lundi 30 septembre 2013

PASOLINI ET LA VIE : ENTRE L’HORREUR ET L’INNOCENCE - 12e partie

La solitude s’oppose au monde du “on”, dévoilé, déshabillé qui s’apparente à l’objectivité de la nature que, du reste, il absorbe de plus en plus.  Désormais le Pouvoir se développe comme monde - plus que comme système - comme nouvelle naturalité où tout est transparent.  Ces dispositifs médiatiques ne troublent point cette transparence puisqu’ils opèrent par imitation, tandis que les objets technicisés fonctionnent comme appendices du corps propre désapproprié.  Le Nouveau Pouvoir gonfle et prospère sur les ruines de la séparation, en général, de la division sociale en particulier.  Autrement dit se reflète la masse qui se répète et s’agrandit dans son image magnifiée.  Le désir de la masse est illimité, de peur qu’il ne s’engorge aux carrefours du processus, les agents du “on”, les signes, sont là pour le canaliser, le codifier car il faut à tout prix éviter un Black out du désir socialisé.  Démocratie, attention consommez les droits démocratiques et jetez-en les déchets dans les poubelles prévues à cet effet!

Le Welfare State c’est la production du social par le social ou le social qui s’engendre lui-même.  Ce que le capital n’a pas réussi à imposer, la croyance en son immaculée conception, à savoir que le capital naît du capital, est en passe de se réaliser aujourd’hui.  Les individus baignent dans le social naturel et les multiples micro-institutions en forment les points de raccord.  Pasolini avait raison: le social est contagieux - et il avait raison de s’écrier dans Volgar’ eloquio: nessun modello di sviluppo, nessun modello neanche sviluppo!  On ne lutte pas contre un modèle de développement, contre les modèles, si l’on n’est pas contre le développement, c’est-à-dire la contagion.  Le social ne se constitue plus comme lien mais comme attitude, comportement.  Pourquoi aurions-nous besoin du lien quand nous avons déjà incorporé la séparation qui nous liait?  Le lien social, issu de l’échange symbolique, d’un art de vivre et de converser, d’une gestualité communicante, s’efface devant l’imitation de l’autre. C’est ce que Pasolini appelle, dans une récurrence obsédante, le processus d’homologation.  Que signifie le parler dialectal, les idiomes locaux, les tournures linguistiques propres aux quartiers, aux villes, aux régions, sinon l’enracinement protocolaire d’un code socio-linguistique ou la projection d’ombres, de zones d’opacité par lesquels il faut passer - qu’il faut traverser - pour communiquer.  Le parler populaire est un rituel qui s’accompagne d’intonations, de gestes, à valeur protocolaire, qui contraint au détour, au passage initiatique dans le code et l’imaginaire.  Ainsi la langue institutionnelle - lingua franca - développe des clichés auto-reproducteurs et les langues dialectales produisent de la distance, de la séparation, qui font sens.

Ne nous y trompons pas, le cliché, la mode, le message coagulé dans le signe loin d’unir, déstabilisent et éradiquent tout terrain symbolique commun (1) .  La société du Welfare est une société qu’a désertée la cohésion et qui s’est transmuée en continuum (technico-signalitique). La prolifération des institutions sociales qui soumettent tout critère politique à l’évaluation quantitative d’une capacité de paiement, accentue les demandes sociales.  Les individus se trouvent à l’intersection de différents groupes qui logent des demandes aux institutions.  Cette exposition exagérée aux organismes de tout ordre ôte toute valeur à l’institution en général, précipite les individus dans une autonomie illusoire et, conséquemment, dans un nouveau subjectivisme immoral, cynique et destructeur.  Désormais la contestation est devenue une fonction intégrée au mécanisme autolésionniste du welfare state, elle s’instaure comme clihé, réponse béhavioriste aux stimuli du système et fonctionne comme substitut de la fonction intégrante dévolue aux institutions traditionnelles.  Ce que Pasolini nomme la perte du réel, l’irréalité (hyperréelle) consiste en ceci: les clichés-signes se reproduisent à grande vitesse directement connectés au processus vital donc sans investissement moral et passionnel ni processus cognitifs; les institutions ne sont plus des faits sociaux culturellement sédimentés mais des clichés-signes, des macro-clichés (Zijderveld) qui s’inscrivent dans une signalitique de la désobéissance et de la contestation de toute valeur; la dégradation de l’échange symbolique (fin de la tradition, dissolution de la distance, remblai de la séparation) signifie le remplacement de la structure visible/invisible par la structure externe/interne: d’un côté une fonction “choc”, de l’autre un subjectivisme non moins “choc”.  Tout se passe comme s’il fallait que l’on se fasse voir, toucher, entendre, agir - selon le prototype de l’opération médiatique sur la “nouvelle”.  Au traitement “choc” de l’information correspond le traitement “choc” de la personnalité.

(1) Voir Anton Zijderveld: On clichésThe Supersedure of Meaning by Function in Modernity, Londres, Routledge and Kegan, 1979.


Ainsi dans le welfare state la société n’élit pas sa raison d’être dans un ailleurs qui la transcende, ne s’interroge pas sur elle-même à partir de la séparation d’une origine donatrice de sens ni ne s’institue dans la représentation de l’Autre (que ce soit le barbare, le sauvage, le gueux ou le prolétaire), elle se remplit de signes dévorant les rites tels des enzymes et qui convergent vers la personnalité désappropriée et dédoublée fonctionnant comme micro-simulation institutionnelle du consensus total.

L’inflation se love dans la subjectivité qui se mue en subjectivisme forcené; elle nous ronge de l’intérieur, suce le manque réel, fait hypnotiquement miroiter la complètude de l’assouvissement, à tel point qu’il s’agirait de le désamorcer par les techniques de dissuasion-persuasion.  Par cette inflation, que Christopher Lasch nomme culture of narcissim, la personnalité subjectiviste-intimiste (intimité extravertie) devient fonction du Pouvoir. Qu’est-ce que le Pouvoir, sinon la puissance abstraite qui régit les circuits du processus vital!  La fonction permet au Pouvoir d’agir sur le fonctionnel, de le réglementer.  Dès lors s’insinue un chantage universel: continue, conforme-toi, accélère et travaille - sinon on te débranche et tu sautes.  La voix du “on”, la voix muette du sphynx, c’est la voix de la programmation.  La vie est programmée, la mort aussi.  Et la mort se dérobe - les techniciens l’ont volée, qui a intégré les quartiers expérimentaux de l’acharnement thérapeutique. Les média canalisent la mort qui se consomme par le signe.  La mort - ultime séparation - est homogène au vivant (M. Cornu) elle occupe toute la place comme objet scientifique de recherche, disparition du cadavre et refus de la mort.  Comment la société pourrait parler de la mort autrement qu’en termes thanatocratiques-thanatopraxiques - dont la fonction est de faire disparaître le corps et le cadavre - quand les signes fonctionnent socialement, c’est-à-dire quand la société se dévore elle-même dans la consommation du social!  Le Pouvoir - athanée prend en charge la mort, la gère médicalement et pharmacologiquement, sécrète un nouvel imaginaire qui bannit la honte, la répugnance, la pourriture et le deuil; il devient phantasmatique, incontrôlable et incompréhensible - mais civilisé.  Exécution par piqûre sans bâvure, contrôle des populations, Death Control.

Le rapport entre le Pouvoir et la technique (la société technicienne) se donne pour ce qu’il est: discours anthropophage, cadavérisation de la société, que rend possibles la disparition du cadavre (1).  S’éclairent alors les gestes posés et les paroles prononcées par les personnages de Porcile et Orgia.

Dans la première pièce (qui fait partie du film du même nom - La Porcherie) Julian, fils de grand industriel allemand (Klotz), s’offre en pâture aux truies, aux cochons.  Depuis son enfance, Julian fréquente la porcherie sous les regards silencieux des paysans rattachés à la propriété du père: tous les jours il rend visite aux bêtes, s’approchant d’elles qui l’attirent et mobilisent son affect, sa conscience, sa sexualité, son être.  Mais les paysans ne sont pas les seuls à connaître le “secret” de Julian; un certain Herdhitze, criminel de guerre nazi ex-professeur Hirt devenu un géant capitaliste de la technologie, donc concurrent de Klotz, est au courant de l’enfance de Julian.  Le père de ce dernier connaît le passé du médecin tortionnaire nazi de Hirt-Herdhitze.  Alors les deux magnats de l’industrie et de la technologie se neutralisent, aucun ne peut faire chanter l’autre.  C’est précisément un jour de “fête” célébrant l’union des deux capitalistes que Julian décide de poser le geste final. Peu avant cependant un dialogue extraordinaire et bouleversant a lieu entre Spinoza, la philosophe de la Raison et Julian, le suicidaire qui se conclut par l’abjuration de l’Éthique par son auteur lui-même: mes livres sublimes n’ont abouti à rien d’autre qu’à glorifier, analyser l’histoire bourgeoise.

“C’est vrai: la Raison (la leur) m’a servi à expliquer Dieu
Mais une fois Dieu expliqué, la Raison
a achevé sa mission, elle doit se nier:
Il ne doit rester que Dieu, rien d’autre que Dieu
Si je me suis arrêté sur quelque points, chers 
au vieux Spinoza, c’est pout te faire comprendre
combien a raison le nouveau, et combien ce dernier aime en toi
la seule, la pure présence d’un Dieu qui ne console point”.


(1) Il est intéressant de constater que le corps a disparu, comme les objets, comme la mort, comme l’échange symbolique.

samedi 21 septembre 2013

PASOLINI ET LA VIE : ENTRE L’HORREUR ET L’INNOCENCE - 11e partie

Le monde des objets perçus ne figure pas tout le réel mais en constitue la partie avancée; la destruction des objets par obsolescence et imitation entraîne celle de l’insurmontable et, au-delà, efface le manque, l’éloignement, l’altérité infinie de l’Autre.  Cet autre n’est jamais totalement atteint (comme une action dans le monde humain n’épuise jamais son intention) et peut-être n’est-il jamais totalement visé.  Le désir vise autrui dans l’ouverture, par la séparation et aussi par le manque.  Ce qui nous divise est ce qui nous lie, l’absence illumine la présence, le visible n’affirme pas une positivité mais est une station du voyage de l’invisible dans l’apparaître.  L’objet, par la distance et la séparation qu’il instaure remet en question le Même. Le paradoxe tient en ceci que la durabilité du monde des objets induit la stabilité de l’action humaine du rapport sujet-objet, en maintenant en vie le conflit et la séparation.  L’amour ou la passion du réel dont témoigne Pasolini ne se soutiennent que de pulsions magmatiques, violentes déchirures, discontinuités du réel.  J’atteins la réalité par ce qui me sépare d’elle, je dois plonger, y descendre par paliers, marcher dans la chair du temps et arpenter le monde.  La vérité est la marche elle-même que ponctuent les objets, avivent les obstacles.  N’est-ce pas le thème obsédant de théorème et Oedipe-Roi?

De premier film, on a souvent répété, et Pasolini l’explique davantage dans les Dernières Paroles d’un implie, qu’il représentait la rencontre avec Dieu.  Pourquoi en rester-là?  Comment se déroule, se déplie l’exposition du théorème?  Comment Pasolini met-il en scène l’ouverture infinie du Désir? Le père de la famille bourgeoise, patron d’usine, se dévêtit dans la gare, en plein public et puis il marche nu dans le désert nu, dans l’aridité, dans la couleur obsédante, cette couleur ascétique de l’universe désertique qui rappelle l’étoffe de bure des pélerins, de ceux qui marchent à travers le monde, dans l’ascèse.  Puis le cri final, le cri du commencement.

La société parlote, le Pouvoir l’écoute et la sonde, et elle se déshabille - tutto à all’aperto - le Pouvoir sodomise le privé sommé de s’exhiber.  Le père accomplit-il un rite commandé par le Pouvoir? Il importe d’insister sur cette différence: il se dévêtit, il ne se déshabille point.  De la gare lieu de transit, de feux, d’échanges et de trafic par excellence, Pasolini nous transporte dans le désert, dans la chair du sable vierge que balaient les vents.  N’oublions pas non plus qu’avant de se dévêtir le père a connu la tentation - comme Jésus-Christ dans le désert, ce Jésus qu’aime Dostoievsky - de suivre un jeune adolescent qui l’aguiche, et d’obéir ainsi à son homophilie; et il renonce.  Le désir est retenu, suspendu, par le manque et la séparation, il conduit au désert.  Désir désertique qui confère du sens à la nudité, abolit l’exhibitionnisme et le déshabillage.

Le père marche dans les sables, il marche dans la brisure de l’être, dans la séparation d’où s’origine la quête du désir, de l’Autre.  Il est intéressant au plus haut point que la rencontre avec Dieu qui est double - avec l’Autre et avec l’Autre qui existe en lui - cristallisée par la sexualité, illuminée par l’homosexualité, conduit le père dans une gare, dans un réel en transit où règnent l’indifférence, la promiscuité, le bruit et l’agglomération.  C’est ce réel là que le père tourne en dérision en accomplissant le rite du manque et de la séparation qui sont, d’ordinaire, rendus impossibles dans un tel réel (1).  Que signifie dissuader et fonctionner, sinon brancher le désir et le corps, directement et sans médiation sur le grand corps abstrait du Pouvoir.  La discussion s’avère une sidération.  Seule une société qui a rangé, destitué le monde objectal intime, infuse, diffuse le commandement de ne pas abuser.  Le message s’énonce comme suit: c’est ton corps qui se trouve connecté aux flux sociaux, au trafic du pouvoir, si tu veux le préserver, maintiens la connection, c’est elle que tu dois consommer et digérer, n’interrompts point le processus, ne consomme pas d’objet mais le signe de la consommation, digère l’ordre, si tu veux détruire alors détruis socialement, linéairement, détruis surtout des valeurs, la nature, toujours sous l’invite du signe.  Le message se termine: abolis tout rituel, consomme le signe à travers le signe.  La dissuasion de l’usage appose l’estampille de la mort avant la consommation.

Ainsi Pasolini fait effectuer à son personnage un saut qui atteste la radicalité de son choix.  Le père a sectionné la connection, il a libéré le désir de l’emprise du champ homogène de la signalitique consumériste.  Comment le saut a-t-il été possible?  Par l’intervention de Dieu, du sacré - Michel Cornu a montré comment le saut, celui de Kierkegaard notamment, implique la rencontre du divin avec un existant qui vit la condition existentielle de son désir.  C’est pourquoi tout saut est radical et n’est radical que le saut.  La deuxième condition nécessaire réside dans la physicalité du monde, sa puissance symbolique, sa concréité suggestive.

Le film Théorème ne représente pas qu’une rencontre mais plusieurs, témoignant en cela de la pluralité qui sous-tend l’intersubjectivité.  Ce serait trop long que d’apprécier tour à tour le choix du fils, de la fille, de la mère.  Je m’arrêterai sur le personnage de la bonne qui, avec celui du père, me semble le plus irradiant ou, pour employer un terme consacré, le plus positif.  Sa rencontre avec Dieu, toujours sous l’impulsion existentielle du sexe, la conduit dans son lieu d’origine, la ferme, la campagne, le monde paysan.  Elle aussi accomplit un rite qui est celui du recueillement et de l’ascèse.  Elle ne se nourrit que d’une soupe d’ortie, d’un suc purificateur et puis elle lévite, elle s’élève au-dessus de la ferme, des humbles regards paysans.  Sa lévitation - elle aussi fruit de la suspension du désir, du renoncement - symbolise à la fois la force, le nerf du désir, la séparation, ici d’avec la terre, et la déconnection, le débranchement.  Redescendue sur terre la bonne, vraie et sainte, se dirige vers un chantier désert et s’enterre, ses mains ramenant à son corps, à son visage la terre boueuse.  Ensevelie, elle symbolise tous les archai ensevelis, langues et civilisations archaïques dont on a prononcé trop vite la mort. Cette bonne rustique, campagnarde et religieuse, incroyablement physique dans un monde terrien puissament terrestre, incarne le caché et le réel, la voix et le corps perdus.  Le désert du père représente la séparation et la marche vers l’Autre.  Dans les deux cas Pasolini a voulu établir que le désir ne saurait surgir sans la solitude - la solitude authentique dans laquelle je fais l’expérience de la séparation, entre moi et l’ature qui vit en moi.  De cette brisure qui me rappelle que le tout n’est pas vrai, que je ne suis pas le tout ( même comme forme) jaillit la possibilité de la rencontre avec l’Autre.  Cette solitude authentique est l’expérience de l’existence chaotique, sauf-conduit du désir - qui déshabille le Pouvoir.

(1) Notons le décalage entre le début du film et le corpus de Théorème proprement dit : dans le monde ouvrier, de la lutte des classes tout est brouillé, confus, les travailleurs dans la société n’échappent pas aux pièges de celle-ci.  D’où la décalage entre le reportage et l’oeuvre du film, entre le pseudo-réel et le réel.

lundi 16 septembre 2013

PASOLINI ET LA VIE : ENTRE L’HORREUR ET L’INNOCENCE - 10e partie

Dans Il Caos Pasolini, encore une fois, nous livre cette intuition géniale que le Nouveau Pouvoir s’arrime au phantasme cannibale.  Toute cette inflation d’informations, de signes, de terrorisme, de prévisions du futur, atteste d’une peur d’être mangé, d’une thanatophobie qui se révèle plutôt thanatophilie, désir d’être mangé.  L’implosion, l’auto-destruction, l’autolésionnisme sont les marques de la psychose collective, renchérit Pasolini.  Ne pas abuser ( il n’est plus du tout question de mésuser) devient le leitmotiv par lequel la masse est med-usée, dirait Leo Sheer.  Tous les objets, à l’ère technique, ont revêtu la tête de Méduse. Quant à Janus il y a longtemps qu’on lui a intimé d’aller paître ailleurs!

Dans ces conditions la discipline est, à proprement parler, hors d’usage, puisqu’elle s’enracine dans le monde de l’usage donc régie par le contrôle politique et la conflictualité des classes sociales.  Le bannissement de l’objet et de l’usage a entraîné celui de la discipline qu’ont supllantée la séduction et l’autogestion de la punition panique.  Le livre de Leo Sheer recèle quelques idées rejoignant celles de Pasolini - le Pasolini corsaire, hérétique, luthérien, impie et chaotique, qu’il importe de signaler, même brièvement.

La barbarie ne consiste pas à exterminer un sujet, dans ce cas la mort le poserait encore comme sujet mais à annihiler par voie d’irréalisation (Pasolini) ou hyperréalisation (Sheer) du corps, des sens et de l’esprit.  À cela concourt l’agglomération urbaine où se tapissent les majorités silencieuses.  Plus la masse est muette et plus on cherche à la sonder; alors se mettent en branle les instituts d’opinion, les statistiques, la loi des grands nombres qui restituent.

La masse, la renvoient, la confirment à elle-même. Dans les sociétés traditionnelles la société était à l’écoute du Pouvoir, aujourd’hui le Nouveau Pouvoir ne cesse d’enjoindre la société de parler; alors celle-ci obéit et bavarde, balbutie.  Un Pouvoir qui se tait et qui écoute est terrible, il s’impose comme le nouveau Sphynx qui ne parle pas.  La question nous nous les posons nous-mêmes.  La légitimité nouvelle réside dans l’emploi d’une gigantesque oreille de Denis le Tyran.  Pasolini parlait de l’épuisement de la langue à parler d’émancipation et de Rapporto di intimità col Potere, d’une fonction hédoniste d’un consumérisme monstrueusement centralisateur (spavento-samente centralistico).  Léo Sheer conclut que la masse est a-sémiotique, expression qui n’aurait pas déplu à Pasolini d’ailleurs.  Comment une masse participerait-elle d’un univers sémiotique? Cela requerrait qu’elle constitue en magma explosif, qu’elle sécrète des forces dynamiques et violentes qui la traverseraient, il faudrait que des corps saignent et s’appartiennent comme corps et violence expressive. Or, le corps social s’épuise et nos corps sont branchés sur cet épuisement, ayant perdu tout savoir intérieur, toute gestualité naturelle.

Notre corps a subi le sort des objets et il est faux d’affirmer qu’il a été réduit à l’état objet car celui-ci peut être beau et revêtir une valeur sacrée ou témoigner d’une présence, d’une histoire, d’une intensité.  L’objet, de toute façon, se rattache à un ensemble de la puissance ou à une syntaxe de la domination et même à un monde de la discipline et du contrôle; il s’inscrivait, comme le corps, dans un champs de la souffrance, de la douleur, de la faute, du deuil, du pardon et du jeu - un champ d’inscription concommitant à l’accumulation.  En somme les objets ne peuvent pas exister pour leur propre compte, ils ne fonctionnent pas mais participent d’une atmosphère auratique dont Walter Benjamin a expliqué la disparition avec l’avènement de la reproduction mimétique en série et de la duplication technique du réel.  Aujourd’hui mon corps c’est l’image, l’objet, un médium sur lequel il se branche; l’objet circule, il fonctionne comme dispositif d’accélération, involution du processus vital et instaure avec moi un rapport de dissuasion de l’usage - une invitation à ne pas manger - comme pour exhiber, m’imposer l’ordre d’une puissance négative devant laquelle je ne puis que me sentir impuissant à moins que je me désapproprie de mon corps propre.  L’objet technicise, l’a-objet, est une imitation destinée à capter, enregistrer une autre imitation; il façonne ainsi une mémoire photographique comme l’écrit Leo Sheer, qui supprime toute marque vive, tout affect. La culture n’est plus la mémoire d’une blessure, la forme d’un deuil, la représentation d’un sacrifice, une appropriation de la mort, comme ont su le montrer Freud, Horkheimer, Mitscherlich, Artaud etc.....- elle désigne le règne de l’imitation. Dissuader l’usage signifie donc ceci: techniciser qui s’imite dans l’a-objet dans lequel il se reconnaît. Ainsi le corps se dédouble selon la fonction: corps médical, corps médium, corps technique, corps érotique etc... Tels sont ces corps, plus que vivants, des images puissantes qui croissent dans la circulation des imitations.  Avec la désappropriation du corps c’est la mort qui est bannie, techniquement refutée et oblitérée.

On embaume les corps qu’on expose; ou exécute à la piqûre comme on sauve la “vie” avec cette même piqûre; on interdit aux gens de mourir, ils doivent décéder proprement en bonne et due forme à l’hôpital; on massacre à la pollution, à la bombe atomique et on s’acharne à créer la vie en laboratoire; on manipule la mort comme on manipule la naissance.  Les japonais qui ont su ce qu’est la bombe se sont lancés à corps perdu (c’est le cas de le dire) dans l’imitation, dans un processus mille fois plus vital que le processus atomique (vitalité involue, implosée); il faut que ça continue sinon ça craque.  La vie de la société dépend de sa course à la mort, à l’imitation qui incarne la mort, comme mise à mort de la mort.  Du reste que veut dire la mort quant le gigantesque sphynx vous sourit, lorsque la bombe est suspendue au-dessus de vos têtes?

Mort de la mort, mort de l’individu, mort de la vie: Démocratie!  Attention le danger croît avec l’usage!  Évitez d’inhaler! La consommation (le consumérisme) qui occupe une place très importante dans la réflexion politique pasolinienne n’induit donc pas à une plate sociologie.


Pasolini lui attribue une rôle déterminant dans la production de cette “nouvelle humanité”.  La consommation est mise à mort, elle figure le mal qui revêt les oripeaux de l’embourgeoisement.  La production des corps et des mentalités analogues disqualifie toute tentative de situer la bourgeoisie du Welfare State comme classe sociale (Pasolini donne aussi l’impression de prononcer un diagnostic ontologique).  Elle apparaît bien plutôt comme maladie contagieuse, cancer.  Sous sa critique le bourgeois se révèle un vampire qui suce le sang de ses victimes, celui des jeunes des borgate, des étudiants, des ouvriers, des mères et des frères qui deviennent à leur tour vampires.  Cette vampirisation de masse est de nature terroriste et répressive, elle dévitalise et enlaidit.  Toute cette suite de mises à mort qui s’effectuent dans le welfare state découlent de la mort du sacré, de l’altérité et de la séparation.

jeudi 12 septembre 2013

LIVRE - FRUIT DE LA PASSION





"L'amour contenu dans ce livre enchantera votre coeur!  Je vous le recommande fortement"

Robert Morin, PhD

Bonne Lecture

mardi 10 septembre 2013

PASOLINI ET LA VIE : ENTRE L’HORREUR ET L’INNOCENCE - 9e partie

Il est possible de montrer le passage d’une représentation du Pouvoir à un système de Nouveau Pouvoir dans les termes du paradoxe.  Notre société est une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire une société d’usagers.  La figure de l’ “usager” apparaît au moment même où la valeur d’usage des objets diminue voire disparaît.  La glorification du travail accompagne la disparition du monde des objets; la prolifération des besoins s’accorde à l’obsolescence des objets que corroborent la dissociation du savoir et de la pensée et la disparition du sujet réflexif au profit du sujet opératif.  L’objectivité du réel n’est plus garantie par la présence et le durabilité des objets mais par le fétichisme de la nouvelle et du fait.  Si le règne de l’usager a estompé la valeur d’usage, on ne peut pas en dire autant de la valeur d’échange qui s’accentue plutôt sur la forme d’échange artificiel, irréel et sans valeur.  Tout se passe comme si la fin des objets annonçait celle d’un monde en l’occurence un monde humain.  Pasolini nomme cet avènement désacralisation, perte du sacré et “déshumanisation”.  Dans la Divina Mimesis Pasolini, reprenant l’itinéraire de Dante, parlait de la Selva oscura, de cette obscurité de la forêt qui était une lumière et, en définitive, expérience intérieure et vision.  Ma la Realtà non è più une selva oscura - dirais-je aujourd’hui.  Notre saisie de la réalité a-chaotique se perpétue sous la lumière artificielle des projecteurs....du Pouvoir.  On verra, dans la troisième partie de ce texte, en quoi l’empirisme hérétique pasolinien formule un cheminement éclairant dans cette artificialité aveuglante; il reste à préciser davantage le lien - le fil qui traverse ce texte - qui existe entre le Pouvoir, la Technique et l’Objet.

L’État considéré comme “appareil” administratif ou bien gouvernement ou encore organisation (bureaucratique) de régulation technique, ne rend pas compte de la nature du Nouveau Pouvoir.  Nous avons parlé de système - mais aussi de l’accélération du processus vital comme d’une involution à l’intérieur dudit système.  Aussi convient-il de faire preuve de circonspection.  Des sytèmes, il y a en a toujours eu! Pasolini lui-même a noté fort jsutement dans ce livre-dynamite qu’est Il Caos qu’on ne pouvait pas penser sans sytème qui garantit notre rapport connaissant à la réalité connaissable.  Il ne suffit donc pas d’incriminer le système en tant que tel.  Même si l’on se réfère aux pensées de totalisation de l’ère bourgeoise, on s’aperçoit que les systèmes visés ou envisagés n’atteignent pas la complètude naturalisante de nos modèles contemporains.

Machiavel s’enquit d’établir les lois générales de la domination et entreprit une théorie du Pouvoir.  Du Prince ou des Discours...émane la conviction que ce sont des hommes qui dominent d’autres hommes.  Le Pouvoir est une donnée immédiate de la nature humaine, il revêt un caractère humain pour autant qu’il éduque cette nature humaine sous le signe de la vertu (honneur, courage, travail, moralité).  L’État, comme incarnation du Pouvoir, n’est grand qu’en tant qu’il repose sur des rapports sociaux dynamiques.  La puissance de l’État se fonde sur la capacité des citoyens à lutter pour et par leur vertu contre les exactions et les abus commis par les grands.  Le principe qui gouverne l’État est donc l’action humaine et celle-ci ne se libère de l’impuissance que sous une double condition: la vertu du Prince institue ce dernier dans une position de surplomb par rapport à la société divisée, conflictuelle; la société qu’anime la division entre le peuple et les grands, en retour, connaît le Prince mieux qu’il se connaît lui-même.

On pourrait citer Hobbes et Hegel et, encore une fois, on verrait que le système révèle toujours le travail d’un sujet qui met en jeu son existence et se situe dans et par rapport à son époque.  Le système chez Hegel est inséparable du désir d’autonconnaissance du sujet, il vise une réalité humaine.  Quand à Hobbes il atteint le système qu’au prix d’un patient labeur de reconstruction de la Pensée qui se fonde sur l’existence des objets, des corps, des parties qui ont des propriétés autonomes et dont la réalité matérielle s’indique dans le mouvement.  Pour Hobbes et pour Hegel la vie est faite d’obstacles et pour les surmonter il ne suffit pas toujours d’en rester aux faits.  Ce quelque chose de plus, du Moyen-Âge aux Lumières s’appelle le droit naturel, l’utopie, la raison, l’esprit (1).

Ce petit détour nous montre bien ce qui a changé avec le système.  Il se pense lui-même et nous pense.  En somme la réalité se présente à nous comme réalité radicale - ce qui est le contraire de la réalité empirique, de son rapport sujet-objet qu’elle institue.

Le monde des objets est celui de l’apparaître, du visible et de l’invisible, de la révélation et du secret, de la transparence et du masque.  Le système des objets induit une humanité qui le pense et agit, il instaure et reproduit  une réversibilité de l’action des individus sur les choses et sur eux-mêmes.  Les objets sont manipulés, déplacés, travaillés, agencés mais ils nous forcent à accomplir un rituel, à mettre en jeu une gestualité corporelle-culturelle, à nous mouvoir dans l’espace et dans le temps. Autrement dit il est impossible d’agir sur les objets sans déclencher un échange symbolique sociabilisant.  La valeur de la valeur d’usage est symbolique et c’est en ce sens qu’elle se découvre comme rapport social.  Certes Baudrillard a raison de dire que la valeur d’usage recèle l’utilité, puis couve le besoin social et contient déjà la marchandise.  Mais il reste à comprendre pourquoi la foule apparaît avec le marché comme l’écrit Pasolini dans Il Caos, pourquoi les êtres humains rassemblés en foule se comportent comme des humains autour d’objets, de marchandises et donc de valeurs d’usage.  Dans la même veine on peut comparer le supermarché avec une foire médiévale et surtout avec la médiévalité des foires d’il y a à peine vingt ans dans les villages de France et d’Italie.

De cette intuition pasolinienne j’en déduis, quant à moi, que le monde des objets neutralise le pouvoir.  Ce monde est celui de la rivalité et du mystère, il engendre un rituel qui se déroule en dehors du pouvoir même s’il advient que ce dernier le contrôle. En ce cas le contrôle n’affirmerait rien de plus qu’il s’agît de contrôler, à partir d’un lieu, d’un centre, une périphérie, une forme extérieure.  La rivalité, le conflit qui naissent du monde des objets échappent à l’État, au Pouvoir.  Il faut comprendre le Welfare State non seulement comme pourvoyeur-dispensateur de travail mais surtout comme socialisation de l’objet - c’est pourquoi la foule y demeure solitaire.  Le Nouveau Pouvoir ne renvoie plus au contrôle de l’État mais se réalise comme pouvoyeur d’objets technicisés tels que la télévision, l’ordinateur et la voiture, dans lesquels la foule contemple, fascinée et séduite, son image (1).  Par la même occasion, l’accroissement du secteur public et des services opère un clivage entre le travail et ce qui reste du monde des objets durables.  Le travail n’est plus du travail social mais du travail tout court qui tourne à vide dont la fonction est de consommer du social.  En effet demandons-nous un instant ce que signifie la crise de l’énergie par laquelle se produit  en spectacle cette prescription-ordonnance collective de ne pas abuser, paradoxalement dans la société de consommation, de surseoir à la consommation.  Les média s’alarment: “suspendez l’usage” ou bien “rationalisez l’utilité”!  Le travail s’est identifié à l’énergie qui s’est identifiée au social - et tout cela a englouti la politique.  Prise de panique la société banit l’usage, le refoule, consommant du social elle a peur de se consommer elle-même.


 (1) Sur cet aspect voir Leo Sheer: La société sans maître.  Essai sur la société de masse, Paris, Galiliée, 1978.

lundi 9 septembre 2013

PASOLINI ET LA VIE : ENTRE L’HORREUR ET L’INNOCENCE - 8e partie

Chacun se fixe sur la société, captif de “besoins” incommunicables, le réel traverse le corps de part en part.  Dans la consommation de réel s’instaure un échange infernal : le corps se consomme comme corps, ingurgite de l’entropie et vient enrichir le gigantesque processus vital collectif.  La vie du sujet est devenue la vie de la société qui s’impose comme un “gigantesque sujet” et l’accent est mis sur le processus.  Désormais tout objet produit est fonction du processus vital.  Que l’on lise la Divina Mimésis et regarde son poème photographique: c’est du corps soumis à la statistique qu’il est question!

Ainsi les objets d’usage sont transformés en biens de consommation et leur destruction assure la croissance du processus qui se nourrit de l’instabilité du monde humain d’où surgit la société du welfare state.  Et qu’est-ce que le welfare state? - C’est la crise sans fin du social hégémonique dont la crise est le principe d’accroissement de la fonction hédoniste centralisatrice.  Ici Pier Paolo Pasolini rejoint Hannah Arendt par une voie différente.  Le chaos originaire, le grouillement sémiotique du réel - la forêt de symbole dont parlait Baudelaire - le chaos donc s’est dégradé en processus.  Ce que signifie la prise en charge sociale de l’oeil, des sens et du désir, la mort de l’imagination.  Hannah Arendt conclut, de son côté, à la perte d’identité puisque ce n’est qu’à partir d’une position différente de l’autre que je puis me définir vis-à-vis de l’autre.  Et cela se comprend! - Le chaos s’enlace autour d’une grammaire originaire, il suppose une intention désirante entre le sujet et l’objet et, en même temps, consacre une pluralité primitive, une diversité ontique - ontologique.  Le réel comme chaos signifie donc la quête désirante qui s’organise autour de la perte de l’objet, point mystérieux de l’origine. Le sentiment de cette perte non seulement garantit l’adéquation entre le désir et l’empirie du réel mais aussi impulse l’existence d’un espace humain commun dans lequel tous les objets coïncident comme objets-à-surgir, objets visibles-invisibles-à-être-dévoilés. Outre que cet espace des objets constitue en même temps le fondement d’un espace public de confrontation politique de l’altérité, il se pose comme le référent essentiel de la subjectivité.

Hannah Arendt définit le travail comme le processus vital de l’espèce, en tant que tel il ne transcende jamais la récurrence cyclique de son propre fonctionnement et reste prisonnier de son métabolisme avec la nature.  L’époque bourgeoise avait opposé un frein, un obstacle à la poussée de ce processus; la propriété privée, lieu du travail du corps propre et place privée dans le monde, insondables par les pouvoirs publics.  La socialisation opérée par le welfare State bouscule ce rapport entre le public et le privé.  Le premier se socialise et le second s’ouvre à l’investigation collective.  Pasolini s’écrie à ce propos: Tutto è all’aperto, senza intimità!  -Tout grand ouvert sans intimité! Le processus vital, d’instrumentalité productive devient instrumentalisation illimitée et s’empare des corps et des objets.  Les subjectivités placées dans un tel continuum s’écroulent.

On comprendra mieux maintenant pourquoi chez Pasolini la subjectivité est synonyme de vie.  Elle lit et déchiffre la grammaire de la vie qui ne saurait exister sans elle.  Dès lors vie-réel-nature-subjectivité-chaos-inter-subjectivité sont inextricablement liés.  La fonction du welfare State consistera donc à opérer une desquamation de ce lien - supprimant tous les points de rupture, les obstacles et les pulsions de retour ou de régression.  Hannah Arendt écrit à ce propos: “La société constitue l’organisation publique du processus vital”.  Le processus a digéré le lien chaotique et l’organisation des forces productives de l’humanité dont parlait Marx est devenue le grand circuit cybernétique-biologique des énergies vitales.  Quant à l’aliénation, il y a lieu de se demander si dans la société du welfare State elle ne serait pas elle-aussi soumise à l’échange pour réapparaître comme dépossession d’énergie des corps et acclimatation du désir branché sur les flux de non-retour de la société socialisée.  Ce qui, bien entendu, serait une conséquence de la condamnation à mort de la durabilité des objets.  Alors la drogue s’avèrerait une entreprise de faire subir au corps le même sort.

Que devient l’utopie?  Interprétons Salò à la lumière des intuitions profondes d’Hannah Arendt. Le lieu carcéral d’expérience de sodomie cybernétique nous révèle que la société travaille toute seule.  C’est le triomphe de l’inhumanité inscrite dans le travail, réalisée sous les auspices d’une société sans travail (humain), c’est-à-dire une société sans objets, sans Gegenstand, sans objectivité. L’opération prime le produit, l’opérativité a englouti toute normativité, la technique guide le travail du corps réduit à son fonctionnement psychosomatique.  Le réel s’apparente au processus biologique.  Consommer revient à digérer du réel restitué sous forme de métastases accélérées par l’information et la mise en marché de “nouveaux besoins”, l’homologation de nouveaux droits et la survalorisation du travail.  Les derniers passages des Lettere luterane sont édifiants à cet égard.  Le welfare State n’a pas de visage parce qu’il est puissance opérante qui s’abreuve à la perte de puissance des subjectivités, taries ou asséchées.  Le système politique qui correspond à une telle monstruosité n’est rien d’autre que l’engendrement planifié de l’impuissance.

Se pose alors le problème de la cohésion ou de l’unité d’une telle société.  Ce à quoi on pourrait répondre qu’un système n’a pas besoin de cohésion.  Paradoxalement il tire sa puissance de l’impuissance des individus, son unité de l’incapacité organisée de le penser, sa légitimité de la désobéissance et de la vulgarité légiférées.  Pasolini écrit dans la Divina Mimesis “La volgarità è il momento di puro rigoglio del conformismo” - Le vulgaire est le moment de l’épanouissement pur du conformisme.  Ce dernier tient lieu de légitimité dans la société du welfare State.  Le conformisme est violence qui exerce une fonction de cohésion parce que tout désormais se mesure à l’aune de la fonction.  Et toutes les fonctions confluent à l’échange, c’est-à-dire, ici, à la super-opérativité du réel.  Bien entendu il n’est pas question d’échange symbolique mais d’interchangeabilité des fonctions et d’échange de contenus.

Je donne mon sang contre de l’argent, ma force contre la pacification (la fameuse Paix sociale), je troque mon salaire contre plus d’État, la pollution, ma “job” contre les phytociles, ma vie contre la liberté, etc....La communauté européenne achète la paix sociale en abattant les arbres fruitiers ou  les vaches, en rasant les forêts etc....Le système politique énonce des “lois de contenus” privées de contenu, en ce sens que ces lois n’organisent que des déplacements fonctionnels et monétaires.  La grandeur politique se mesure à des capacités de paiement, de prestations budgétaires ou d’allocations de ressources, c’est-à-dire à une participation à l’accélération du processus vital.  Dans notre société la fonction a détruit la forme - la forme comme structuration de l’espace de l’action.  Finalement j’échange l’action novatrice contre ma survie.  Dès lors la légitimité du Nouveau Pouvoir n’est autre qu’une réglementation de la survie.  S’ensuivent le chantage à la responsabilité de tous et le discours culpabilisateur qui, finalement, innocentent tout le monde pourvu que les individualités s’effacent.  Si jamais l’une d’elle accomplit une brèche dans l’extraordinaire, le délire sur la sécurité collective s’avisera de livrer le coupable à la vindicte des majorités silencieuses.

Cinéma de poésie, empirisme hérétique, passion du réel, inconoclastie tragique, fascination de l’objet - tout cela désigne une rebellion profonde et enracinée chez Pasolini.  La consommation hédoniste tue l’ambivalence de l’objet, son rayonnement, son sens caché, son mystère.  La fin de l’objet c’est la tyrannie du signe et la déréalisation du monde -  c’est la perte de puissance qui habite le monde, puissance qui surgit du sacré et se manifeste par lui.  Perte de puissance de l’individu branché sur les flux du Pouvoir.

Les usagers n’utilisent rien mais consomment de la mort. Derrière l’objet se tenait le domaine invisible des choses, s’indiquait un territoire de l’indéterminé.  L’obsolescence des objets ne tue pas seulement leur utilité (donc leur détermination sociale au niveau des besoins) mais la possibilité de rencontre avec le sens et celle du sacrifice car ne se consume que ce qui sert.  En définitive se trouve abolie la posibilité même du don et de l’échange symbolique.  Le Nouveau Pouvoir c’est le social devenu “objet” l’action figée en comportement, la langue réduite en instrument technique.


Les objets ont été éliminés comme obstacles, adversité, points de rupture et de discontinuité par lesquels le monde était un jeu, se faisait jeu.  À la place nous avons le grand dévoilement de l’Être social, la satisfaction-pacification (Befriedigung nous dit Syberberg), l’achèvement, l’accomplissement final - la Mort.  Le Nouveau Pouvoir nous branche en prise directe sur le réel, il ou nous permet plus de jouer, il gère pour nous notre mort.  Qu’est-ce que le jeu, sinon un espace sacré où l’on mime la mort soit en triomphant des obstacles, soit en perdant?  Mais il y a bien longtemps que nous n’avons plus rien à perdre.  Sommes-nous morts?  Tout va bien ou tout va mal, c’est la même chose, tout fonctionne dans la crise et celle-ci fonctionne à merveille dans le fonctionnement.  Une petite anicroche cependant, et c’est un euphémisme que de le noter: le Nouveau Pouvoir ne mime pas la nature, il l’a remplacée, en déclenchant, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité des processus irréversibles.  Les jours de la fin de l’humanité sont comptés. C’est ce que signifiait Pasolini lorsqu’il parlait d’une “nouvelle humanité”, une humanité préhistorique rejetée à la fin de l’histoire.  La nature commence à posséder une histoire, celle de notre mort.