ailleurs, à l’occasion, il avoue tout simplement qu’il en a assez des jours ensoleillés, de la nature trop belle, toujours verte en toutes saisons. Il rêve de paysage “blanc comme une tombe”.

Oh! contempler ailleurs des sites désolés
Et pouvoir être enfin dans un pays de neige,
Un froid pays de brume au ciel morne et glacé,
En Hollande, en Suède, en Islande, en Norvège. 
(Sasiété)

Il semble méconnaître la mythologie vaudou.  Il remonte l’histoire de la civilisation grecque pour implorer les dieux paiens de l’Hellade “maîtres du feu, de l’eau des forêts et du vent”, leur tresser des guirlandes de myrthe, d’anémone et d’odorants jasmins.  Il leur offre des libations, de suaves gâteaux et de pur miel attique.

Le pré-indigéniste
Cette nostalgie est passagère. Le poète est vite conquis par la nature tropicale, éblouissante magnifique.  Presque tous ses vers rendent compte des monts et des vastes plaines aux sources jaillissantes, des fruits dorés, lourd de suc, de la brise qui court joyeuse entre les bananiers.

Il admire la nature.  Il la décrit en impressionniste.  Aucun débordement digne d’un romantique. Mais, quel crayon délicat que celui de Vieux. Voici Cott-Plage “un coin de mer, un pan d’azur, un vol d’oiseau”; Furcy : “un sentier s’étendant rouge sur le plateau” qui met des frissons verts au front des monts lointains.  Voici la mer, la mer calme avec des barques de pêcheurs aux rames indolantes”, des fleurs, beaucoup de fleurs : lilas, jasmins, buis, orangers, lauriers-roses et résédas qui parfument et font l’enchantement des soirs tropicaux. (Cott-Plage, Furcy, Parfums du soir, Correspondances, Réveil).

Le dernier texte de “L’aile Captive” est un hymne au paysan haïtien, toujours asservi à la glèbe, refaisant “le sillon tracé par les ainés partis sans funérailles”.  Ce sont des héros inconnus, les obscurs gardiens de l’héritage des ancêtres. Ils ont constamment les yeux et la mémoire remplis des tempêtes et des jours de désastres qui dévastent leur champ et écrasent leurs chaumières.  Vieux attristé se demande:

Quelle main tout à coup, levée à l’horizon,
fera renaître en eux l’allégresse et la force....
O vous qui connaissez le tragique malheur
Qui frappe sans pitié ses enfants de la terre....
Faites sur eux le geste auguste du semeur.
(Le paysan)

Dans DERNIÈRES FLORAISONS, le poème HEROS est consacré à magnifier nos aieux Aradas et Nagos, hommes rudes et forts qui vainquit “les faces pâles”, Aieules et Domination rendent compte de ses hérédités afro-européennes. Ces textes, ainsi que PAYSAGES parlent des attaches de Vieux avec l’École Patriotique en même temps qu’ils annoncent l’École Indigéniste de 1927.

Art de Damoclès Vieux

L’oeuvre de Damoclès Vieux témoigne que la littérature haïtienne, nourrie de l’âme nationale peut valablement s’enrichir au contact d’autres littératures, et se renouveler.

Précision, clarté, simplicité, élégance sont les qualités essentielles de ses poèmes.  Les influences des littérateurs étrangers sont indéniables, mais la forte personnalité du poète confirme à ses compositions une marque originale qui conquiert le lecteur à première lecture.

Il écrit souvent en stances.  Rythme riche et cadencé, élégance des fois mièvre.  Vieux laisse le modèle d’une poésie sincère, affranchie de toute rhétorique, une poésie où dominent la musicalité des vers et le prestige de la forme et qui annonce tantôt L. Laleau, tantôt Émile Roumer.

“Dans une forme impeccable, Damoclès Vieux cisela des choses fines et délicates, jeta une efflorescence de miellures artistiquement travaillées sur un fond d’amertume et chanta l’amour léger qui fait crier la chair et l’âme, qui tue et que l’on adore quand même” (Seymour Pradel, in les Deux Tendances).

Dominique Hyppolite de son côté porte le jugement sur l’oeuvre du barde “Émotion discrète, délicatese des sentiments d’une âme hautaine et pourtant pleine de tendresse grâce, élégance de la forme, couleurs somptueuses, c’est tout cela que l’on rencontre dans les pages de Damoclès Vieux, esthète admirable qui, avec Probus Blot, renouvela la poésie haïtienne en y apportant la vie et son frémissement...” (In préface Dernières Floraisons).

mardi 6 novembre 2012

LITTÉRATURE HAÏTIENNE - 27e partie


DAMOCLES VIEUX (1876-1946)

Introduction

Damoclès Vieux est le dernier des grands romantiques attardés du début du XXème siècle haïtien  Il est le poète de l’amour et de la mélancolie sans cause.  Poète du bonheur convoité et insaisissable.  Chantre de nos paysages, de la campagne haïtienne et de nos hérédités, il écrit des textes qui l’apparentent à Durand et qui font de lui le proche précurseur des poètes indigénistes de 1927.  Il a la nostalgie des salons galants du 18e siècle et fait du marivaudage.  On comprend qu’il en a assez de l’éternelle splendeur des couchants ensoleillés et qu’il rêve d’un ciel où il y a plus de douceur et d’ombre à son coeur : un pays de neige aux sites désalées.

Nourri de classiques grecs et latins, formé par des professeurs qui lui inculquèrent goût des grandes oeuvres des 17e et 18e siècle français, admirateur des romantiques, parnassiens et symbolistes européens, et se souvenant d’eux quand il écrit, Vieux peut être offert comme un exemple réussi de poète éclectique.

Sa vie, son oeuvre
Democlès Vieux est né à Port-au-Prince, le 14 novembre 1876.  Il fait ses études secondaires et primaires au lycée Pétion. Il est nommé répétiteur puis professeur de lettres à ce même établissement. Il collabore à la Ronde où il publie une bonne partie de ses poèmes. Son recueil L’AILE CAPTIVE qui paraîra en 1913.  Happé par les engrenages de l’administration publique, il est nommé successivement Chef de Division au département des Travaux Publics, de l’instruction Publique et de l’Agriculture. Il retourne au Lycée Pétion, cette fois en qualité de Directeur.  C’est là que le gouvernement de 1930 le choisit pour en faire son Secrétaire d’État de l’instruction Publique.

Marié à Yane Martelly, il eut un fils unique, emporté très jeune par une maladie.  Ce coup le desespéra amèrement et lui inspira des poèmes mélancoliques.  Il ne survécut pas longtemps à la publication. Il meurt le 23 mai 1936.

En 1947, ses derniers poèmes furent réunis et publiés par les soins de son épouse sous le titre de DERNIÈRES FLORAISONS.

PRINCIPAUX THÈMES POLITIQUES D. VIEUX

Poète de l’Amour éternel

Vieux publie son premier recueil à 37 ans, à un âge où il affirme avoir vécu.  Il a butiné aux corolles des lèvres, il “connaît” la beauté des levants qui s’irisent, il a joui des bienfaits de la liberté, du soleil et de la chanson des brises.  Assagi, il dépose son coeur au pied de sa belle dont “le charme est moins vain que les horizons d’or”.  L’aile Captive, il aspire au bonheur.

C’est donc le souvenir de ses expériences de jeune amoureux qu’il nous fait revivre dans l’Aile Captive. Il a aimé toutes les femmes belles et distinguées, mais a rarement connu le bonheur.  Le bonheur est insaisissable “on ne le tient jamais captif entre les mains” (Le bonheur) Fou d’affection, mais impuissant, le poète le regarde passer par de clairs matins “vêtue de mousseline et de fines dentelles”, véritable déesse des bois. VISION D’ÉTÉ, SOIR DE RÊVE, VAINS SONGES sont des textes charmants où Vieux brûle du désir de goûter à l’ivrese de la volupté.  Il souhaite en vain voir l’être aimé en robe blanche lui apporter l’Amour, le bonheur. Il a froid au coeur.  Avril est venu et la solitude assiège sa maison:

J’ai souhaité de vous voir belle sur mon chemin,
Je t’ai dans le jour clair fermement attendue
Pour te donner mon âme en te donnant la main,
L’or du couchant palit, et tu n’es pas venue.
                                    (Attente)

Ce bonheur arrive plusieurs fois à travers le recueil, sous des visages différents. La première fois, un soir de décembre, à l’église.  Vieux, le confesse avec délicatesse dans “Billet”.  Un texte bien ciselé popularisé par une valse de Ludovic Lamothe et la voix tendre de Martha Jn Claude. Vieux aime sa belle pour ses yeux, ses lèvres, son sourire.  Elle est venue par les chemins de la tristresse, un lys de tendresse à la main. Elle défend contre l’ennui, sa solitude et dirige ses pas qui chancellent (Litanies)

Malgré toi, malgré moi nos yeux se rencontrèrent,
Je ne sais pas pourquoi tu détournes les tiens,
Il suffit, cependant; Nos âmes se parlèrent,
Et ce fut entre nous la plus tendre des liens 
                                (Billet)

L’amour du poète est pur.  Il est a demi vécu, demi rêvé. Jamais charnel. Il recherche une âme semblable à la sienne. Et quand, au bal, au boudoir ou sur la route publique, il croit le reconnaître, il frémit, s’émeut et se lamente enfin quand il réalise qu’il fait des rêves de poète.

O mon coeur! Ton destin misérable s’achève.
Compte stoïquement les débris de ton rêve
Comme un héros vaincu ses blessés et ses morts

Mais éternellement amoureux, Vieux recommence quelques jours plus tard sa quête de bonheur toujours possible, toujours fuyant.

La tristesse du poète

Après les jours d’ivresse arrive les cortèges des “riens” qui jette un voile mélancolique sur toutes les amours du poète en attendant que l’habitude émousse la sensibilité et provoque la rupture.  Le poète est inquiet, jaloux.  Il croit comprendre que le souvenir ancien d’un profil effacé trouble la voix et le regard de l’être aimé.  Son coeur est désenchanté. Il médite sur la fragilité des choses humaines.  Son âme est lasse et l’heure qui sonne est comme un glas.  Il souffre de sentir son grand amour comme un oiseau captif qui bat de l’aile (Ultima hora, Le Masque, Tout un soir).

Constatant que son bonheur est passager, le poète prend le parti de jouir des lèvres et de la bouche brune qui s’offrent à lui, en silence et sans vaines promesses:

Tais-toi, pour que demain, après nos heures folles,
D’un éphémère lien il ne subsiste en moi
Que le cher souvenir de lèvres sans paroles
Et d’une âme énivrée et muette. Tais toi
                                         (Tais-toi)

Le poète en définitive est un insatisfait.  Rien ne lui va.  Il saisit les moindres occasions pour se lamenter et offrir en pâtures les lambeaux de son coeur au lecteur.  Il se répète trop.

DERNIERES FLORAISONS recueil posthume n’éclaire pas davantage les causes de la tristesse profonde du poète. Il est vrai qu’il se fait vieux qu’il médite sur le passé, qu’il pleure son fils. Mais c’est l’époque où assagi, il chausse ses pantoufles et moins folâtre se fait une conception plus sereine du bonheur.  Ce n’est plus un bien lointain difficile à saisir par l’homme. Il est toujours à portée de sa main:

Respirer avec joie un arôme des bois
Voir des aubes en fleurs avec de purs émois
Entendre un chant ailé comme un troublant message,
C’est du bonheur déclos qui se capte au passage
(Bonheur)

Il est vrai que Vieux est troublé devant les mystères de l’infini. Dans toute son oeuvre, une seule fois, il s’est adressé à Dieu, mais pour le nier. Il a parfumé d’encens les dalles, les parvis et les nefs des églises, offert des sacrifices aux dieux paiens, “ployés ses genoux sur les caillous des routes”, cherchant, implorant la vérité.  Mais, nul n’a répondu “aux accents désolés de la souffrance humaine”:

“Et j’ai compris enfin, ô cieux, la chose amère,
Que tous les dieux sont morts, vous ayant désertés 
(Le Pèlerin)

Il comprend alors que toute joie est éphémère et conclut que le pur et suprême bonheur est de glisser sans heurt dans une calme agonie. En bon romantique il se console aux bras de la mort:

La mort est seule vraie et seule salutaire
Gloire à toi, gloire à toi, Reine de l’infini
Toi seul sais donner aux martyrs de la terre
Le calme inaltérable et l’éternel oubli
(Le Pèlerin)