samedi 21 septembre 2013

PASOLINI ET LA VIE : ENTRE L’HORREUR ET L’INNOCENCE - 11e partie

Le monde des objets perçus ne figure pas tout le réel mais en constitue la partie avancée; la destruction des objets par obsolescence et imitation entraîne celle de l’insurmontable et, au-delà, efface le manque, l’éloignement, l’altérité infinie de l’Autre.  Cet autre n’est jamais totalement atteint (comme une action dans le monde humain n’épuise jamais son intention) et peut-être n’est-il jamais totalement visé.  Le désir vise autrui dans l’ouverture, par la séparation et aussi par le manque.  Ce qui nous divise est ce qui nous lie, l’absence illumine la présence, le visible n’affirme pas une positivité mais est une station du voyage de l’invisible dans l’apparaître.  L’objet, par la distance et la séparation qu’il instaure remet en question le Même. Le paradoxe tient en ceci que la durabilité du monde des objets induit la stabilité de l’action humaine du rapport sujet-objet, en maintenant en vie le conflit et la séparation.  L’amour ou la passion du réel dont témoigne Pasolini ne se soutiennent que de pulsions magmatiques, violentes déchirures, discontinuités du réel.  J’atteins la réalité par ce qui me sépare d’elle, je dois plonger, y descendre par paliers, marcher dans la chair du temps et arpenter le monde.  La vérité est la marche elle-même que ponctuent les objets, avivent les obstacles.  N’est-ce pas le thème obsédant de théorème et Oedipe-Roi?

De premier film, on a souvent répété, et Pasolini l’explique davantage dans les Dernières Paroles d’un implie, qu’il représentait la rencontre avec Dieu.  Pourquoi en rester-là?  Comment se déroule, se déplie l’exposition du théorème?  Comment Pasolini met-il en scène l’ouverture infinie du Désir? Le père de la famille bourgeoise, patron d’usine, se dévêtit dans la gare, en plein public et puis il marche nu dans le désert nu, dans l’aridité, dans la couleur obsédante, cette couleur ascétique de l’universe désertique qui rappelle l’étoffe de bure des pélerins, de ceux qui marchent à travers le monde, dans l’ascèse.  Puis le cri final, le cri du commencement.

La société parlote, le Pouvoir l’écoute et la sonde, et elle se déshabille - tutto à all’aperto - le Pouvoir sodomise le privé sommé de s’exhiber.  Le père accomplit-il un rite commandé par le Pouvoir? Il importe d’insister sur cette différence: il se dévêtit, il ne se déshabille point.  De la gare lieu de transit, de feux, d’échanges et de trafic par excellence, Pasolini nous transporte dans le désert, dans la chair du sable vierge que balaient les vents.  N’oublions pas non plus qu’avant de se dévêtir le père a connu la tentation - comme Jésus-Christ dans le désert, ce Jésus qu’aime Dostoievsky - de suivre un jeune adolescent qui l’aguiche, et d’obéir ainsi à son homophilie; et il renonce.  Le désir est retenu, suspendu, par le manque et la séparation, il conduit au désert.  Désir désertique qui confère du sens à la nudité, abolit l’exhibitionnisme et le déshabillage.

Le père marche dans les sables, il marche dans la brisure de l’être, dans la séparation d’où s’origine la quête du désir, de l’Autre.  Il est intéressant au plus haut point que la rencontre avec Dieu qui est double - avec l’Autre et avec l’Autre qui existe en lui - cristallisée par la sexualité, illuminée par l’homosexualité, conduit le père dans une gare, dans un réel en transit où règnent l’indifférence, la promiscuité, le bruit et l’agglomération.  C’est ce réel là que le père tourne en dérision en accomplissant le rite du manque et de la séparation qui sont, d’ordinaire, rendus impossibles dans un tel réel (1).  Que signifie dissuader et fonctionner, sinon brancher le désir et le corps, directement et sans médiation sur le grand corps abstrait du Pouvoir.  La discussion s’avère une sidération.  Seule une société qui a rangé, destitué le monde objectal intime, infuse, diffuse le commandement de ne pas abuser.  Le message s’énonce comme suit: c’est ton corps qui se trouve connecté aux flux sociaux, au trafic du pouvoir, si tu veux le préserver, maintiens la connection, c’est elle que tu dois consommer et digérer, n’interrompts point le processus, ne consomme pas d’objet mais le signe de la consommation, digère l’ordre, si tu veux détruire alors détruis socialement, linéairement, détruis surtout des valeurs, la nature, toujours sous l’invite du signe.  Le message se termine: abolis tout rituel, consomme le signe à travers le signe.  La dissuasion de l’usage appose l’estampille de la mort avant la consommation.

Ainsi Pasolini fait effectuer à son personnage un saut qui atteste la radicalité de son choix.  Le père a sectionné la connection, il a libéré le désir de l’emprise du champ homogène de la signalitique consumériste.  Comment le saut a-t-il été possible?  Par l’intervention de Dieu, du sacré - Michel Cornu a montré comment le saut, celui de Kierkegaard notamment, implique la rencontre du divin avec un existant qui vit la condition existentielle de son désir.  C’est pourquoi tout saut est radical et n’est radical que le saut.  La deuxième condition nécessaire réside dans la physicalité du monde, sa puissance symbolique, sa concréité suggestive.

Le film Théorème ne représente pas qu’une rencontre mais plusieurs, témoignant en cela de la pluralité qui sous-tend l’intersubjectivité.  Ce serait trop long que d’apprécier tour à tour le choix du fils, de la fille, de la mère.  Je m’arrêterai sur le personnage de la bonne qui, avec celui du père, me semble le plus irradiant ou, pour employer un terme consacré, le plus positif.  Sa rencontre avec Dieu, toujours sous l’impulsion existentielle du sexe, la conduit dans son lieu d’origine, la ferme, la campagne, le monde paysan.  Elle aussi accomplit un rite qui est celui du recueillement et de l’ascèse.  Elle ne se nourrit que d’une soupe d’ortie, d’un suc purificateur et puis elle lévite, elle s’élève au-dessus de la ferme, des humbles regards paysans.  Sa lévitation - elle aussi fruit de la suspension du désir, du renoncement - symbolise à la fois la force, le nerf du désir, la séparation, ici d’avec la terre, et la déconnection, le débranchement.  Redescendue sur terre la bonne, vraie et sainte, se dirige vers un chantier désert et s’enterre, ses mains ramenant à son corps, à son visage la terre boueuse.  Ensevelie, elle symbolise tous les archai ensevelis, langues et civilisations archaïques dont on a prononcé trop vite la mort. Cette bonne rustique, campagnarde et religieuse, incroyablement physique dans un monde terrien puissament terrestre, incarne le caché et le réel, la voix et le corps perdus.  Le désert du père représente la séparation et la marche vers l’Autre.  Dans les deux cas Pasolini a voulu établir que le désir ne saurait surgir sans la solitude - la solitude authentique dans laquelle je fais l’expérience de la séparation, entre moi et l’ature qui vit en moi.  De cette brisure qui me rappelle que le tout n’est pas vrai, que je ne suis pas le tout ( même comme forme) jaillit la possibilité de la rencontre avec l’Autre.  Cette solitude authentique est l’expérience de l’existence chaotique, sauf-conduit du désir - qui déshabille le Pouvoir.

(1) Notons le décalage entre le début du film et le corpus de Théorème proprement dit : dans le monde ouvrier, de la lutte des classes tout est brouillé, confus, les travailleurs dans la société n’échappent pas aux pièges de celle-ci.  D’où la décalage entre le reportage et l’oeuvre du film, entre le pseudo-réel et le réel.

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