samedi 31 janvier 2009

Toxicomanie et la Femme 10e partie

Le développement intellectuel influence la socialisation d’un individu car il lui permet d’accéder à des cadres de référence plus larges, aux systèmes de valeurs de la société globale, de développer ses intérêts, et d’élargir son horizon social ». Par le fait même « il permet à l’individu d’accroître et d’élargir sa capacité d’adaptation à des situations futures » comme le dit si bien Arnould Clausse.

Pour Madame A. des limites assez restreignantes lui furent donc imposées au niveau de son développement intellectuel si l’on tient compte de la brièveté de sa période de scolarisation. Les limites se présentèrent avec plus d’acuité au plan social si l’on considère tout d’abord la pauvreté pour ne pas dire l’absence de relation personnelle marquante soit ave un professeur, soit avec un de ses pairs. Que la relation eut été positive ou négative cela ne nous importe peu, mais qu’elle fut inexistante cela nous apparaît assez symptomatique d’une expérience de valeur douteuse au niveau de la socialisation à la période scolaire puisque selon un auteur « dans les classes de filles les liens individuels jouent beaucoup plus que dans les classes de garçons ». Madame A. ne se souvient d’aucune personne, même vaguement, qui se rattacherait à son expérience scolaire. Serait-ce chez elle une incapacité à établir une relation interpersonnelle ou plutôt le fait d’une déficience de sa mémoire ? Seul un retour structuré et complet sur ce point pourrait nous le révéler.

Un autre aspect de la limite au plan social se distingue si l’on considère qu’à peine 4 ans après sa période de scolarisation elle viendra travailler et vivre en milieu urbain. Les attentes et les valeurs de la société urbaine ne correspondaient pas à ses schèmes. C’est Bianka Zazzo qui écrivait : « l’expérience du monde et l’initiation à ses réalités sont limitées pour les adolescents peu cultivés, par les valeurs, elles aussi limitées, que le milieu leur a proposé ».

Madame A. ne pouvait que difficilement percevoir l’importance de l’instruction. Il lui était presqu’impossible de déceler la nécessité de la formation intellectuelle pour pouvoir vivre décemment à l’avenir. Nous retrouvons d’ailleurs cette faiblesse un peu plus loin lors du choix du conjoint et aussi dans le degré de motivation aux études qu’elle inculquera à ses enfants.

Ainsi par le seul fait de sa trop faible expérience scolaire, la femme devenue alcoolique s’était préparée à des déboires et à des insatisfactions inconscientes mais concrètement ressenties.

Nous ajoutons à l’expérience scolaire, l’expérience occupationnelle qui y est étroitement reliée. Cette dernière découle presqu’inévitablement de la première dans notre société nord-américaine où « ceux qui ont moins de 16 ans et sans formation professionnelle sont purement et simplement jetés dans la vie productive ».

…quelques vêtements ; quant aux sorties elles sont réduites au strict minimum. Par contre, l’opportunité qui lui est offerte de rencontrer des personnes de sa condition sociale dans le milieu de travail, d’établir et de nouer des contacts librement, de jouir d’une sphère de liberté dans sa vie privée, cette opportunité la retient à la ville. Cette vie dure 3 ans, et à 21 ans, sans trop se l’avouer cependant, elle demeure insatisfaite : les relations établies sont superficielles et instables ; les aspirations matérielles et économiques demeurent toujours des rêves irréalisés. Cette phase est donc marquée par des périodes de solitude et un niveau de tension provoqué par le décalage entre la culture du milieu rural et celle du milieu urbain. Comme la période de fréquentation et de mariage va-t-elle répondre aux attentes de Madame A. ? Nous le verrons dans la prochaine étape.

* à suivre *

vendredi 30 janvier 2009

Toxicomanie et la Femme 9e partie

Au plan économique, sa famille se situait dans la classe moyenne inférieure (cf. 2em partie, p.38, 2e paragraphe). Nous entendons par là, la classe dans laquelle les besoins matériels primaires sont satisfaits et assurés ; il n’y a pas de place pour les superflus, sauf aux grandes fêtes. La famille arrivait habituellement à boucler le budget mais non sans devoir imposer des contraintes parfois pénibles. Ainsi les dépenses subites encourues par l’achat d’un vêtement neuf, d’une sortie un peu coûteuse, d’une maladie, d’un voyage impromptu, d’un décès, etc… ces dépenses donc menaçaient la sécurité matérielle du foyer. Il en résulta que souvent les désirs et les attentes, même les plus légitimes, ne pouvaient être comblés. Il est sans doute bon de se rappeler ici que c’est en octobre 1929 que débuta la période de la grande crise économique.

La famille comptait six enfants avec part égale de garçons et de filles (cf. 2e partie, p.43, 2e paragraphe). Madame A. occupait un rang privilégié c’est-à-dire à l’un des extrêmes (aînée ou cadette).

Ces données factuelles déterminent de façon globale la position d’un individu socialement. Elles permettent indirectement de situer les milieux d’appartenance et/ou de référence auxquels un individu se rattache. L’influence de ces milieux dans le processus de socialisation d’un individu a été reconnu par plusieurs auteurs.

Quant à la dynamique parentale nous entendons par là le mode de fonctionnement des parents à l’intérieur de la famille et conséquemment les répercussions sur les enfants.

Il n’est pas facile au niveau des rôles parentaux de préciser les devoirs spécifiques du père et de la mère. Ce qu’il faut retenir c’est l’interdépendance des rôles du père et de la mère et les conséquences indissociables de ces rôles sur le comportement des enfants.

Le père qu’a connu Madame A. remplissait son rôle de pourvoyeur. L’accomplissement de ce rôle était la source première de gratification, d’admiration et même de tolérance tant de la part de la mère que des enfants à l’égard du père. Fort de cet appui, le père se permettait d’exiger la satisfaction de certains besoins même au détriment d’autres membres de la famille. Ainsi c’est la mère qui devait s’occuper d’administrer les gains de façon équilibrée. Les reproches qu’elle devait encourir si un déséquilibre budgétaire survenait, l’obligeait le plus souvent à taire cet état de fait, et à tenter d’y remédier par des privations personnelles ou en s’imposant un surplus de travail : couture, tricot, etc. Même si monsieur remarquait et reconnaissait parfois ouvertement les efforts de la mère, il ne semble pas qu’il en ait connu les motifs.

Monsieur Philippe Garrigue corrobore ces affirmations lorsqu’il dit :

« Dans notre société canadienne-française, on accepte l’autorité du père lorsqu’il est capable de satisfaire les besoins de la famille. Et le rôle de l’épouse est de comprendre le comportement de son mari, d’être toujours prête à recevoir ses confidences, à satisfaire ses besoins émotifs et sexuels. Le rôle de la femme c’est d’être l’influence affective dans la famille, d’être responsable des activités quotidiennes et d’être la médiatrice dans les rapports familiaux ».

Dans la famille de madame A. la mère ne pouvait jouer son rôle de médiatrice que lorsque le père n’était pas encore intervenu directement. Cela signifie que face aux permissions et restrictions concernant les diverses activités, les décisions et déterminations du père ne pouvaient être ouvertement et directement discutées ni par la mère, ni par les autres membres de la cellule familiale. Cependant, dans leur concret et leur résiliation la mère se permettait de les interpréter mais habituellement à l’insu du père. Nous pouvons dire que, dans la mesure du possible, la mère évitait de demander l’opinion de son époux, ou de lui fournir des informations afin de diminuer les interprétations, les conflits, et les disputes inutiles.

La mère demeurait peu disponible pour offrir à Madame A. l’affection dont elle avait besoin. C’est Porot qui affirme « qu’une femme heureuse, sans soucis majeurs pour son foyer a toutes les chances de donner à son enfant une affection saine, sereine et équilibrée, ce que ne peut offrir celle qui souffre de la rigidité, de l’indifférence ou du caractère trop faible de son marie ».

Une telle dynamique nous présente l’image d’un père faible qui a pour caractéristiques « d’obliger l’épouse à se substituer à lui. Cette faiblesse a comme conséquence directe chez l’enfant de créer l’insécurité et l’anxiété ».

Cet état d’insécurité et d’anxiété se trouvait accru dans la famille de madame A. par l’alcoolisme du père (cf. 2e partie, p.63, tableau XIV). La mère se trouvait constamment tiraillée entre les besoins de son époux et de ses enfants. Tantôt elle surprotège son mari, tantôt elle surprotège ses enfants. Les besoins de chaque membre sont de plus en plus ignorés. Les jeunes enfants ne savent plus comment se comporter. Ils sont, devant un père sobre ou en état d’ivresse, tour à tour plus confiants, terrorisés, désespérés. Cette interaction influence la mère qui essaie de s’ajuster tant bien que mal mais de façon tendue et anxieuse ; elle devient à son tour plus facilement impulsive et irritable. Jackson confirme cette attitude en rappelant que la pitié et la force protectrice manifestées par la mère au début de l’alcoolisme du père ne tardait pas à être remplacé par du ressentiment et de l’hostilité. C’est Porot qui écrivait « qu’un certain sadisme parental a souvent l’alcool pour partenaire ». (cf. 2e partie, pé53 et 55 parents sévères).

De toute façon « dans une famille où le père est alcoolique, les changements constants d’atmosphère ont des répercussions négatives sur les enfants, de même que sur l’attitude de la mère ».

…niveau moyen de scolarisation était la 7e année, terme de l’enseignement élémentaire. Une étude faite à la C.E.C.M. « démontre qu’en 1940 la fréquentation scolaire accusait une baisse rapide après la 5e année ; mais qu’en 1948-49 un changement s’était accompli et qu’alors 87% des élèves se rendaient à la fin de la 7e année. L’étude ajoute : les effectifs scolaires de la province ont suivi la même courbe ». On sait fort bien que dans les milieux ruraux ce niveau ne fut dépassé que beaucoup plus tard. En cela, la femme dont nous suivons l’évolution répond aux normes de son milieu rural.

Son niveau de réalisation était conforme au niveau d’expectation de ses parents et de son milieu social. Elle avait réussi ses 7 années avec succès. Ses parents s’intéressaient négativement aux résultats scolaires en ce sens qu’on punissait les échecs. Quant au niveau d’aspiration il semble avoir été légèrement plus élevé, mais la limite des possibilités offertes par le milieu l’a vite noyé. Il ne lui était pas permis de penser à plus pour une fille de son milieu. Il est rapporté d’ailleurs « que la famille du milieu rural offre en général à l’enfant moins de possibilités de développement mental que la famille de milieu urbain. Non que les premiers naissent moins intelligents que les seconds, mais leur milieu de vie est moins favorable à l’épanouissement de leurs aptitudes intellectuelles ».

* à suivre *

jeudi 29 janvier 2009

Toxicomanie et la Femme 8e partie

ÉTAT ACTUEL

Ces femmes qui connurent une désorganisation progressive tentent de se réhabiliter lentement. Nous leur avons demandé comment elles en étaient venues à se faire traiter à la clinique Domrémy. Sauf dans un cas, toutes les autres subirent une pression extérieure venant de diverses personnes.

Quand on demande aux femmes d’apprécier le traitement reçu à la clinique, la majorité retiennent la valeur psychologique du traitement : revalorisation des individus et remise en contact avec la réalité. Toutes se disent satisfaites.

Quels sentiments furent provoqués par cette satisfaction ? Onze patients éprouvèrent le désir d’un retour à la vie normale, et le moyen prôné était l’abstinence totale et la participation aux A.A. Quatre affirment avoir toujours soif et se sentent incapables de ne plus boire. Deux demeurent passives et n’expriment aucune opinion à ce sujet. Lorsque nous voulons résumer, un sentiment commun joint ces femmes après leur cure : la culpabilité. Que ce soit exprimé en terme de honte, de gêne ou de malaise, peu importe, elles se sentent coupables. Pourront-elles résister à ce nouveau stress que crée la culpabilité ? Ont-elles un égo assez fort ? Les déficiences et influences antérieures sont-elles à jamais effacées et sans forces.

Seule une étude contrôlée après quelques années pourrait permettre de le vérifier. Cependant dans la troisième partie nous élaborerons une image type de l’histoire sociale de la femme alcoolique tirée des données compilées dans cette partie. Cette synthèse permettra de mieux saisir la relation entre les influences antérieures et la déviation sociale telle que l’alcoolisme.

… il a été prouvé que l’hérédité de l’alcoolisme n’existe pas. Cependant, l’environnement peut être considéré comme un facteur, de même que les pressions sociales auxquelles doivent s’ajuster les individus. Nous partageons la prise de position de ces auteurs et en conséquence nous percevons l’alcoolisme plutôt comme un symptôme de la personnalité d’un individu.

Il est donc absolument nécessaire de saisir la relation entre tous les facteurs de l’environnement et même la dynamique de leurs actions sur la personne. En d’autres termes, nous nous référons à deux pôles d’influences à travers l’expérience vécue de la femme alcoolique : les situations et les personnes.

« La théorie nous enseigne que le rôle social constitue le lien entre la personnalité et le milieu social, qu’il représente la manière dont chaque personne exprime l’intégration en elle des tendances biologiques et psychiques, et des exigences de la société. »

Pour Moreno le rôle social implique : l’ajustement au réel social, la capacité de choisir le rôle adéquat, de changer le rôle, d’inventer le rôle qui convient. L’impossibilité de remplir ce rôle social conduit inévitablement à l’inadaptation sociale.

Une étude a montré que le développement de la sociabilité est retardé chez l’enfant rural par suite du retard dans l’apprentissage du langage, des restrictions imposées aux jeux collectifs, de la carence de contacts culturels et par plus de périodes de solitude. L’enfant de milieu rural réussit beaucoup plus tard et de façon moins complète sa conquête de l’autonomie.

Or n’étant pas suffisamment préparé à vivre en milieu urbain, il nous semble qu’il était plus facile pour Madame A. de dévier aux normes établies en cherchant un palliatif en vue d’une meilleure intégration. Même si cette intégration ne devait être que partielle.

* à suivre *

mardi 27 janvier 2009

Toxicomanie et la Femme 7e partie


CAUSES DANS L’ÉVALUATION DE LA CONSOMMATION EXCESSIVE

Il ressort de ce tableau que la poursuite de la consommation excessive est étroitement liée à la relation homme-femme. Un mauvais fonctionnement ou une insatisfaction à l’intérieur de cette relation nous apparaît fondamentale dans la poursuite du phénomène alcoolique chez la femme. Aussi cette situation de tension et de stress éprouvée par cette frustration trouvait-elle un soulagement dans la consommation alcoolique. D’ailleurs, toutes les femmes sans exception affirment avoir éprouvé du soulagement et de l’évasion par la boisson. C’était l’effet recherché et produit par la boisson.

Cet effet était de courte durée, et c’était le seul qui fut bienfaisant. Les résultats néfastes au plan familial, financier et social allèrent en s’aggravant de plus en plus. Au plan familial les relations avec le mari étaient de plus en plus sous le signe de la violence, de l’impatience, du mépris ; ou encore c’était l’indifférence. Quant aux enfants ils étaient privés de soins élémentaires : nourritures, propreté, affection maternelle, etc. Plusieurs en étaient venus à détester leur mère.

En bref, 3 ménages furent brisés à cause de l’alcoolisme de madame. Dans 8 familles les enfants furent placées dans d’autres milieux.

Au plan financier la détérioration s’accentua plus rapidement. Treize femmes connurent l’endettement. Parmi elles certaines avaient dû vendre des bijoux, des lampes, des meubles. Tous les moyens plus ou moins honnêtes étaient utilisés. Quatre seulement de nos femmes n’éprouvèrent pas de difficultés financières parce que le mari avait décidé de tout contrôler.

Au plan social (c’est-à-dire des relations sociales) les changements dus spécifiquement à l’alcoolisme de madame semblent moins radicaux. Trois ont dû subir la perte d’amies très affectionnées ; quatre durent éloigner les visites à la parenté ; dix n’ont éprouvé aucun changement. Pour ces dernières, l’influence de l’alcool y fut quant même pour quelque chose puisque ces femmes affirment que leurs amis (es) étaient comme elles des buveurs invétérées.


Causes Nombre de sujets


Solitude


  • résidence en banlieue*******2

  • fin du travail hors du foyer**1

  • mariage de sa fille**********1

  • départ du mari ************4


Dépression

  • intervention chirurgicale***2

  • responsabilités éducatives**1

  • insatisfactions conjugales***4


Déception d'amour **********2


* à suivre *

lundi 26 janvier 2009

Toxicomanie et la Femme 6e partie

LA PREMIÈRE CONSOMMATION EXCESSIVE

Toutes les femmes n’ont pu répondre aux investigations qui vont suivre et parfois leurs réponses étaient bien partielles. Le total de nombre sujets va donc varier d’un item à l’autre. Parfois les données du dossier médical et social nous ont permis de compléter nos informations mais pas dans tous les cas.

Tout d’abord l’âge moyen de nos femmes pour cette première consommation excessive était 30 ans avec des extrêmes de 18 et 50 ans. Ces femmes ne se souvenaient plus de cette donnée.

Nous avons pu compiler dans un tableau les autres informations se rapportant à cette première consommation excessive.

Edith Lisansky prétend qu’un nombre plus important de femmes que d’hommes boivent seules ordinairement à la maison. Pour la première consommation excessive nos femmes ont bu plutôt avec d’autres que seules, mais la plupart affirment avoir continué seule.

Les circonstances qui ont entraîné cette première consommation excessive nous permettent de croire que ce fut le moyen trouvé pour s’ajuster à la vie, à la situation plutôt pénible. Par contre, ce moyen ne semblait pas être celui désiré ou souhaité, puisque la plupart n’avaient pas songé à poursuivre son utilisation. Aussi nous allons essayer de cerner quelles causes ont amené ces femmes à reprendre ce moyen ou à en poursuivre l’utilisation. Et quels effets leur procurait la boisson.

dimanche 25 janvier 2009

Toxicomanie et la Femme 5e partie

HISTOIRE DE LA CONSOMMATION CHEZ NOS FEMMES

Nous terminons le chapitre en brossant un tableau de l’histoire de la consommatrice chez nos sujets. Nous examinerons l’origine de la consommation, l’évolution et l’état actuel.

LA PREMIÈRE CONSOMMATION

Nous distinguons une première période : celle qui va du premier verre à l’alcoolisme (ou consommation excessive). D’après Lisansky les femmes commencent à boire à 20 ans. En faisant la moyenne, nos sujets se situeraient exactement à cet âge, avec des extrêmes de 15 ans et 42 ans. Quant aux liens et circonstances qui ont favorisé cette première consommation la répartition se fait comme suit : 9 à la maison lors du temps des fêtes ou d’un anniversaire et 8 dans une boîte de nuit lors d’une sortie, d’une danse. La quantité et la sorte de boisson absorbée à ce moment était pour 11 sujets de la bière, avec une moyenne de 2 verres ; pour 2 autres c’était le vin, et la quantité 2 coupes ; enfin pour les 4 autres le gin avait été leur choix, et là aussi la quantité était de 2 verres. Nous ne pouvons dire si cette limite, fixe bien inconsciemment sans doute à deux consommations, représentait la dose socialement acceptable pour une première fois. Cette hypothèse semble plausible surtout quand nous ajoutons les constations au sujet des personnes présentes lors de cette première ingurgitation et la réaction de ces personnes. Ces personnes étaient des membres de la famille nucléaire et dans deux cas seulement, c’étaient des amis. La réaction de l’entourage est qualifiée de « normale » par la plupart des femmes, soit par 15 d’entre elles. Que veulent-elles signifier par normale ? C’est que la chose passa inaperçue à cause de la circonstance de fête ou du lieu dans lequel on se trouvait. De plus, tout le monde en prenait un peu. Pour deux cas les parents ont relevé le fait le lendemain et ont apporté des remarques défavorables.

L’effet général qu’avait produit cette première consommation s’exprimait ainsi : « on était plus à l’aise, plus gaie ». Deux ont eu sommeil et une seule se rappelle avoir été malade. Les femmes sont unanimes pour dire qu’elles n’avaient pas désiré cette première consommation ; seule la pression sociale du moment entrait en ligne de compte.



* à suivre *

samedi 24 janvier 2009

Toxicomanie et la Femme 4e partie

CONSOMMATION DANS LA FAMILLE

L’alcoolisme n’est pas héréditaire. Mais un milieu déjà affecté par cette toxicomanie n’en favoriserait-il pas l’éclosion chez l’un ou l’autre de ses membres ?

Lisansky rapporte que les femmes alcooliques proviennent plus fréquemment que les hommes d’une famille où il y a déjà un problème de boisson.

Aussi, nous examinerons le fait en lui-même de la consommation et les attitudes des parents en face de la consommation. Il est entendu que nous parlons ici de consommation excessive.

Même si des femmes ont perdu leur père ou leur mère durant leur jeunesse elles en ont entendu parler par d’autres. C’est pourquoi les 17 ont répondu à notre question. Le dossier clinique de ces femmes confirme que treize d’entre elles avaient un parent alcoolique ; 10 avaient des pères alcooliques et 3 des mères alcooliques. Notre résultat dépasse de beaucoup celui de Lisansky qui affirmait que 44% des femmes rapportent qu’il y a un problème d’alcoolisme chez leurs parents soit 4 fois chez le père pour une fois chez la mère.

La deuxième partie de la proposition est à peu près identique pour nous mais pour la première partie nous atteignons 76.4%.

Maintenant considérons la consommation chez la fratrie : Les quatre sujets qui ont des sœurs alcooliques ont aussi des frères. L’addition permet de dire que chez les 10 sujets au moins un membre de la fratrie était alcoolique.

En comparant avec l’étude de Lisansky la proportion est également plus forte ici. Pour elle 24% des femmes citent un problème de boisson chez un frère ou une sœur ; mais pour nous ce pourcentage s’élève à 58.8%.

Une observation intéressante et significative est à signaler : une seule de nos femmes a vécu dans un milieu familial où le problème d’alcoolisme était absent. Une autre n’avait aucun membre de ses parents ou de la fratrie, mais un oncle qui habitait au foyer était alcoolique et la femme nous avoue qu’elle aimait beaucoup cet homme qui la choyait de présents.

Une recherche effectuée en Allemagne avance que « les filles d’alcooliques semblent disposées à marier des alcooliques ».


Que s’est-il passé pour nos femmes ? Treize ont épousé des buveurs non-alcooliques au moment de leur mariage mais 5 de ces maris le sont devenus par la suite. Quatre seulement choisirent comme conjoint des alcooliques, qui le demeurèrent d’ailleurs. En additionnant ces résultats on constate tout de même que neuf parmi nos 10 femmes qui avaient un père alcoolique, se sont retrouvées après quelques années de mariage, avec un mari alcoolique.

Lisansky, dans sa recherche affirme que parmi les patients mariés, 35% des femmes rapportent un problème de boisson chez leur conjoint. Pour notre part, c’est plus élevé soit 53.5%.

Étant donné ce nombre assez considérable, on peut supposer qu’il existe une certaine attirance des symptômes et que les personnes qui ont une pré-disposition à l’alcoolisme ont des chances de marier une personne avec la même pré-disposition.

Un deuxième point qui semble important au niveau de l’influence socialisatrice d’un milieu est l’attitude de ce milieu face au phénomène que l’on veut étudier ; en l’occurrence, la consommation de boissons alcooliques. La seule information valable est la suivante ; la majorité des parents avaient adopté une attitude ambivalente face à l’alcool. Tout en affichant une attitude plutôt positive, en ce sens que l’on invitait à un contrôle personnel, on adoptait en même temps une attitude confuse face à l’abus.

* à suivre *

vendredi 23 janvier 2009

Toxicomanie et la Femme 3e partie

LA FRATRIE

Ici nous nous limitons à quelques observations concernant la famille d’orientation. Même si les parents ont une très grande influence sur les enfants, la fratrie introduit dans la famille une structure différente et des relations interpersonnelles entièrement nouvelles.

Les traits d’hostilité, de compétition, de coopération et jusqu’à un certain point de sentiments de rejet (aussi longtemps qu’ils demeurent dans les limites socialement acceptables) sont des expériences que les enfants doivent apprendre pour entrer en interaction de façon adéquate avec les autres. Le degré, l’intensité ou l’ajustement de cet apprentissage sont importants.

Très souvent des relations fraternelles saines compensent pour des relations parentales défectueuses. Un frère aîné ou une sœur aînée peuvent servir de substitut parental. L’attachement à l’un ou à l’autre permet parfois de contrebalancer le rejet d’un autre membre.

Cinq femmes disent leur attachement pour une sœur durant leur enfance ou adolescence. Ces sœurs sont les aînées ou les cadettes et le motif pour lequel on s’en rapprochait : « elles obtenaient plus facilement gain de cause devant les parents ». Il y avait une nette préférence des parents pour elles.

Pour 7 autres femmes les personnes particulièrement affectionnées étaient des frères. Pour 4 d’entre elles c’était l’aîné qui avait le tour de les taquiner et surtout qui prenait leur part et les gâtait. Les gratifications ainsi obtenues rendaient moins pénibles les punitions infligées souvent injustement. Quant aux 3 autres femmes, elles se tournèrent vers les cadets. Elles jouaient le rôle maternel et ainsi elles pouvaient s’attirer quelques bonnes grâces des parents. Elles reportaient ainsi leur trop plein affectif.

La fratrie semble avoir été pour plusieurs de nos femmes un élément positif ; bien qu’elle n’ait pas empêché une certaine perturbation elle a sûrement servi à diminuer les tensions et anxiétés durant l’enfance et/ ou l’adolescence. Nous croyons que l’expérience de la fratrie a permis l’apprentissage de certains rôles, et l’utilisation de mécanismes naturels de défense.

* à suivre *

jeudi 22 janvier 2009

Toxicomanie et la Femme 2e partie

TYPE D’AUTORITÉ

Nos données font ressortir trois types différents, c’est-à-dire trois façons différentes de jouer son rôle d’autorité. Une bonne proportion des mères géraient les affaires de la famille, et prenaient les décisions sans consultation ou sans considération des opinions des autres ; nous les désignons comme dominatrices. Une autre portion de mères adoptaient une attitude de laisser-faire, laisser-dire, et elles ne participaient pas aux décisions ; leur rôle était passif. Enfin un troisième groupe se situe entre les deux extrêmes c’est-à-dire que tantôt elles sont passives (refusent de prendre des décisions) et tantôt dominatrices (refusent d’accepter les décisions prises par d’autres). Nous les classons comme des inconstantes.

En comparant avec l’étude de Lisansky nous constatons une proportion plus grande de mères dominatrices ; elle en avait 29% tandis que nous atteignons 64.7%. Sans doute y a-t-il le jeu du plus grand nombre de sujets qu’elle avait interrogé. Aussi ses catégories n’étaient pas exactement les mêmes. Cependant on peut reconnaître là l’influence du climat culturel canadien français teinté de matriarcat.

Ce qui importe pour nous c’est de savoir quelle relation d’autorité existait habituellement entre la mère et les enfants, et surtout comment nos sujets l’ont perçu. Nous pouvons dire à la suite de Massot que pour la plupart, la relation était hostile avec la mère qu’on considérait comme agressive et sévère.

ATTITUDE AFFECTIVE ENVERS L’ENFANT

L’importance de la qualité de cette attitude provient surtout du fait qu’elle contribue beaucoup à créer un climat de sécurité et de stabilité, indispensable pour un développement normal de la personnalité.

Nous avons découvert 4 types de mères dans nos données. Il y a les mères démonstratives ou acceptantes : elles aiment la présence de l’enfant, le considère comme une personne, parlent avec fierté de son caractère et de ses activités, lui montrent ouvertement leur affection. Ces mères satisfont au besoin de dépendance et de sécurité de l’enfant.

À côté de cela, il y a les mères passives, qui ne montrent pas leur affection, qui sont peu démonstratives mais acceptent ou approuvent généralement les témoignages fournis par l’enfant. Nous trouvons les mères rejetantes, celles qui ridiculisent, qui sont dures avec les enfants, qui n’ont jamais le temps pour bercer, embrasser, encourager. Enfin nous rencontrons les mères alternatives, c’est-à-dire dont l’attitude varie entre l’acceptation et le rejet. Elles créent l’insécurité chez les enfants qui reçoivent une satisfaction irrégulière pour des conduites analogues.

Les deux dernières attitudes ont crée le plus grand nombre d’alcooliques. La mère rejetant comme la mère alternative le furent en même temps…

… les réponses nous sont données sans hésitation. De plus, les tentatives d’interprétations qu’elles nous ont données se résument à ceci : ma mère ne comprenait rien et elle n’avait pas le temps pour dialoguer avec nous.

Il apparaît donc moins étonnant que ces femmes aient quitté le foyer paternel entre 16 et 19 ans à cause de l’ennui et du besoin de liberté. Et cela dans une proportion de 10 sur 17.

Après avoir quitté le foyer, ces femmes à leur tour sont devenues mères. C’est donc la famille de procréation que nous allons examiner brièvement la façon dont elles ont joué leur rôle de mère. Notons immédiatement que 5 femmes n’ayant pas eu d’enfants ce rôle n’a pas été exercé de façon concrète. Cependant deux d’entres elles conservent un grand désir et furent peiné de cette privation. Comme pour la famille d’orientation nous examinerons quel type d’autorité ces femmes ont exercé auprès de leurs enfants.

Les femmes avaient souffert d’avoir des mères dominatrices et elles font supporter à leurs enfants les mêmes carences. Est-ce là le résultat de la frustration de la relation avec leur mère ? Ou bien est-ce la conséquence de l’influence socialisatrice de la mère qui n’aurait montré à sa fille que l’image d’une femme dominatrice et forte ? Sans doute les deux hypothèses sont-elles valables mais laquelle est la plus plausible dans les cas présents. Nous l’ignorons pour le moment. Seule une étude plus approfondie d’autres phénomènes environnants pourrait peut-être permettre une conclusion valable. Ici nous nous bornons à constater le fait.

Comme il est généralement admis que les alcooliques possèdent des carences affectives, nous avons voulu voir comment nos femmes se comportaient avec leurs enfants à ce niveau. La seule information valable fut la suivante : 5 mères sur les 12 sont possessives, 11 sont incapables de répondre et les 3 autres se reconnaissent comme négligentes et capricieuses. La plupart admettent être changeantes et soumises à leurs instincts.

Ces caractéristiques se rapprochent de celles de Fox Ruth : « l’alcoolique est un égocentrique qui cherche à répondre à ses propres besoins pour trouver des gratifications personnelles ».

Mais d’où provient ce besoin outré de gratifications personnelles ? D’une suite de privations durant l’enfance ou d’une déficience psychologique innée ? En ce qui concerne nos sujets, le premier aspect semble être plus marquant que le second.

* à suivre *

mardi 20 janvier 2009

Toxicomanie et la Femme 1e partie

On se fait du toxicomane l'image d'un individu activement hédoniste, perpétuellement à la recherche de sensations de plaisir, alors qu'il s'agit de quelqu'un qui éprouve de grandes difficultés à satisfaire son besoin de plaisir par les moyens auxquels recourent les autres.

Au lieu de concevoir les drogues comme l'ennemi et l'abstinence comme la grande bataille qui sera gagnée par de durs efforts et des comportements strictement règlementés, nous devons nous tourner vers un modèle d'épanouissement humain et de satisfaction des besoins. Nous devons aider les individus à devenir les agents actifs de leur plaisir, et non des récipients passifs. Il nous faut proposer des programmes de prise de conscience du corps, la médication, des arts d'expression, des psychothérapies. Nous devons intéresser nos patients à la musique, la danse, la pêche, le camping, la voile, la photographie, et à la sexualité. Nos clients doivent apprendre non seulement qu'il est profitable de rechercher activement un large éventail d'expériences agréables, mais aussi comment y arriver.

Si nous voulons attenuer les états de dépendance aux psychotropes, il nous faut d'une part sensibiliser le toxicomane à d'autres sources de satisfaction psychosensorielle et d'autre part l'amener à une attitude plus détendue moins angoissée.

Dégageons quelques traits qui sont supposés intervenir dans la personnalité de tous les toxicomanes.
A) C'est que les personnes qui sont attachées aux drogues semblent avoir une vie sexuelle très perturbée: frigidité, impuissance, indifférence, pudibonderie, ressentiment. Quelque soit leur problème particulier, le sexe est rarement pour eux une source de plaisir importante, souvent même, il est source de désagréments. Cette absence de gratification au niveau sexuel semble procéder la période d'accrochage aux drogues, laquelle aggrave certainement cet état. Bell et Trethowan, 1972).

B) Les toxicomanes ne savent pas comment se distraire, du moins sans leurs drogues. Très peu de choses les intéressent dans le monde "normal"; presque rien ne les excite en dehors de ce qui touche directement à la vie de drogué. Ils ont perdu le contact avec l'enfant qui se trouve en eux, et du même coup avec la spontanéité, la créativité et la joie.

C) Ces toxicomanes semblent ressentir très peu de sensations somatiques agréables. On a observé que les alcooliques boivent beaucoup plus que les autres du fait que de faibles doses ne leur procurent pas de plaisir. Ceci les amène à moins contrôler leur consommation. Cette absence de feedback au niveau somatique résulte-t-elle d'une quelconque déficience physiologique ou relève-t-elle davantage de la psychodynamique? Mes propres études me font penser qu'il s'agit surtout d'un problème d'ordre psychologique.

L’alcoolique est un individu qui vit sous la tyrannie de son passé, de sa toute première enfance. Dans l’histoire de vie du futur alcoolique ou plutôt de celui qui est devenu alcoolique, il est possible de trouver dans sa jeune enfance une difficulté dans la relation parents-enfants, une frustration du besoin d’amour et de tendresse. Des relations familiales défectueuses, telles que l’inconstance, le rejet, l’indifférence, un manque de chaleur dans les relations, des relations punitives, etc., empêchant le degré d’identification qui permet à l’enfant d’intérioriser les normes et les valeurs nécessaires pour le développement d’un contrôle de soi normal.

Bien que l’interaction avec les deux parents semble nécessaire pour le développement d’une personnalité intégrée, une bonne relation avec un seul parent est cependant suffisante pour que l’enfant évite un comportement antisocial ou déviant.

Ainsi on sait que l’enfant développe sa propre image de lui-même en regardant les attentes que les autres ont de lui, particulièrement en observant son modèle : pour la fille, sa mère. Alors, nous nous attarderons plus longuement sur l’image que la femme a eue et conserve cette dernière affirmation tirée de nos données est corroborée par une étude faite en France auprès de femmes alcooliques dans laquelle une image plutôt ambivalente du père existait.

Nous retrouverons l’image de l’époux dans le troisième chapitre et nous établirons alors un lien avec celle décrite ci-haut.

IMAGE DE LA MÈRE
Il y a beaucoup plus de recherches sur les relations mère-enfant que sur les relations parents-enfants ; sans doute à cause du caractère indélébile de l’influence de la mère. Pour assurer le futur équilibre de l’enfant, le jeune doit avoir une expérience intime et chaude, des gratifications dans ses relations avec sa mère ou le substitut. Si la première relation avec la mère n’est pas satisfaisante il y a alors une faim inconsciente qui persiste jusqu’à l’âge adulte. Les expériences de la vie peuvent suppléer en partie pour ce trouble émotionnel mais jamais compenser complètement.

Pour bien situer l’influence de la mère, nous nous rattachons à trois dimensions : le type d’autorité qu’elle exerça, l’attitude affective générale face à l’enfant (notre sujet en l’occurrence), et enfin, le dialogue possible ou non avec l’enfant.

* à suivre *

lundi 19 janvier 2009

LA NOTION DE VÉRITÉ

Les mots vrai et vérité nous sont si familiers que nous ne songeons guère, au cours d’une conversation, à demander qu’on nous les définisse : on possède la vérité quand ce que l’on pense est conforme à la réalité. Mais ces mots se présentent dans des contextes bien différents : nous dirons d’un jugement porté sur un de nos collègues qu’il est vrai, et non mensonger ou calomniateur; mais nous parlons aussi d’un vrai Rubens ou de véritable champagne; nous apprécions même la vérité d’un tableau qui représente un paysage imaginaire ou celle des personnages crées par un romancier ou par un auteur de comédies… Aussi, à la réflexion, la notion de vérité, claire à première vue, devient assez confuse et tâchons de la préciser.

On entend parfois par vérité la réalité même de l’objet dont on parle : cacher la vérité est synonyme de cacher la réalité; c’est dans le même sens qu’on parle d’un témoignage conforme à la vérité. La vérité ainsi comprise se confond avec l’être lui-même. L’être sans limite, Dieu, est aussi la souveraine vérité - : on la désigne par le terme de « vérité ontologique ». Mais, le plus souvent, le terme de vrai qualifie nos idées sur les choses et non les choses elles-mêmes : la vérité est la qualité de nos pensées et de leur expression verbale à la vérité ainsi conçue est la « vérité logique ». C’est de cette dernière que nous allons traiter.

La vérité logique consiste dans l’accord de la pensée avec la réalité. Mais que faut-il entendre par pensée et par réalité? La pensée consiste essentiellement dans le jugement par lequel nous affirmons une chose d’une autre. Le jugement comporte deux idées ou deux termes qui jouent le rôle d’attribut et de sujet dans la proposition qui exprime le jugement. La vérité peut-elle être une propriété de l’idée ou du terme? Il semblerait tout d’abord qu’il peut y avoir des idées fausses, et, par la suite, des idées vraies. Par exemple, c’est que ce triangle rectangle équilatéral serait une idée fausse, un tel triangle étant impossible. Mais en réalité je n’ai pas l’idée d’un triangle rectangle équilatéral : si je puis accoupler ces termes, je ne puis pas penser la figure qu’ils désignent et qui reste impensable.

Il y a vérité lorsque l’affirmation portée dans le jugement est conforme à la réalité; erreur, quand il n’y a pas conformité entre l’affirmation et la réalité. Ainsi, il est vrai de dire que le Myriagone est possible; il serait faux de dire qu’il est réel. Mais cet exemple même nous montre qu’il serait utile de préciser aussi le sens du mot réalité.

Pour le sens commun, les objets matériels (cette feuille sur laquelle j’écris, la fenêtre que je vois ouverte…) sont les vrais objets réels; tout le reste est facilement conçu comme irréel. La réflexion philosophique et même la réflexion ordinaire, distingue une bien plus grande variété de réalités.

samedi 17 janvier 2009

Compréhension de la Dépression

Dépression, Vous dites?

Il y a de fortes chances que vous connaissez quelqu’un qui souffre d’une dépression, quelqu’un qui rit plus, qui a perdu du poids, ne peut pas dormir. Et il est plus que probable que cette personne est une femme.

La dépression est une maladie qui entraîne des conséquences sociales énormes : mariages brisés, enfants perturbés, suicides et même meurtres.

L’institut national de la santé mentale indique qu’un américain sur cinq, c’est-à-dire 40 millions de personnes, a des symptômes marquants de dépression. Et environ 2.4 millions d’entre eux souffrent de dépression clinique grave.

Les deux tiers d’entre elles sont des femmes. Pourquoi? Les spécialistes ne le savent pas très bien.

« La dépression est un désastre naturel », dit Maggie Scarf, auteur d’une étude sur la dépression chez les femmes. Freud a déclaré; « que quiconque a un mal de dents ne peut pas être amoureux. Eh bien, une personne qui est déprimée a le mal de vivre et sa douleur submerge tout le reste. »

Le mal peut être fatal. Un cas de dépression sur deux cents se termine en suicide. Pour chaque suicide, dix victimes de dépression essaient de se tuer et n’y réussissent pas.

La dépression est le désordre psychiatrique le plus ancien connu. Même les anciens Grecs en souffraient. Mais les spécialistes ne savent toujours pas ce qui cause la dépression. Toutefois, ils ont réussi à identifier deux formes de dépression. La plus courante se manifeste par un sentiment intense de tristesse et de désespoir, de culpabilité.

Quatre vingt-dix pourcent des victimes de dépression souffrent de cette forme, appelée dépression unipolaire.

Dans un cas moyen, la personne perd la faculté de ressentir du plaisir à faire quelque chose et se sent triste et désespérée. Dans un cas aigu, la personne peut en être paralysée. Perte d’appétit, perte d’intérêt puis perte de goût de vivre.

La plupart des victimes de dépression unipolaire perdent tout goût de manger, bien que quelques unes se mettent à manger tout le temps. La plupart se sentent fatiguées, sans énergie et ont de la difficulté à s’endormir. Bien que quelques unes se mettent à s’endormir tout le temps. Les symptômes de la dépression unipolaire peuvent être si contraires que beaucoup de personnes déprimées ne savent pas ce qui ne va pas.

La dépression attaque l’ensemble de l’organisme. Elle cause la constipation, les crampes d’estomac, l’impuissance ou la frigidité, les maux de tête, le mal de dos, l’insomnie.

Le complexe des symptômes est bien documenté, mais un médecin qui ne pense pas qu’il s’agit d’une dépression peut conclure qu’il y a un mal physique. Et parfois, les personnes déprimées soutiennent qu’elles souffrent d’une maladie. Les personnes qui souffrent de dépression unipolaire finissent généralement par se rétablir. Le traitement s’étend de la thérapie par la parole et les médicaments aux chocs électriques. L’une ou l’autre de ces thérapies finit par porter fruit dans 85 pourcent des cas, disent les spécialistes.

La dépression prend une autre forme moins courante, comme sous le nom de dépression bipolaire. Elle frappe une personne seulement sur dix personnes qui souffrent de dépression unipolaire et elle atteint les hommes presque aussi souvent que les femmes.

La dépression bipolaire dans sa forme la plus aiguë modifie l’humeur de ses victimes d’une façon tellement incontrôlable, puisqu’elles passent d’un état d’exagération à un état de dépression profonde.

Les études ont permis de constater que la dépression bipolaire tend à se retrouver dans les familles et les spécialistes croient que cela peut être héréditaire.

jeudi 15 janvier 2009

LE PÈRE, UN REGARD PSYCHANALYTIQUE

Au cœur de la théorie psychanalytique – quel que soit le courant auquel on fait la référence – se trouve la question du père; mais il s’agit surtout du père oedipien, celui de la période oedipienne. C’est au stade génital qu’il ferait son entrée dans la vie de l’enfant. Avant cette période l’enfant vivrait dans la sphère maternelle, le père étant, lorsqu’il est mentionné, un simple ‘attribut’ de la mère. Ce silence sur le père pré-oedipien (celui qui nous intéresse ici) est certainement dû à l’histoire du développement de la pensée psychanalytique, qui a progressivement fait la découverte de l’enfant à partir des analyses de patients adultes, puis a approfondi et élargi la connaissance de l’enfant par l’analyse d’enfants et finalement a joint l’observation directe des nourrissons par des psychanalystes et les analyses très précoces aux expériences de travail avec des patients très régressés. Il va donc de soi que c’est d’abord la relation mère-enfant en regard des processus de structuration précoce du psychisme qui s’est imposée à l’étude.

Le père de la période prégénitale apparaît d’abord dans la théorie de M. Klein, qui, la première, a décrit la complexité du monde interne du nourrisson. Dans les courants de pensées liés à la tradition kleinienne, nous trouvons des points de repère pour entreprendre l’investigation du rôle du père auprès du nourrisson. Voici donc brièvement, après quelques idées-clés de la théorie de M. Klein, les points de vue négligés de D. Winnicott et de D. Meltzer.

Le monde du nourrisson est rempli d’innombrables images avec lesquelles le bébé se trouve en alliance (les bonnes images secourables lorsqu’il est bien) ou en conflit (les mauvaises images persécutantes, lorsqu’une souffrance ou une insatisfaction l’accablent). Ces images sont liées aux objets « partiels’ c’est-à-dire clivés, pré-ambivalents. Les objets sont partiels parce que les parties (du corps de la mère, du père, de l’enfant) tiennent place du tout de la personne, dans une continuelle mouvance. Ces images se forment en lien avec la qualité des objets de monde extérieur et avec l’état du monde interne du bébé.

Comme le résume Meltzer (1977) : « Les activités ‘mentales de l’enfant’ en relation avec les images du monde extérieur modifient les qualités des images internes dans le fantasme conscient et inconscient. Le jeu, les rêves, le fantasme, la masturbation et les autres types d’auto-érotisme affectent tour à tour ces images internes et apportent ainsi des modifications à la vision que se fait l’enfant du monde extérieur, en ce qui concerne ses valeurs et sa signification ».

De récentes recherches (Chamberlain 1988) tentent à prouver que le fœtus de 24-25 semaines réagit de façon différenciée aux sons extérieurs. Le bébé naissant disposerait de traces mnésiques de voix et de sons entendus. Pour autant que cela lui est rendu possible (accouchement sans drogue, nourrisson tenu dans les bras et manipulé doucement etc.), le nouveau-né accorde une grande attention au monde qui l’entoure et le scrute visuellement avec avidité. Ce regard concentré du bébé semble d’ailleurs jouer un grand rôle dans l’éveil du sentiment de paternité des hommes qui assistent à l’accouchement, le contact œil à œil avec le nourrisson ayant la signification d’une rencontre. L’attention et l’activité que l’enfant peut soutenir pendant des périodes relativement longues durant les premières semaines post-natales sont d’autant plus clairement perceptibles pour l’observateur que l’on remédie à l’état d’infériorité musculaire du nourrisson en lui maintenant la tête. Il faut noter en passant que les démonstrations des capacités sensitives du nourrisson et de la qualité de son attention ont eu quelques effets déconcertants. En Californie en particulier se sont multipliées des ‘Universités’ et des ‘Écoles’ pré-natales dont le but est de développer, en même temps que des liens prénatals des parents avec leur fœtus, des capacités mentales chez les fœtus. L’apparition de ces ‘écoles’ et leur succès commercial sont bien sûr révélateurs des désirs ou des ambitions parentaux que l’enfant a pour tâche de combler; mais elle montre surtout, comme sous une loupe, comment les données d’observation peuvent nourrir des projections dont le fœtus et le nourrisson sont le support et comment elles peuvent être utilisées pour renforcer une vision adultomorphe du bébé. Ces projections coexistent d’ailleurs parfaitement avec l’image de l’enfant-tube digestif qui ne voit et ne comprend rien.

« Lorsque l’enfant paraît » il entreprend la triple tâche extrêmement complexe de se différencier de sa mère et la reconnaître comme personne, de différencier les autres personnes en contact avec lui et enfin de comprendre les rapports que les personnes qui l’entourent entretiennent avec lui et entre elles. D. Winnicott est un de ceux qui s’est adressé aux parents pour leur dire de quelle façon la mère et le père peuvent aider l’enfant dans cette tâche.

Selon Winnicott, trois processus psychiques commencent très tôt dans la vie et sont cruciaux pour le développement ultérieur : l’intégration, la personnalisation et la réalisation (c’est-à-dire l’appréciation progressive des caractères propres à la réalité). Winnicott insiste sur le fait que le déroulement de ces processus chez l’enfant dépend des capacités de la mère à le materner adéquatement, en dosant la quantité d’excitation que l’enfant peut supporter et en simplifiant l’expérience que l’enfant fait du monde. Les deux premiers processus dépendent de la qualité des soins offerts par la mère. A ce stade très précoce – dès les premières 24 heures de la vie extra-utérine l’enfant peut accuser un retard d’intégration – la fonction du père est « d’aider la mère à se sentir bien dans son corps et heureuse en esprit » pour qu’elle puisse se laisser aller à cette condition particulière où elle sent les états de son enfant et leur répond de façon à lui assurer l’expérience de la continuité d’être et le sentiment d’être entier. C’est aussi à la mère qu’il incombe d’aider l’enfant à démarrer le troisième processus. Selon Winnicott, la connaissance de la réalité passe par l’expérience de l’illusion.

« …l’enfant vient au sein dans un état d’excitation et prêt à halluciner quelque chose qui est susceptible d’être attaqué. À ce moment le téton réel apparaît et il peut sentir que c’était cela qu’il hallucinait. Ainsi ses idées s’enrichissent de détails réels dus à la vue, au toucher, à l’odorat, et la fois suivante, ce matériel est utilisé dans l’hallucination. C’est ainsi que s’édifie peu à peu sa capacité de faire apparaître ce qui est en fait disponible. […] À l’origine il faut un simple contact avec la réalité extérieure ou avec la réalité partagée – l’enfant hallucinant et le monde offrant - , avec des moments d’illusion pour l’enfant où il considère les deux aspects comme identiques, ce qu’ils ne sont jamais en fait ». (1969).

Winnicot insiste sur la complexité de la tâche à accomplir pour l’enfant. C’est pourquoi il est important de la lui simplifier. Une seule personne devrait donner des soins à l’enfant selon une seule technique C’est la mère qu’appartient de « …protéger l’enfant de complications qui ne peuvent pas encore être comprises par l’enfant, et de lui fournir sans cesse la parcelle simplifiée de monde que l’enfant vient de connaître à travers elle […]. Ce n’est qu’en se fondant sur la monotonie qu’une mère peut réussir à enrichir le monde de son enfant » (1969).

Le rôle du père devient crucial dans un deuxième temps : il intervient lorsqu’il faut protéger l’enfant de sa propre haine. D’abord le père protège le bon objet interne lié à la relation à la mère. « De temps en temps l’enfant va haïr quelqu’un – dit Winnicott – et si le père n’est pas là pour lui dire où s’arrêter, il détestera sa mère, ce qui engendrera chez lui de la confusion parce que, fondamentalement c’est sa mère qu’il aime le plus […] Être en vie et rester en vie pendant les premières années de ses enfants est l’une des choses que le père fait pour eux. » (1957).

Le père offre aussi à l’enfant une alternative – l’enfant peut, par moments, se réfugier auprès d’un parent lorsqu’il se sent détester l’autre, et vice versa.

Par ailleurs, le père protège l’enfant de la confusion en incarnant « la loi et l’ordre que la mère introduit dans la vie de l’enfant » (idem).

Le père est donc important non comme le substitut de la mère, mais de façon spécifique. Winnicott introduit le père comme celui à qui il incombe de protéger la relation première de l’enfant et de la mère et qui permet de la rectifier et de la remanier. Il aide ainsi à ordonner les objets internes et à maintenir un contact satisfaisant avec la réalité extérieure. Plus tard, le père permet à l’enfant à la fois de se forger un idéal, de le destituer partiellement et de survivre à la haine liée à la désillusion.

Quarante ans plus tard, D.Meltzer propose une réflexion sur le rôle du père auprès du tout petit enfant en insistant sur la nature de l’activité mentale particulière de celui-ci. Meltzer voit, lui aussi, le père comme protecteur de la relation mère-nourrisson. « De façon générale, les fonctions du père sont des fonctions d’approvisionnement et de protection de la relation mère-enfant, et ses organes génitaux sont à la fois l’instrument et l’arme de ces fonctions » (1989). Le rôle du père est d’ordonner le monde de représentations de l’enfant pour que la série associative mamelon-pénis-fèces-bébé puisse être utilisée comme source de différentiation et non de confusion défensive.

Voici les premiers pas vers cette différenciation tels que Meltzer les voit, c’est-à-dire le passage de la vie fœtale à l’état de nourrisson et les premiers émois qui en résultent. Les prémices de la vie psychique chez les fœtus se développent avec les expériences kinesthésiques et auditives.

Les premières concernent le corps propre, les secondes ont pour l’objet le plus évocateur, la voix de la mère. C’est à cette voix d’abord et au visage et au sein de la mère qui s’Offrent ensuite à sa vue, que l’enfant répond avec passion (c’est-à-dire par une intégration de l’amour, de la haine et du désir de connaître). Lorsque après la naissance, l’enfant éprouve différents états d’inconfort et de mal être liés à ses nouvelles conditions d’existence, se trouver entouré des bras de la mère avec « la sensation de rassemblement que procure l’expérience du mamelon-dans-la-bouche le soulage presque instantanément ». S’engage alors un processus dialectique dans lequel l’espace interne est occupé à tour de rôle, ou en même temps, par de bons objets protecteurs et de mauvais objets qui font souffrir.

Le bébé tend à expulser les mauvais objets dans la mère et à garder ce qui est bon. Au fur et à mesure que l’enfant émerge de sa toute première relation à la mère, et lorsque point une conception un peu plus cohérente de la mère, apparaît le désir de la protéger et de la réparer. Le père, qui approvisionne la mère, est donc l’allié des soucis réparateurs du bébé. Au fur et à mesure que le contact avec la mère devient plus érotique, se développent chez l’enfant le désir de possession et ses corollaires.

La pulsion de contrôle et la méfiance. Son désir de connaître et de comprendre augmente et s’aiguise. Le père se présente alors avec son pénis en tant que protecteur de la mère et des orifices du bébé. Si la dialectique du bon et du mauvais (menaçant l’intégrité de l’enfant) s’applique autant au pénis qu’au sein, le père est également le support des tensions déplacées sur lui des conflits avec la mère. C’est donc le père qui porte la plus lourde charge de suspicion dans l’esprit de l’enfant. En cela repose aussi la nature de son rôle de protecteur de la relation mère-enfant.

« Les fonctions du père ont une signification secondaire par rapport au rôle de la mère, et tout mouvement ultérieur qui les placeraient dans un rôle de première importance entraînerait une distorsion grossière du monde de relation humaines » insite Meltzer. Ne pas confondre fonctions et rôles des parents aide l’enfant à sortir de sa confusion initiale. Les fonctions du père auxquelles il est fait référence ici peuvent être énumérées ainsi :
Le père comme protecteur de la relation mère-enfant;
Le père comme capable de prendre sur lui la haine et l’angoisse de l’enfant;
Le père comme agent de différenciation.

Ces fonctions apparaissent sans doute plus ingrates que celles dont l’imaginaire charge « le nouveau père ». La dernière fonction énumérée est contradictoire avec la place qui est destinée au père par l’idéologie d’aujourd’hui. De la confusion du bébé à la confusion comme idéologie nous changeons sans doute de registre. Mais il est peut-être possible d’entrevoir comment ces deux registres peuvent se rejoindre ou s’entrechoquer sur le terrain des conflits intimes qui peuvent resurgir chez les parents lors de la naissance de leur enfant. La période post-natale en est une de remaniements, souvent profonds, touchant à l’identité et à la structure oeidipienne aussi bien chez la mère que chez le père. Dans chaque culture les rites, les coutumes, les structures que la société a mis en place ont pour fonction de contenir cette expérience. La confusion idéologique actuelle et le flou des structures sociales de soutien renforcent à notre avis l’aspect confusionnel des débuts de l’expérience parentale. Pour que les gestes et les attitudes des parents aident l’enfant à ordonner son monde, il faut que ceux-ci dépassent leurs propres hésitations et leurs conflits avivés par l’apparition de l’enfant. Ceci implique qu’ils aient fait minimalement au préalable des deuils nécessaires (des objets oedipiens), se libérant des envies et des haines qui entrainent le désir exacerbé de réparation (de la mère qu’on a eu ou de l’enfant qu’on a été).

lundi 12 janvier 2009

Menteur, Moi et Vous, Donc?

« Omnis homo mendax » dit le psaume 115. Tous les hommes sont menteurs. Seules les femmes ne mentent pas : elles préfèrent farder la vérité. J’ai bien envie de le leur reprocher d’ailleurs car pourquoi farder la vérité quand elle est si belle toute nue ?

Un vieux paysan m’a déjà dit d’un de ses ennemis intimes : « Il est assez menteur qu’on ne peut même pas croire le contraire de ce qu’il dit ! Le mensonge est sa langue maternelle. Il finira sûrement au Parlement ». Il n’avait peut-être pas tort, le vieux, car avez-vous remarqué que dans « Parlement » il y a parle et ment ?... Le chancelier Bismark n’a-t-il pas dit : « On ne ment jamais autant que pendant les élections, pendant une guerre et après une partie de golf ». Il faut le croire car il était lui-même un menteur du meilleur cru (si on peut dire…)

Il est permis de violer la vérité à condition de lui faire de beaux enfants. Car il y a de beaux mensonges. On dit même qu’il y en a de pieux. Dans sa comédie « La jalousie », Sacha fait dire à un de ses personnages : « Le mensonge est un des fondements du bonheur, qu’il soit pieux ou non, car il n’y a que ce qu’on sait qui fait mal ». Ce n’est pas pour rien que le proverbe dit que toute vérité n’est pas bonne à dire.

D’ailleurs il y a quelquefois tant de parenté entre le mensonge et la vérité qu’on ne peut plus les distinguer l’un de l’autre. Si les mensonges sont dangereux, c’est justement parce qu’ils contiennent de la vérité. Il y a tant de vérités qui mentent, pourquoi n’y aurait-il pas des mensonges qui disent vrai ? Quelle différence y a-t-il, je vous le demande, entre une demi-vérité et un demi-mensonge ?

L’embêtant, c’est que s’il est facile de faire un mensonge, il est difficile de n’en faire qu’un. On a beau prétendre qu’un mensonge fait au bon moment en sauve dix, il reste qu’il faut une sacrée mémoire pour réussir dans cette carrière. Il n’y a vraiment que les professionnels qui peuvent y arriver. Les ambassadeurs, par exemple. Ils sont tellement habitués à déguiser le vrai, que Talleyrand, le plus efficacement fourbe de tous, avait développé une méthode originale dans ses relations avec ses collègues des autres pays : le cynisme de la franchise. Quand il voulait rouler ses adversaires, il leur disait la vérité, sûr qu’il était qu’ils croiraient le contraire… Et ça marchait à tout coup. On pourrait dire la même chose des espions. Eux, ils sont les soldats du mensonge. Pour eux c’est plus qu’une profession, c’est une arme.

Pour d’autres, c’est plus qu’une arme, c’est une philosophie. Selon eux il est immoral d’abuser de la vérité. Tristan Bernard est de ceux-là : «La vérité est la chose la plus précieuse que nous ayions : économisons-là ! ». C’est pourquoi il y a tant de sortes de menteurs. Il y en a tout un arc-en-ciel. « Il y a, dit François de Croisset, autant de vérités de menteurs que d’espèces de papillons. Il y a l’homme qui ment parce qu’il est bien élevé : celui-là, c’est l’homme du monde. Il y a l’homme qui ment pour amuser les autres : celui-là, c’est un poète. Il y a l’homme qui ment par devoir : celui-là, c’est un saint. Il y a l’homme qui ment par intérêt, par égoïsme ou par lâcheté : celui-là, c’est un mufle. Il y a l’homme qui ment pour le plaisir de mentir : celui-là, c’est un menteur. Enfin il y a l’homme qui ment aux femmes : celui-là ne ment pas… il se rembourse ! ».

Historique de la Tromperie

L’importance de la tromperie dans les affaires humaines est depuis longtemps reconnue par les philosophes politiques, les analystes militaires, les dramaturges, les romanciers et autres observateurs du comportement humain. La tromperie a été perçue comme centrale dans les conflits inter-groupes, depuis les récits bibliques du siège de Ai et la légende grecque du cheval de Troie jusqu’aux exemples modernes de Pearl Harbour en 1941, de la Normandie en 1944 et de la Tchécoslovaquie en 1968 (Handel 1982, Whaley 1969). Ce fait est d’une telle évidence que l’on est tenté d’abonder dans le sens de Sun Tzu, selon qui « toute guerre est fondée sur la tromperie » ou de Churchill qui aurait dit qu’ « en temps de guerre, la vérité est si précieuse qu’elle doit être protégée par un rempart de mensonges ». La guerre est, sans contredit, l’une des manifestations les plus dramatiques de la tromperie humaine, mais les dédales de l’intrigue politique, depuis les écrits classiques de Machiavel pendant la Renaissance jusqu’à l’affaire du Watergate ou l’Irak avec son nucléaire juré par Bush et les campagnes de « désinformation » contemporaines, sont autant d’exemples de l’importance de la duplicité dans la vie publique.

Selon les psychologues sociaux comme Mead (1934) et Goffman (1959), les interactions sociales de la vie quotidienne comportent un élément de tromperie, dans le sens où chaque acteur participe à une mise en scène par laquelle il vise à contrôler les impressions qu’il crée sur autrui. La vision la plus extrême de la tromperie dans la vie de tous les jours est sans doute celle d’un sociobiologiste contemporain pour qui la société humaine est « un réseau de mensonges et de tromperie qui ne persiste que dans la mesure où il existe des systèmes de conventions définissant les types de mensonges acceptables » (Alexander 1977). Poussée à l’extrême, cette vision de la vie sociale humaine ne tient pas compte de la fonction vitale de la communication fiable dans les rapports humains. Il est néanmoins concevable que l’existence de la tromperie préméditée et la nécessité de détecter ce type de machination et de manipulation aient pu constituer une impulsion majeure pour l’évolution de l’intelligence chez les primates et l’espèce humaine (Byrne et Whiten 1988, Humphrey 1976).

Vision Psychanalytique du Mensonge

PUIS FREUD VINT…

En 1909, Freud, dans un excellent article, assigne à la « fabulation » un déterminisme précis : la mise en doute de l’image parentale accompagnée d’une surestimation de cette image. Dans la théorie freudienne, les fantasmes prépubertaires servent à accomplir les désirs dans un double dessein : érotique et ambitieux. À cette époque, l’activité fantasmatique a tendance à se débarrasser de parents désormais dédaignés et de leur en substituer d’autres, en général d’un rang social plus élevé. Puis, avec la connaissance des processus sexuels, apparaît la tendance à se figurer des situations et des relations érotiques. L’enfant bâtit alors un roman familial dans lequel il ne craint pas d’inventer à la mère, objet de la curiosité sexuelle suprême, autant de liaisons amoureuses qu’il y a de concurrents en présence. Cette hypothèse vaut tant pour le mensonge chez l’enfant que pour les thèmes de filiation fréquents dans les délires d’imagination – qui, pour Dupré, sont le degré maximal de la mythomanie.

« Il est naturel que les enfants mentent lorsque, ce faisant, ils imitent les mensonges des adultes », dit Freud. Le mensonge est inhérent à l’évolution psychologique de l’enfant. Pour celui-ci, comme dans la mentalité primitive, le langage a une valeur magique, incantatoire. Freud a montré la portée de l’investissement du langage : le tabou de certains mots, les lapsus, les oublis, mais aussi l’importance de la construction même de ce langage. À mesure que son discours se déroule, le sujet se découvre face à autrui ou prend conscience, dans le dialogue, de ses problèmes personnels. Le langage s’enrichit par la relation et s’affermit par la réalisation. C’est au-delà de trois ans que se fait l’apprentissage du mensonge. Cette expérience est d’une importance déterminante dans l’évolution psychologique. Utilisé d’abord de façon ludique, le mensonge n’a d’autre valeur que celle d’une opposition à l’adulte, sans que l’enfant ne lui prête aucunement le pouvoir de convaincre. Mais, un jour, l’enfant s’aperçoit que son mensonge « prend »; il découvre que l’adulte, puisqu’il croit à son mensonge, ne connaît pas sa pensée. Dès ce moment, les relations de l’enfant avec son entourage sont transformées. Le mensonge est vérité. L’imaginaire peut être aussi vrai que la réalité. Cette indépendance verbale est l’expression d’une tentative d’indépendance beaucoup plus profonde. À noter que l’acte de mensonge est aussi mécanisme de réassurance, de puissance ou de culpabilisation.

LE MENSONGE PATHOLOGIQUE

Le menteur pathologique est impuissant à saisir sa propre image et à pouvoir s’y maintenir. Le menteur normal, lui, a souvent des motivations assez évidentes (peur de la punition, par exemple). Dupré décrit un cas de mensonge qui, par sa richesse imaginative, nous fait pénétrer dans le monde de la mythomanie infantile.

L’activité mensongère chez l’enfant tend à diminuer progressivement et à se discipliner à des fins créatrices et utiles, parallèlement au développement des facultés de jugement et de critique.

Une phrase d’André Malraux résume tout le tragique du monde mythomaniaque : « La mythomanie est un moyen de nier, de nier et non pas d’oublier ». La vie doit devenir un roman; la fiction et la réalité ne font qu’un. L’espace qui le sépare d’autrui, le mythomane le comble par une histoire, histoire obligeant l’auditeur à s’attacher à lui tant il est glorieux ou tant il a souffert. Autrui est présent, spectateur de cette mise en scène. Pour le mythomane, la réalité est alors la matrice du possible.

Produire, créer sont les conséquences de son sentiment d’insécurité et de son manque d’estime en soi. Il a un besoin vital de mythe pour assurer son identité. Bien que n’existant que durant le discours, le mythe va continuer sa course auprès d’autrui; cette existence indépendante et non maîtrisée de la fable va alimenter l’angoisse du mythomane d’être débusqué. Du possible peut advenir la chute, chute inassumable et inacceptable. La mort est alors, souvent, le seul échappatoire à cet effondrement narcissique. Cette recherche constante d’identité ne pourra pas résister à la levée de l’imposture.

UN STYLE DE VIE

On le voit, la mythomanie est beaucoup plus qu’une série d’actes mensongers. C’est un style de vie, avec ses éléments caractéristiques. Le discours de l’homme sincère laisse à l’interlocuteur la possibilité de s’interroger. Tout n’est pas évident, tout n’est pas expliqué. Dans le discours mensonger, au contraire, la sursignification est constante; rien n’est laissé dans l’ombre, tous les détails nécessaires sont fournis. Les faits réels sont transformés, agrandis, embellis pour être plus significatifs. La fable « doit » être réalité. Ainsi, elle pourra d’autant mieux amener la participation active de l’auditeur.

Ce mode de vie est un roman qui peut aller de la fabulation jusqu’au pseudo-délire sur des thèmes de persécution ou de jalousie reflétant des troubles graves de l’identité. Mais leur organisation romanesque, la survalorisation permanente du sujet, l’absence complète d’éléments hallucinatoires permettent de les distinguer du délire psychotique.

Cette falsification de soi-même, caractéristique du mythomane, est en réalité falsification à soi-même, recherche d’une réassurance, expression d’un défaut d’identification narcissique. Cette figure idéale qu’il veut incarner aux yeux de l’interlocuteur comme à ses propres yeux fournit au mythomane un alibi existentiel. Ce besoin d’intéresser et de prendre un masque est une manière de fuir la relation avec l’autre. Cette fuite n’est pas seulement imaginaire; la réalité existe et, par ce qu’il raconte, il cherche à persuader l’autre de son malaise existentiel. Car cette conquête de l’autre est une quête de soi-même. Être le metteur en scène d’une fable dont l’autre est spectateur, monter puis démonter cette fable à loisir, c’est essayer d’assurer et de s’assurer que son identité propre, sexuelle et narcissique, ne se trouve pas compromise ni menacée.

L’HYSTÉRIQUE

Le comportement mythomaniaque ne joue pas le même rôle dans les différentes structures mentales. En effet, la structure mentale est l’organisation sous-jacente à la personnalité, c’est-à-dire à la manière dont l’individualité veut être reconnue comme humaine. Par opposition à la personnalité, toute descriptive, la structure mentale est « déductive » des traits de personnalité, du sens des symptômes. En effet, le comportement mythomaniaque n’a pas la même vocation dans la structure hystérique, la structure psychopathique ou la structure de la débilité mentale.

Classiquement, la personnalité hystérique est abordée d’une manière descriptive : suggestibilité, théâtralité, érotisation des relations, immaturité affective en relation avec une insécurité perpétuelle. Or il nous paraît pourtant plus intéressant de parler non de l’hystérie en tant qu’entité clinique, mais de l’hystérique et de son discours inconscient porteur d’une interrogation : comment être un homme? Comment être une femme? Cette interruption est ici l’expression d’une faille narcissique. L’hystérique a le fantasme de n’avoir pas assez été aimé; il demeure marqué de l’incomplétude (voire du rejet) du désir de sa mère. Son identité sera donc précaire et d’ailleurs redoutée. La mythomanie aura là son rôle thérapeutique. La confrontation au miroir est confrontation à son insignifiance. Pour l’hystérique, son image est impropre à retenir le regard de l’autre. Il se cherche dans ce regard, essayant d’être cet objet idéal conforme à celui qu’il pressent au lieu du désir de l’autre. Ce trouble de l’identification, tant narcissique que sexuel, va amener l’hystérique à afficher un personnage, à jouer un rôle, répondant ainsi à la nécessité d’éviter toute rencontre authentique avec autrui. N’ayant pas d’identité vraiment bien établie, il se sent obligé de vivre par substitution : d’où la théâtralité et une dramatisation permanente de l’existence. Être remarqué est nécessaire : excès de langage, goût vestimentaire extravagant, vie qui apparaît à l’autre comme un véritable roman. Cet histrionnisme, où tout est mis en œuvre pour attirer et pour plaire, implique une certaine plasticité du personnage, qui change de rôle en fonction des auditeurs, sans s’en rendre d’ailleurs véritablement compte.

Chez l’hystérique se retrouve l’agencement romanesque des projections inconscientes, spécifiques à la mythomanie. La mythomanie hystérique est plutôt une tendance qu’un style complet d’existence. Il s’agit avant tout d’accrocher l’autre plutôt que de construire un roman et de s’en servir. L’autre est indispensable à l’établissement d’une identité vacillante; la solitude renvoie l’hystérique à ce qu’il croit être son insignifiance, d’où le risque suicidaire quand l’hystérique se retrouve seul. Pris dans son imaginaire, il éprouve parfois des difficultés réelles à faire la part du vrai et du faux, des fantasmes et de la réalité. La faille narcissique est colmatée par le mensonge; la satisfaction imaginaire permettant un semblant de satisfaction réelle, elle le met en quelque sorte à l’abri du délire. L’hystérique se sert avant tout de sa tendance mythomaniaque pour retenir l’autre, non pour l’abuser véritablement.

LE PSYCHOPATHE

Tout autre est la place de la mythomanie dans le monde psychopathique. Pour le psychopathe, ou déséquilibré mental, le comportement mythomaniaque est un moyen et non une fin en soit comme chez l’hystérique. Pour lui, tout échange – et l’échange langagier n’échappe pas à la règle – est régi par une loi qui n’est que violence, qui n’est que représentante de la mort. Le psychopathe est né et vit dans le monde dur du « chacun pour soi », où chaque individu est trop occupé à démêler ses propres difficultés pour s’intéresser à celles des autres. Monde de l’insécurité où la loi est celle du plus fort. Malgré son désir de rencontrer l’amour et l’amitié, chaque relation dégénère vite en affrontement; fort de sa soif d’authenticité, de vivre une relation d’ « homme à homme », il se sent forcé par l’autre à être vicieux. Les troubles du comportement sont le résultat de ce sens vicié de l’existence, troubles où l’impulsivité est rarement absente et qui amènent fréquemment le psychopathe à avoir des démêlés avec la justice (bagarres, menaces, escroqueries, vols, réactions homicides ou alcoolisme pathologique).

Le psychopathe est constamment mythomaniaque; l’enjolivement de son vécu, sa modification fallacieuse n’a pour objet unique que l’obtention de bénéfices pratiques, le plus souvent de façon efficace, tant son charme est opérant. Ici, l’acte mensonger n’engage que très peu celui qui l’exécute, mais vise surtout à détruire le protagoniste. Ainsi, alors que le mythomane hystérique signera une lettre d’une pseudonyme afin d’avoir une réponse, le psychopathe, lui, n’attend pas de réponse, il attend un résultat. L’acte mensonger, s’il obéit à des motivations inconscientes, est un acte conscient, délibéré, que certains auteurs ont qualifié de perversité pathologique.

Citons l’escroc qui invente des histoires, se fait passer pour un personnage important. Son objectif est de duper, mais aussi d’abuser les autres. Il exploite sa victime et en est le bénéficiaire dans la réalité; alors que le mythomane hystérique est le bénéficiaire de l’imaginaire et, en dernier lieu, la victime, car il doit ou fuir ou se faire démasquer.

Enfin, le mensonge du Débile.Le débile mental, quant à lui, ne tire avantage de ses fables ni au regard de la réalité ni au regard de l’imaginaire. Il apparaît perdant sur toute la ligne. Son discours est pauvre en quantité comme dans son contenu : la métaphore est ici inintelligible : elle est confrontée aux relations existant entre organisation libidinale (ou affective) et fonctions cognitives (ou intellectuelles). La déficience mentale c’est d’abord une situation forgée et vécue par le sujet, mais c’est aussi un trouble de la connaissance et un monde original de communication. C’est une psychopathologie du manque, notamment au niveau de l’intellect, de la connaissance, du savoir et du jugement… et qui dit mieux à propos du mensonge?

dimanche 11 janvier 2009

JE DEVIENS CE QUE JE SUIS

Quelqu’un a dit : l’homme n’est que ce qu’il devient ou l’homme ne devient ce qu’il est?

Il est classique de distinguer dans le caractère des éléments naturels ou innés et des éléments acquis. On naît sanguin ou lymphatique, vif ou mou; mais les traits essentiels du tempérament peuvent être modifiés par des influences diverses; le climat, le métier, l’éducation et le milieu social, enfin l’effort volontaire.

La réflexion nous montrerait, que tout ce que nous observons en l’homme est acquis : l’homme n’est que ce qu’il devient : Mais une réflexion plus profonde nous ferait constater que ces acquisitions ne sont qu’apparentes : l’homme ne devient que ce qu’il est.

Tâchons de pénétrer le sens de ces deux réflexions antithétiques de ce penseur et de voir si l’observation les confirme ou les infirme.

L’homme n’est que ce qu’il devient. Que faut-il entendre par là? Si nous ne connaissons pas Amiel, nous pourrions proposer cette explication de simple bon sens; à sa naissance, nous n’observons dans l’enfant rien de ce qui fera de lui l’homme qu’il sera plus tard; tout ce qu’il sera, il doit le devenir, de sorte qu’on peut dire que l’homme n’est que ce qu’il devient.

Et en effet l’enfant qui vient de naître ne présente aucun caractère physique et surtout mental qui le distingue des autres. Henri Poincaré au berceau n’avait encore rien d’un mathématicien génial et il se comportait comme les autres enfants de son âge. C’est peu à peu que l’homme devient ce qu’il sera. Son développement physique donne à son corps une stature et une tournure caractéristique – les multiples expériences qu’il fait dans ses rapports avec les choses et avec les hommes ébauchent les linéaments de ses premières idées. Surtout il se laisse former par ceux qui l’entourent, héritant de la sagesse accumulée de nombreuses expériences et aussi de préjugés qu’impose le milieu. Plus tard, devenu adulte, de tout cet amas de connaissances et d’habitudes, il tâchera, s’il est réfléchi, de faire une synthèse logique : ce sera lui, le terme d’une longue évolution partie de quelque chose qui, en somme, n’était pas lui.

Ainsi comprise, la pensée de Amiel est évidente : c’est une vérité de bon sens. Mais précisément; il n’est pas vraisemblable qu’un esprit de la finesse de ce contemplatif se soit arrêté à une pensée si banale et surtout l’ait trouvée profonde. Sous les mots, il doit donc y avoir autre chose.

L’homme n’est que ce qu’il devient, ne signifierait-il pas que l’homme n’est que ce qu’il se fait, ce qu’il devient par lui-même; en définitive, l’homme serait quelqu’un dans la mesure où il est en enlevant à ce mot tout ce qu’il a de péjoratif – un parvenu; il n’y aurait en nous de vraiment à nous que ce qui est notre œuvre.

« Ne t’énorgueillis d’aucun avantage étranger, dit Epictète. Si le cheval s’énorgueillissant disait : ‘j’ai un beau cheval’, sache que c’est des qualités du cheval que t’énorgueillis. Qu’y a-t-il donc là de tien? » Il faut aller plus loin. Il n’y a pas lieu d’être fier de sa beauté, de sa naissance, de son intelligence : ces dons, ainsi que le mot l’indique, nous les avons reçus; ils ne sont point notre œuvre. Il en est de même de ce que nous sommes par suite de tout le système d’éducation et d’instruction dont nous avons bénéficié; nos idées religieuses, morales, sociales ne sont pas nôtres; ce sont celles de nos éducateurs. Pour devenir quelqu’un, nous devons faire d’une certaine manière la conquête personnelle de ce que nous avons reçu sans effort, et, mieux , encore, nous approprier de nouveaux royaumes à la pointe de l’épée; nous sommes ce que nous devenons, ce que nous faisons. Cette ambition de devenir quelque chose par soi-même, Cyranno l’exprimait bien par le vers connu : « Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul. »

Voilà enfin un troisième sens qui nous paraît conforme, lui aussi, à la pensée de l’auteur : l’homme n’est que ce qu’il devient, c'est-à-dire ce qu’il réalise au cours de sa vie. L’être vivant et surtout l’homme, n’est pas une réalité statique et inerte – il est essentiellement dynamisme, et sa valeur dépend de ce dynamisme même.

Celui qui ne produit rien n’avait rien en lui, n’était rien : on n’est ce qu’on devient. « le génie latent, dit l’autre, n’est qu’une présomption. Tout ce qui peut être doit devenir, et ce qui ne devient pas n’étant rien. »

En portant ce jugement sévère sur ces hommes qui se sont arrêtés aux espoirs et aux ambitions et n’ont jamais rien réalisé, Amiel songeait douloureusement à lui-même : « la virtualité pure, écrivait-il, est mon refuge de prédilection, dès le commencement : j’ai été un rêveur, craignant d’agir, amoureux du parfait, et aussi incapable de renoncer à ses expériences que de les satisfaire, bref, un esprit étendu et un caractère faible; curieux de tout ressentir et impropre à rien exécuter. »

Quelques jours avant sa mort, il notait dans son journal intime : « Tant de promesses pour aboutir à un résultat aussi maigre! Ce que c’est que de nous!...comme les désirs trompent!... ». Amiel juge qu’il n’est rien, puisque de tout ce qu’il rêvait d’être il n’est rien devenu : l’homme n’est que ce qu’il devient. Mais cette réflexion douloureuse peut en amener une autre qui console, ou du moins invite à la résignation : celui qui n’est rien devenu n’était rien.

L’homme ne devient que ce qu’il est; pensée plus profonde encore, d’après Amiel.
On pourrait d’abord comprendre que l’homme ne devient que ce qu’il est par naissance, ou par cette naissance spirituelle qu’est la première éducation. Il est certains traits de caractère que le milieu physique ou le milieu social peuvent bien atténuer, mais qu’ils n’effaceront jamais. Ces tendances fondamentales détermineront toujours les réactions particulières de chacun : un sanguin entré dans la diplomatie parviendra à se maîtriser lui-même, mais il se maîtrisera en sanguin, qui toujours bouillonne. Le fonctionnaire, sans doute, s’adoptera à sa fonction; mais, plus encore, il adopte la fonction à ce qu’il est par nature, et sa nouvelle fonction devient en lui ce qu’il est.

De même un enfant élevé dans un milieu vulgaire et dont le tempérament n’implique rien de particulièrement délicat restera toujours vulgaire. Sans doute, si les circonstances ou sa valeur personnelle le font parvenir à une situation élevée qui le fera vivre dans un milieu choisi, il s’adaptera, il changera ses manières et son langage, prendra un air nouveau, deviendra distingué. Mais jusque dans sa distinction il restera quelque chose de rude et de grossier; son effort même pour être ce qu’il est devenu montre qu’il ne l’est pas encore et il ne le sera jamais qu’à la façon d’un parvenu, et, en prenant des manières distinguées, il les vulgarisera en quelque sorte, les amenant à son niveau; il devient ce qu’il est.

Cette interprétation est bien pessimiste et semble couper les ailes à tout espoir de progrès. Est-elle confirmée par les faits? Il semble bien que non. Si souvent l’homme nous donne des déceptions et des surprises? Tel, médiocre dans les études, révèle, au cours de sa vie, ouvert et réfléchi; tel autre, apathique et terne, se montre, au cours d’une guerre, entreprenant et finit en héros. L’homme ne devient pas ce qu’il est par une sorte d’évolution mécanique sur laquelle il ne peut rien. Il est capable, dans une certaine mesure, de diriger cette évolution.

Mais - et c’est là un second sens de la pensée d’Amiel – pour diriger cette évolution, il faut déjà être orienté, il faut être en partie ce qu’on rêve de devenir. Les psychologues modernes, en particulier M. Maurice Blondel, l’ont bien montré; rien n’entre dans l’homme, n’est assimilé par lui, c'est-à-dire ne devient lui-même, qui ne soit appelé par quelque aspiration profonde de son âme, qui ne soit déjà lui. De cette idée, nous trouvons déjà une amorce chez Amiel : « On ne peut apprendre avec fruit que ce qu’ils savent virtuellement. On ne leur donne que ce qu’ils avaient déjà ».

Devenir n’est donc qu’expliciter ce qu’on est déjà implicitement. De fait, on ne devient pas énergique ou affectueux; l’énergie ou l’affection qui apparaissent ne sont que le développement d’un germe naturel ou de cette seconde nature constituée par les toutes premières habitudes de l’enfance : devenir se ramène à réaliser les virtualités accumulées en soi. Mais il reste une importante marge à notre effort personnel : si ces virtualités sont en nous sans nous, de même que le germe est dans la graine. Indépendamment du fleuriste, leur développement dépend de nous. L’énergie du tempérament qui nous est échoué peut-être tournée à la domination de nous-mêmes afin de ne pas sacrifier les autres à nous. Il y a mille façons de s’attacher et d’aimer : il en est qui ennoblissent et d’autres qui avilissent. Peut-être ne deviendrons-nous jamais que ce nous sommes, mais nous pouvons être ce que nous sommes de bien des façons différentes, et la façon d’utiliser ce qu’on est importe plus que cela même qu’on est. Mais peut-être pourrait-on trouver à la pensée de ce subtil penseur, une signification plus subtile encore. L’homme ne devient à chaque instant de sa vie, que ce qu’il est à cet instant même. Dans la plupart de nos actions, nous sommes comédiens avec nous-mêmes. Nous nous faisons désintéressés, sensibles au beau et même angoissés de graves questions. Il n’y a là que pure façade, et un esprit pénétrant ne s’y trompe pas; on ne devient pas artiste, ou charitable, ou philosophe, parce qu’il est avantageux de l’être et comme une commande; on ne devient jamais que ce qu’on est.

Pour devenir ce qu’on désire être, il ne suffit pas de faire comme si on l’était déjà. L’orgueilleux qui fait comme s’il était humble use en quelque sorte les résistances qui, en lui, s’opposent à l’humilité : il n’est pas encore humble, et il peut rester orgueilleux dans son attitude humiliée. Les transformations qui nous modifient doivent être plus profondes, atteindre l’intime du cœur. Mais lorsque les résistances sont usées, lorsqu’une purification prolongée a établi dans l’âme comme un nouveau climat, un autre homme apparaît. La pratique des vertus, artificielle jadis, est devenue naturelle : les gestes et les paroles humbles sont l’expression spontanée d’une conviction intime. Alors on ne devient, dans ses actes, que ce qu’on est réellement à l’intime de l’âme.

Nous devons le reconnaître, c’est ce qu’on est qui attache et captive les hommes et non pas ce qu’on fait. Goethe l’avait déjà noté : « les natures communes payent avec ce qu’elles font; les natures riches avec ce qu’elles sont ». Amiel le répète en des termes analogues : « Ce n’est pas ce qu’il a, ni même ce qu’il fait, qui exprime directement la valeur d’un homme, c’est ce qu’il est ».

Cette pensée coupe les ailes aux rêves d’une ascension morale trop facile et trop rapide : elle n’a pas de quoi décourager. Ce que nous faisons, en effet, est comme le témoin de ce que nous sommes. De plus, une action persévérante informée par le même idéal parvient peu à peu à se confondre avec ce que nous sommes, de même que le métier, parfois, s’inscrit en quelque sorte dans l’allure de celui qui l’a pratiqué durant toute une vie et lui sculpte lentement un nouveau visage. Ne nous laissons pas hypnotiser par ce que nous sommes ou croyons être. Travaillons à devenir ce que nous voudrions être : il n’y a pas d’autre moyen de grandir.

mardi 6 janvier 2009

Violence Fantasmée et Violence Réelle

Irène Nazaire :
Ça fait déjà un bout de temps que je vous lis et je vous trouve super pour avoir touché quasiment aux phénomènes sociaux. Mais je voulais comprendre la différence entre violence fantasmée et violence réelle. En prenant comme exemple la tuerie de décembre 1989 à l’École Polytechnique de l’Université de Montréal où quatorze jeunes femmes sont tombées sous les balles d’un jeune homme violent du nom Lépine.

Pierre Eddy Constant :
Je vous réponds en reprenant l’éclairage ou la pensée du Dr. D. Scarfone, il s’agissait d’un événement opaque, qui nous obligeait à penser pour y trouver quelque transparence; pour y parvenir, nous ne disposions que de quelques éléments biographiques au sujet du jeune homme qui fut l’auteur du massacre. Nous savons qu’il a eu un père violent, qu’il était un élève brillant, que durant son CEGEP, il a éprouvé des difficultés majeures dans ses études. Passionné de sciences et de technologie, il voulait entrer à Polytechnique. Un élément de sa biographie toutefois n’a pas, à notre connaissance, suffisamment attiré l’attention. C’est qu’au début de l’adolescence, alors que le père ne vivait plus avec le reste de la famille, le jeune garçon a changé son nom et prénom : il a rejeté le nom de famille du père et le prénom qu’on lui avait donné, pour adopter le nom de famille de la mère et le prénom de Marc.

Irène Nazaire :
Comment expliquez-nous ce rejet du nom du père?

Pierre Eddy Constant :
Dans la pensée du Dr. Scarfone, il y a eu l’apostasie du père, un indice du rejet – dans le langage de Lacan forclusion du nom-du-père. Rejet radical de toute référence au père. Sans doute tentative, mais nous ne pouvons ici que spéculer, d’effacer une histoire douloureuse où le père n’a pu servir de support identificatoire qu’en tant qu’agresseur. Tentative de se passer de père, de bâtir sur la seule ascendance maternelle toute son identité. Remodelage nécessaire de la réalité. On ne connaîtra peut-être jamais ce que fut la pensée délirante primaire du jeune homme, son équation psychotique de base qui a abouti aux actes meurtriers. Mais on peut penser que lorsque la réalité a trop contredit les exigences de cette pensée; lorsque sa pensée, si occupée à maintenir en place le monde du jeune Lépine sans le père, dans une nouvelle réalité, ne fut plus compatible avec la poursuite de ses études; lorsque l’échec scolaire est venu démentir l’autarcie narcissique qu’il croyait avoir atteinte, devant le chaos, l’image d’un père archaïque, féroce, violent, un surmoi tyrannique – revient alors en force, et s’installe dans une identification aliénante à laquelle la pensée du jeune homme ne peut qu’apporter la rationalisation; d’où la « folie raisonnante », la paranoïa de Lépine.

Irène Nazaire :
Et son délire…..

Pierre Eddy Constant :
Seul le délire pouvait combler la faille dans son univers, arrêter l’hémorragie narcissique, lui rendre le sens de sa souffrance insensée. Insensée parce que, ayant aboli le père, ou plus précisément, ayant voulu défaire la structure symbolique dans laquelle le père est inscrit, il s’attendait sans doute à ne plus souffrir. Il n’avait plus besoin de père. Son conflit identificatoire, son déchirement entre le père et la mère, il pensait aussi l’avoir résolu. Comme s’il s’était auto-engendré.

Son but était de tenter d’éradiquer la notion même de père de sa vie. Le conflit oedipien était donc aboli à la source, il n’en serait pas question. Il n’avait plus de père, il était son propre géniteur.

Toujours dans la pensée du Dr. Scarfone, Lépine en voulant amputer son histoire de ‘la part du père’, Lépine perd en même temps la possibilité de penser la violence qui l’habite, de la fantasmer comme tout un chacun inconsciemment, d’en trouver la satisfaction possiblement sur un écran de cinéma. Ayant expulsé le père de sa psyché, il a en même temps rendu impossible la remise en scène de son drame.

Faute de pouvoir rejouer sur la scène psychique le confit, il ne trouvera de répit qu’à le restituer sur la scène réelle, dans l’action, en réponse au retour dans le réel de l’image paternelle qu’il avait aboli au-dedans.

Sauf qu’entretemps, ce sont les protagonistes mêmes du conflit qui ont changé. Le père aboli n’en faisait plus partie, ou alors seulement dans sa réincarnation délirante à l’intérieur même du sujet Lépine; celui-ci n’a plus de père, il est le père archaïque, totalement narcissique qui a tous les droits; son sentiment d’ « entitlement » est total. C’est en effet de la carence fantasmatique du psychotique qui est ici manifeste, si par fantasme on entend bien cette mise en scène inconsciente des objets psychiques. Dans la psychose le fantasme est inopérant, il ne sert plus la fonction de décharge pulsionnelle, ni celle de médiation entre les éprouvés du corps et les pensées des processus secondaires. Ces derniers sont dès lors comme happés par une tâche qui revenait justement aux fantasmes, aux processus primaires. Ils sont polarisés, obligés de rendre compte de ce qui est innommable parce que situé dans le domaine de l’originaire.

D’où la déformation de la pensée elle-même, essayant de dire en un discours valable pour l’ensemble ce qui justement ne saurait être dit en ces termes. Le sentiment d’avoir le droit de se faire « justice » soi-même dans le cas qui nous occupe pourrait avoir été en effet de cette autarcie psychique dans laquelle le sujet se sentait plongé et devant laquelle c’est la réalité qui devait s’ajuster, au besoin par la force.

Irène Nazaire :
Expliquez-nous les facteurs déclenchant de l’événement.

Pierre Eddy Constant :
Aux dires du Dr. Scarfone, l’élément qui a servi d’amorce aux agirs, peut bien paraître un détail insignifiant lorsque considéré de l’extérieur d’un point de vue qui se voudrait « objectifs » c’est la valeur subjective et inconsciente du déclencheur qui compte, et ce peut-être alors un n’importe quoi; une lecture fortuite ou un anniversaire, par exemple, ce que cela été, dans l’affaire Lépine, nous ne le saurons peut-être jamais.

Irène Nazaire :
Mais ce que vous avez avancé jusqu’ici sur la dynamique concernant la figure du père a quelque valeur, peut-être pourrez-vous avancer un peu plus loin dans l’analyse des événements.

Pierre Eddy Constant :
Historiquement et structurellement, le père ne peut qu’ « échouer ». S’avérer faillible, limité, mortel, c’est, pour le père, permettre que d’autres générations succèdent à la présence, c’est permettre la continuité. Mais de cet échec structurel, nécessaire, il y a eu, semble-t-il, un refus de la part d’un jeune homme comme Lépine. Plutôt que d’en faire le deuil, il a préféré abolir les termes mêmes de la question. Pourquoi?

Attachons-nous un instant à l’information selon laquelle il a eu un père violent. Que signifiait cette violence du père? Signifiait-elle le refus du père lui-même d’échouer, d’occuper cette place temporaire dont il ne peut sortir que symboliquement mort pour laisser libre la voie à ses enfants? Signifiait-elle déjà, chez le père également, le rejet de la structure symbolique dans laquelle il était appelé à s’inscrire pour vraiment transmettre à la génération suivante la possibilité d’enfanter et de transmettre à son tour? Nous pourrions le croire si nous interprétons en terme de place occupée ce qui a animé le geste de Marc Lépine. Ce qu’il reprochait aux femmes auxquelles il s’est attaqué, c’est justement de prendre la place des hommes; et aux jeunes filles de Polytechnique, de prendre sa place. C’est par la violence qu’il a cru pouvoir établir ce à quoi il avait dû renoncer structurellement, à savoir une place pour lui-même dans le tissu de relations symboliques qui recouvrent le social.

Si le père n’accepte pas les vœux inconscients de mort à son endroit, portés par son fils, s’il n’accepte pas symboliquement de céder la place, de lui donner le droit de succession, cela ne peut qu’exercer une violence mortifère sur le fils : n’ayant pas de place, celui-ci ne peut trouver refuge que dans le refus, ou dans la mort psychique et/ou physique. Que le jeune homme ait déplacé sur des jeunes femmes son geste meurtrier, cela relève du processus d’identification au père. Processus qui survient, comme nous l’avons vu plus haut, en second lieu, c’est-à-dire après l’effondrement de son univers.

Mais Lépine, dans un autre registre cherchait peut-être à refaire l’histoire, à comprendre le refus du père de lui faire une place. Cela l’a tenté en projetant sur les femmes la cause de la violence de celui-ci. Le geste meurtrier devait, dans la logique paranoïaque de Lépine, remettre les choses à leur place mais le trou de son univers, que son geste devait combler, ne pouvait évidemment que rester béant. La mort tragique réelle des quatorze jeunes femmes ne pouvait évidemment rien résoudre de son problème intérieur.

Irène Nazaire :
Face à un tel événement qu’elle était la place du père, de son absence ou de sa présence?

Pierre Eddy Constant :
Il n’est peut-être pas inutile de discuter brièvement de ce que pourrait signifier cette « présence du père ». La structure du complexe d’oedipe, rappelons-le, est plus que le fantasme de détrôner le père pour posséder la mère (ou l’inverse); elle situe la place des sujets dans la succession des générations; elle leur donne un nom et un droit, celui d’être à leur tour parents et de continuer ainsi l’histoire. Si l’oedipe ne dit rien de ce que nous devons faire de notre vie, il assigne néanmoins une fonction symbolique qui peut-être remplie de bien des façons (et, d’ailleurs, pas nécessairement par la procréation elle-même). Mais quelle que soit la façon, une chose est invariable, c’est que cette structure désigne du même coup la nécessaire acceptation de la mort individuelle. Cette acceptation est ce qui peut nous inciter à créer afin de pouvoir transmettre, laisser en héritage. Le refus de la condition de mortel ne peut que conduire à rejeter la réalité, à vouloir refaire le monde dans l’instant, dans une visée purement narcissique et nullement dans une perspective historique. Le père qui au contraire accepte d’assumer sa présence, il l’assume en tant que celui qui occupe temporairement une place que d’autres ont occupé avant lui et qu’il devra céder à d’autres. C’est faut d’avoir accepté cela que Lépine a voulu faire tourner à rebours la roue de l’histoire.

Il y a de quoi s’étonner que, dans tout le bruit médiatique qui a accompagné les événements de Polytechnique, on ait surtout mis en relief ou bien l’antiféminisme de Lépine, poursuit le Dr. Scarfone, comme si celui-ci avait été une sorte d’émissaire ou de commando machiste en mission Kamikaze, ou bien des effets néfastes de la violence dans les médias. La psychose a été très peu prise en compte. Pour les uns, les psychiatres notamment, il s’agissait de ne pas trop rapidement associer violence et maladie mentale, et ainsi ne pas renforcer les préjugés déjà tenaces dans la société. Pour d’autres, il s’agissait de rappeler que l’égalité des femmes dans la société n’est pas encore assurée, que la violence mâle fait payer d’un dur prix la volonté d’émancipation féminine. Mais l’effet de ces intentions louables me semble avoir été de désarticuler le débat en évacuant un maillon essentiel dans la chaîne de significations qui s’ordonne autour de cette tragique histoire. Ce faisant, on effaçait du discours sur les gestes de Lépine la référence à la folie. Une fois de plus, on faisait de celle-ci un facteur non-pertinent parce que non intégré dans les discours cohérents, linéaires, qui prétendent à une logique exhaustive, que ces discours soient politiques, scientifiques ou humanitaires. Nous espérons avoir indiqué suffisamment que contrairement aux apparences, la dynamique psychotique n’est pas coupée du social.

Bien sûr, cette dynamique ne se prête pas aisément à des conclusions simples et à des remèdes faciles. Mais à la refouler, une fois de plus, hors de la cité, on se réduit à devoir ou bien déclarer incompréhensible un événement comme celui de Polytechnique, ou bien à le rendre parfaitement abstrait, comme simple répétition du même. Les discours politique, idéologiques ou humanitaires s’en tirent alors à moindre frais, mais ils auront une fois de plus, laissé de côté une part assez essentielle de vérité.