samedi 30 juin 2012

LA PHILOSOPHIE - 9e partie


LA MÉMOIRE
Le mot de Ravaisson : “c’est la matérialité qui met en nous l’oubli.”
La mémoire, avec son double phénomène d’oubli et de rappel, est un des pouvoirs originaux de l’être conscient.  Aussi l’explication de l’oubli et de la conservation des souvenirs a-t-elle fréquemment sollicité l’intérêt et la sagacité des psychologues, spécialement touchant le rôle que joue en ces phénomènes le double élément de l’être humain : esprit et matière.
Ravaisson prend nettement parti : “c’est, dit-il, la matérialité qui met en nous l’oubli.”  Après avoir brièvement commenté cette parole, nous essaierons d’en apprécier le contenu.”
I - le sens de la phrase.  Il faut évidemment l’interpréter loyalement, c’est à dire dans le sens de l’auteur.
A - Un sens possible, mais non exact.  Celui que pourrait donner à cette phrase un physiologiste, partisan de Ribot : l’oubli momentané est la condition du rappel; il suppose donc conservation : or cette conservation se produit par le jeu des centres cérébraux, donc par et dans notre être matériel.   Que ces complexes cérébraux soient en repos, cessent d’être excités, momentanément ou pour toujours, c’est l’oubli; c’est la matérialité qui le produit en nous, comme elle amènera la conservation et le rappel.
B - le sens donné par Ravaisson.  Mais tel n’est pas du tout le sens de l’auteur, qui est un spiritualiste.

a) pour lui, “l’état de conscience est la manifestation du pouvoir actif d’un être un et indivisible. OR, une partie de notre “moi” s’en serait détachée et serait même anéantie si, un acte de l’esprit s’étant une fois produite, il est naturel qu’elle persiste....le pur esprit, qui est tout acte, tout unité, tout souvenir, qui est toujours présent à tout et à lui-même, tenant sous son regard sans y manquer jamais tout ce qu’il est, tout ce qu’il fut, peut-être même, si l’on ose aller jusqu’où va Leibnitz, tout ce qu’il sera, le pur esprit voit toutes choses sous forme d’éternité.”  Le pur esprit n’oublierait donc pas.

b) la conclusion s’impose aisément : Puisque de fait, d’autre part, l’oubli existe, il faut en chercher la cause dans la limitation apportée à notre esprit par la matière qui lui est unie et qui l’amène à perdre la possession ou du moins la possession consciente de ses faits passés :  “C’est la matérialité, sous la dépendance de laquelle sont nos sens, qui met en nous l’oubli.”  
Que penser de cette affirmation?
  1. les restrictions qui s’imposent:
1) Il y aurait lieu d’abord de dire comment et selon quel procédé, le cerveau (car c’est de lui évidemment qu’il peut être ici question) opère en nous cette disparition plus ou moins prolongée.
Bergson s’y est essayé, de façon d’ailleurs originale, mais qui reste trop dominée par l’idée préconçue dirigeant son système : “le cerveau, instrument d’action, masque ou rappelle un état suivant qu’il cesse d’être ou redevient utile à l’action.”

a) De plus, contre la thèse de Ravaisson (comme d’ailleurs contre la thèse de Descartes et Ribot) semblent militer aussi certains caractères de l’oubli, soit volontaire, soit spontané.
b) Il est d’abrd certains faits que volontairement et consciemment l’esprit lui-même, faisant comme le tri de ses états, néglige et laisse disparaître parce que peu importants ou même importuns;
c) Quant à l’oubli spontané, il obéit aux lois psychologiques d’antagonisme et d’intérêt.
Un état disparaît du champ de la conscience d’autant plus facilement, en particulier;
  • qu’il a été moins vif, et nous a moins frappés;
  • qu’il est plus éloigné;
  • qu’il est moins conforme à nos tendances habituelles, à nos dispositions momentanées;
  • qu’il est moins lié à d’autres états affectifs ou représentatifs.
OR ces conditions sont bien d’ordre psychologique et non d’ordre matériel.
Conclusion : la conciliation, peut-être, au fond, tous ces faits ne sont-ils pas si opposés qu’ils le paraissent à la thèse de Ravisson, car:

a) ils laissent intact l’idée fondamentale de son système; à savoir: si l’esprit est obligé d’agir ainsi, c’est qu’il voit son énergie propre limitée par son union à la matière; d’ailleurs la loi de fréquente répétition s’opposant à l’oubli et les rapports de la mémoire - souvenir avec la mémoire-habitude inclinent à pencher en ce sens.
b) il reste vrai aussi que l’esprit, pour conserver ses états de conscience, doit user du cerveau comme d’un instrument, d’une condition dont les qualités  ou les imperfections se reflètent dans chaque individu, sur les caractères de la mémoire.  Plus l’instrument est déficient, plus l’oubli peut-être complet, dépassant même les limites de l’oubli normal pour arriver à l’oubli pathologique, qui permet de dire, plus que nul autre, dans le sens de Ravaisson plutôt qu’en celui de Ribot: “C’est la matérialité qui met en nous l’oubli.”

lundi 25 juin 2012

LA PHILOSOPHIE - 8e partie


DESCARTES  ET  LA  MÉTHODE

Descartes, dans la cinquième partie du Discours de la Méthode, différencie l’homme de l’animal par les deux traits suivants : le langage artificiel ou conventionnel et la faculté de s’adapter. Mais le langage artificiel consiste à « composer » les signes, c'est-à-dire à les ajuster les uns aux autres, à désigner, en définitive à les adapter. Pouvoir s’adapter était donc, pour Descartes, la caractéristique essentielle de l’homme, le signe de l’intelligence ou de la raison : «  au lieu que ces organes (des animaux) ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière », la raison est un instrument qui peut servir en toutes sortes de rencontres. Les philosophes ont repris cette idée et voient volontiers dans l’intelligence la fonction qui adapte des moyens à des fins. Cette définition est-elle parfaite? D’abord convient-elle à tout le défini, et l’intelligence a-telle pour fonction unique, d’adapter les moyens à la fin? Ensuite, convient-elle au seul défini, c'est-à-dire est-elle seule à réaliser cette adaptation?

Adapter les moyens à la fin est bien une des fonctions de l’intelligence et la fonction essentielle sinon unique de l’intelligence pratique.

Qu’est-ce qu’un ingénieur intelligent? Celui qui trouve les meilleurs moyens, c'est-à-dire les moyens les plus économiques, les plus sûrs, les plus esthétiques, de réaliser le résultat que veut obtenir celui qui fait appel à ses services. De même, le chef intelligent est celui  qui sait se faire obéir sans recourir aux procédés extrêmes que sont les renvois et les punitions. Dans le travail intellectuel lui-même, l’intelligence se manifeste dans la faculté de s’adapter : Nous le savons par expérience, nos échecs en dissertation philosophique tiennent beaucoup moins à notre ignorance qu’à notre maladresse à adapter notre savoir à la solution du problème posé.

Mais l’adaptation des moyens à des fins n’est pas la fonction unique de l’intelligence. On peut même douter que ce soit là sa fonction essentielle, celle qui donne l’explication la plus profonde de la grande prérogative de l’homme.

D’abord, en définissant l’intelligence comme la faculté d’adapter les moyens aux fins, on suggère qu’elle a pour fonction essentielle la pratique ou, suivant le mot de M. Bergson, qu’elle n’est qu’un  « annexe de la faculté d’agir ».Or, s’il est légitime de penser que ce sont les nécessités de l’action qui ont provoqué la réflexion de l’homme et développé son intelligence, ce n’est pas le lieu de discuter cette hypothèse. Il est bien évident que l’homme civilisé ne réfléchit pas seulement dans le but de diriger son action, mais qu’il cherche aussi à comprendre pour comprendre. Servir à l’action est une des fonctions de l’intelligence, mais non la seule. L’intelligence établit des rapports de causalité en vue d’un résultat à obtenir; mais elle les établit aussi dans le seul but de connaître les relations causales qui relient les phénomènes entre eux.

D’ailleurs l’intelligence ne se borne pas à la considération des rapports de causalité. Elle perçoit aussi des rapports d’identité, d’égalité, de ressemblance…Les mathématiques, dans lesquelles l’intelligence intervient pour ainsi dire à l’état pur, c'est-à-dire sans souci immédiat de réalisation pratique, procèdent en établissant des rapports d’identité ou d’équivalence.

Enfin, il ne paraît pas très psychologique de caractériser  l’intelligence par cette fonction d’adaptation : elle est aussi et même surtout la faculté de contrôler si, dans les groupements de choses ou d’idées qui se présentent à elle, il y a adaptation ou non. Pour l’élève qui doit résoudre un problème en faisant appel à des connaissances acquises, adapter son acquis à la solution du problème posé est affaire d’intelligence, mais c’est aussi  un acte d’intelligence que le jugement du correcteur déclarant que le sujet est bien mal traité. Ne serait-il pas même plus juste de dire que l’intelligence se borne à cette fonction de contrôle? Les moyens sont proposés par l’imagination, et l’intelligence n’a qu’à choisir entre ce que l’imagination propose.

Nous pouvons cependant accorder que l’adaptation des moyens à la fin est une des fonctions de l’intelligence : c’est la réduction de l’intelligence à cette fonction qui ne peut être admise.

De plus, l’adaptation des moyens à une fin ne semble pas la fonction essentielle de l’intelligence, même de l’intelligence pratique. Tout d’abord, en définissant l’intelligence par la fonction de s’adapter, on la fait connaître, non pas en elle-même, mais par une de ses manifestations extrinsèques, par une de ses applications. C’est l’acte ou la fonction propre de l’intelligence qu’il faudrait préciser.

Or, si nous réfléchissons au mode d’activité de l’esprit qui adapte les moyens aux fins ou les principes aux conséquences, et si nous cherchons l’élément commun à toute activité de l’intelligence, nous trouverons, semble-t-il, l’intuition de rapports. Toute activité théorique de l’intelligence, c'est-à-dire, toute activité n’ayant pour but que de comprendre, se ramène à une intuition de rapports. Quant à l’activité pratique, elle comporte sans doute l’adaptation des moyens à la fin poursuivie, mais cette adaptation est dirigée par l’intuition des rapports qui relient les moyens à la fin : c’est l’intuition de ces rapports qui rend cette activité intelligente.

L’adaptation des moyens à la fin peut donc servir de signe pratique de l’intelligence, mais on ne peut définir l’intelligence par cette fonction d’adapter des moyens à des fins : cette définition ne convient pas à tout le défini. Convient-elle au seul défini?
Que l’intelligence soit le seul mode d’activité qui adapte les moyens à la fin, fait figure de principe premier : ne pas admettre cette proposition semble équivaloir au rejet du principe de raison suffisante. Cependant, il est facile de le montrer, il y a bien des cas dans lesquels nous constatons que des moyens sont adaptés à des fins déterminées sans qu’intervienne l’intelligence.

Observons l’animal. Voici un oiseau enfermé dans une cage truquée, qui s’ouvrira lorsque le captif ira se pencher sur un trapèze dont il provoquera le balancement. Il se heurte au grillage, s’agrippe aux barreaux, saute d’un perchoir sur l’autre. C’est par hasard qu’il s’arrête sur le trapèze qui commande l’ouverture de sa prison. Mais c’est par choix que, après quelques expériences de ce genre, lorsqu’il sera de nouveau emprisonné, il se posera sur le trapèze libérateur : il adoptera alors les moyens à la fin; recouvrer  sa liberté : dirons-nous qu’il agit intelligemment? Non, car il s’est contenté de voleter au hasard et de répéter les mouvements fortuits qui aboutissaient au résultat désiré. Pour être intelligent, il faut autre chose. Quoi ?,  nous le préciserons plus loin.

Arrêtons-nous maintenant devant une abeille qui bâtit son alvéole suivant les règles immuables de son espèce, ou devant une araignée qui tisse sa toile et la dispose de telle sorte qu’elle atteigne son but : capturer des mouches. Là, point de tâtonnements : l’insecte va devant soi avec la sûreté d’un vieux praticien. Nous ne dirons pas qu’il agit intelligemment. Son habileté, nous l’expliquons par l’instinct, et l’instinct s’oppose à l’intelligence. Cependant, ici, plus que dans le cas précédent, il y a adaptation des moyens à une fin.

Si nous passons à l’homme, nous retrouverons les activités adaptées, et cependant inintelligentes, observées chez l’animal. Nous aussi, nous procédons parfois par sélection de tâtonnements fortuits, retenant pour les reproduire ceux que nous savons procurer l’effet désiré. C’est ainsi que procède le paysan pour le choix de ses engrais, ou même le médecin pour celui des remèdes. Ce procédé est propre à la méthode empirique, celle dans laquelle l’intelligence joue le rôle le plus effacé.

Il n’est guère chez l’adulte du moins, de savoir-faire instinctif, mais on y trouve, multiplié, leur équivalent : les routines. Voici un artificier vieilli dans le métier. Il sait préparer à coup sûr les mélanges qui produiront les plus fortes explosions ou les couleurs les plus agréables; il adapte parfaitement les moyens à la fin. Cependant, nous ne dirons pas qu’il est intelligent.

Ce n’est donc pas l’intelligence seule qui adapte les moyens aux fins. Par suite, nous devons conclure que la définition de l’intelligence par l’adaptation des moyens à la fin ne peut pas  être retenue : elle ne convient pas au seul défini.

Que faut-il donc pour que l’adaptation soit attribuée à l’intelligence? Qu’elle soit déterminée par la connaissance des rapports qu’il y a entre les moyens et la fin. Chez l’oiseau habitué à ouvrir sa cage en se posant sur le perchoir dont le mouvement déclenche l’ouverture, chez l’insecte suivant rigoureusement les rites ancestraux, il y a  une association de représentations ou de mouvements : il n’y a point d’intuition des rapports qui existent entre ces divers mouvements. De même, l’ouvrier artificier sait quel produit donnera à la flamme une teinte verte ou rouge : il ignore pourquoi la teinte est de cette couleur. Il semble donc qu’une définition de l’intelligence convenant à tout le défini et au seul défini serait la suivante : l’intelligence est la faculté de percevoir des rapports.
On doit à Descartes la formule la plus célèbre de la philosophie universelle de tous les temps, le «  Je pense, donc je suis » que n’ont cessé de méditer les philosophes. Car Descartes marque une étape fondamentale dans l’histoire de la pensée; il existe désormais un avant et un après.

On dit souvent que les Français sont « cartésiens ». Est-ce à cause d’un goût inné pour le raisonnement? En raison de la pratique du doute systématique ou du scepticisme propre à «  ne pas s’en laisser conter »? Est-ce aussi par cette tendance à appliquer une méthode à toutes les activités intellectuelles ou bien encore parce que raison et passion affrontées font partie de notre patrimoine culturel? Est-ce enfin et surtout parce que Descartes est le plus grand des philosophes français?

Dans le « Cogito  Ergo Sum », Descartes prouve par ce « je pense » la priorité de l’âme sur le corps. L’existence de l’esprit, la réalité de Dieu, la certitude de la vérité et, en dernière analyse la simple possibilité de parvenir à la connaissance. Réfutant tout par un doute systématique et universel (« douterais-je de tout y compris de mon doute.»), Descartes ne parvient qu’à une seule certitude, celle de la pensée.

Dans ses Méditations Métaphysiques (le morceau de cire), il écrit : « Si l’évidence est ce dont on ne peut douter, ce que nous percevons pourrait être tenu pour vrai dès lors que nous en avons une connaissance sensible. Or, les sens peuvent nous tromper, comme la cire, dans l’aspect qu’elle prend selon que l’on fait varier sa forme; pourtant c’est toujours de la cire, nous le savons par une inspection de l’esprit, » une connaissance rationnelle qui nous permet de dégager l’essence des choses à travers leur apparence. L’idée de la cire préexiste dans notre esprit, elle est innée, immuable dans son essence. Ainsi, par cette « intuition » rationnelle, et de cette façon seulement, pouvons-nous parvenir à la connaissance. Tout autre mode de connaissance est source d’erreur.

Les principes de philosophie constituent une sorte de manuel à l’usage de ceux qui voudraient connaître et appliquer le programme cartésien. Descartes y expose clairement sa méthode, ses principes, il y fait la synthèse de ses idées.

Dans les quatre règles de la Méthode, Descartes avertit le lecteur que son dessein n’est pas de procurer à chacun une méthode universelle pour « bien conduire sa raison », mais démontrer à travers son cheminement personnel et son expérience, comment il est parvenu, lui, à bien conduire  la sienne.  « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », dit Descartes dès la première ligne : ainsi l’erreur ne vient pas de la diversité des opinions, mais de la méthode qui conduit à la vérité.

Ses 4  règles sont : La Première était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c'est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de la mettre en doute.

La seconde : de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour mieux les résoudre.

La troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusqu’à la connaissance des plus composés; et supposent même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.

Et la dernière, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.


DesCartes, le père du rationalisme.  Par analyse puis la synthèse, tous les problèmes sont explicables en causes et conséquences les passions peuvent être transformées en vertus par la volonté.  DesCartes prône la modération et la persévérance; mieux vaut changer ses désirs que l’ordre du monde....il prouve l’existence de Dieu par la raison: “Comment serait-il, possible que je pusse connaître que je doute et que je désire, c’est à dire qu’il me manque quelque chose et que je ne suis pas tout parfait, si je n’avais en moi aucune idée d’un être plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connaîtrais les défauts de ma nature?”
Discours de la méthode (1637) méditations métaphysiques (1641), Principes de la philosophie (1644). 

lundi 18 juin 2012

LA PHILOSOPHIE - 7e partie


VIE PSYCHIQUE VS CORPS

Peut-on étudier la vie psychique sans se préoccuper du corps.
I- Pour avoir des connaissances psychologiques sûres et utilisables dans la vie, point n’est besoin de se mettre à l’école du physiologiste: il suffit de s’observer soi-même et d’observer les autres.

a) Ainsi, pour étudier le processus de la formation des idées, de l’évocation des souvenirs, de la genèse du raisonnement, on ne voit pas qu’il soit utile de connaître les phénomènes de l’assimilation ou de la respiration.

b) La vie affective est sans doute assez intimement liée à la vie organique; mais l’introspection suffit pour établir entre l’affectivité et la pensée des rapports très intéressants.

c) Enfin, suivre le cheminement de l’esprit qui aboutit à la décision volontaire est encore affaire d’observation intérieure, et l’étude du corps n’y est guère utile.


II- Cependant, si on peut avoir de l’homme une connaissance très utile sans se livrer à des études proprement physiologiques, aucun psychologue ne peut se passer des données de la physiologie vulgaire


a) il ne comprendrait rien à l’homme s’il ignorait la dépendance étroire du “moral” et du “physique”.

b) la vie affective, en particulier, n’apparaît guère que comme une sorte de doublure de l’état et de l’organisme.

III- Mais une psychologie scientifique ne peut pas se passer d’une connaissance scientifique du corps.

a) il est en effet des organes de la plus grande importance dans la vie de l’esprit, que l’observation immédiate ne nous fait pas connaître.  C’est le cas, non seulement des glandes endoctrines, mais encore du cerveau lui-même et de ses diverses circonvolutions, dont le rôle n’est progressivement précisé que par des observations scientifiques.

b) Ensuite, une psychologie scientifique demande des précisions qui nécessitent un appel aux données exactes de la physiologie: par exemple, le problème de l’émotion a fait de grands progrès gràce à la notion physiologique de chronaxie, déterminée par M. Louis Lapicque.

La psychologie restera toujours la science qui se fonde essentiellement sur l’introspection.  Mais le psychologue doit de plus en plus se doubler d’un physiologiste faisant usage du microscope et du scalpel.  C’est pour cela que nombre psychologues modernes sont en même temps médecins.

jeudi 14 juin 2012

LA PHILOSOPHIE - 6e partie


Montaigne et son jugement
“Ce grand monde est le miroir où il faut se regarder pour se bien connaître”
“Connais-toi toi-même”, tel est le premier précepte que Socrate donne au philosophe, et cette connaissance de soi, point de départ de la connaissance universelle qu’était alors la philosphie, c’est l’introspection qui, semble-t-il, doit la donner.  Montaigne a émis un avis différent: “Ce grand monde....”.
Comment comprendre ce jugement et quel est ce grand monde dont l’observation nous amènera à une juste connaissance de nous-même?  On pourrait d’abord comprendre que ce grand monde c’est l’univers physique. Et, de ce fait: nous sommes nous mêmes composés des divers éléments de cet univers; ensuite, voyant notre place dans cet univers, nous connaîtrions notre importance relative.
Mais il ne semble pas que ce soit là la pensée de Montaigne: 
  1. d’abord, en plus des éléments que nous observons dans l’univers, il y a en nous la conscience, la pensée, qui constituent notre caractéristique essentielle; b) ensuite et surtout l’univers n’est pas un miroir dans lequel se reflète ce que nous sommes.
L’oeil d’autrui, au contraire, est un véritable miroir qui nous renvoie notre image; c’est dans l’idée que les autres se font de nous qu’il faut chercher à nous connaître.  Mais auprès de qui se renseigner?
Nous pourrions donc croire que Montaigne nous invite à apprendre à nous connaître dans la fréquentation du monde des grands.  Certes, ce n’est pas le psychologue qui fera fi de la grandeur au sens mondain du mot.  Il est une hauteur de vues, une délicatesse dans les jugements, une sûreté dans le regard, qui sont, dans une grande mesure, liées avec ce qui fait les grands du monde.
Mais: outre que tous n’ont pas la possibilité de frayer avec ce grand monde, il n’est pas certain que ces grands, si avertis quand il s’agit d’apprécier un type de leur monde, aient la même sûreté s’ils ont à se prononcer sur un homme d’un milieu différent.
Et plus : dans ce grand monde, les yeux ne renvoient pas naïvement l’image qu’ils reçoivent: la politesse - ou l’hypocrisie - y sont la règle suprême et recouvrent d’un voile conventionnel le portrait que chacun se fait de son voisin.  Nous ne pouvons pas espérer nous voir dans l’oeil d’un habitué de ce grand monde comme nous sommes vus.
Au contraire le monde social au milieu duquel nous vivons est un vrai miroir dans lequel nous pouvons, si nous savons bien observer, découvrir notre véritable image.
  1. l’introspection, en effet, ne suffit pas à nous donner de nous-même une connaissance exacte.  Outre qu’elle est particulièrement difficile: a) elle est sujette à illusion, et b) ne nous permet pas des vues d’ensemble équivalant à un véritable portrait.
  2. Plus véritable l’image de nous-même que peut nous découvrir le petit monde dans lequel nous vivons: le monde de notre famille et de nos camarades.  Il peut nous juger avec une certaine impartialité et un certain recul - Cependant: a) on ne saurait considérer comme parfaitement impartiaux les jugements portés sur nous par nos proches: l’esprit de famille influe sur ces jugements et les haines familiales sont peut-être les plus féroces. b) le recul est médiocre et les termes de comparaison peu nombreux.
  3. C’est dans le grand monde que nous devons chercher à nous connaître: non pas le monde des grands, mais le vrai monde social dans lequel fusionnent les grands et les petits: a) il est déjà instructif de constater le rôle qu’on y joue; b) mais le plus éclairant est d’observer l’opinion que les autres se font de nous : voilà le vrai miroir dans lequel Montaigne nous invite à chercher notre image.  Pour cela nous pouvons d’abord chercher à savoir ce que les autres disent de nous : mais il est bien difficile, dans un monde poli, d’arriver à la connaître.  Le mieux est encore de réfléchir sur la façon dont on nous traite : il y a là des jugements implicites moins sujets à caution que des déclarations verbales.
Il ne suffit donc pas de se regarder soi-même pour se bien connaître.  Mais il ne faudrait pas faire dire à Montaigne qu’après s’être regardé dans “ce grand monde” on a de soi une connaissance parfaite et qu’il est inutile de s’observer intérieurement pour compléter l’image découverte à l’extérieur.  Aucun des deux modes d’observation par lesquels nous tendons à nous faire de nous-même une idée juste ne suffit : c’est une collaboration constante de l’introspection et de l’”extrospection” qui nous donnera de l’introspection et de l’”extrospection” qui nous donnera de ce que nous sommes une image qui ne trompe pas.

mardi 12 juin 2012

LA PHILOSOPHIE - 5e partie


La RocheFoucauld (Philosophie)
La RocheFoucauld on le sait, explique toute l’activité humaine par un seul mobile: l’amour propre.  Il prend un malin plaisir à soulever le voile de vertu dont se parent nos actions et à faire apparaître le calcul intéressé qui, selon lui, commanderait à notre insu toute notre conduite : “L’intérêt parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, même celui du désintéressé”: “la haine pour les favoris n’est autre chose que l’amour de la faveur....”.  “Ce qu’on nomme libéralité n’est le plus souvent que la vanité de donner...”.
Dans ses Maximes abondent les réflexions, pleines de finesse et d’humour qui nous font sourire des autres et de nous-mêmes: “nous avons toujours assez de force pour supporter les maux d’autrui”; “il en est du véritable amour comme de l’apparition des esprits: tout le monde en parle, mais peu de gens en ont vu”; “quel que bien qu’on dise de nous, on ne nous apprend rien de nouveau”.
Ces observations malignes amusent et les maximes commencent par plaire.  On s’attarde à quelques unes d’entre elles comme à des perles dont on observe l’orient.
Elles présentent, en premier lieu, un certain intérêt littéraire.  Le procédé même de la RocheFoucauld, qui cherche à voir les hommes par le biais qui les diminue ou les ridiculise, amuse comme un jeu de massacre.
Plus important est l’intérêt intellectuel des Maximes: l’explication qu’elles donnent de l’activité humaine est plausible par elle-même; mais leur air de nouveauté, leur ingéniosité, contribuent grandement à les rendre plus lumineuses.
Enfin, ce dénicheur de Saints satisfait notre amour-propre.  En nous dévoilant les bas calculs de ceux dont la grandeur morale paraissait nous dominer, il nous fait prendre une sorte de revanche, et, en même temps, nous fournit une excuse à nos faiblesses ou à nos vilénies : nous ne sommes pas des monstres, nous faisons comme les autres et si les autres font moins mal que nous, c’est qu’ils ont d’autres intérêts.
Ainsi, la première rencontre avec les Maximes laisse le lecteur content de soi, ce qui n’est pas un mince succès pour un auteur.  Mais un trop long contact avec elles, un séjour prolongé dans cette atmosphère corrosive, lasse et parfois exaspère.  On se sent comme endolori et on en veut au penseur d’une clarté qu’il fait payer si cher.  En effet, en rabaissant l’homme, les Maximes rabaissent ceux envers qui nous avons une affection admirative, nos parents, nos amis: elles empoisonnent dans leur source les attachements les plus profonds.  Ainsi, elles nous laissent seuls dans la vie, sans personne sur qui nous puissions compter.
D’une part, elles nous rabaissent nous-même, coupent les ailes et nous brisent tout espoir de s’améliorer.  On revient à Corneille, tout d’abord à titre de distraction, comme de l’histoire on passe au Roman: la RocheFoucauld dépeint les hommes tels qu’ils sont, et même un peu plus laids qu’ils ne sont; Corneille les peint, on l’a assez répété, tels qu’ils devraient être, le portrait idéalisé repose de la peinture réaliste ou caricaturale.
Peut-être y a-t-il aussi, dans cette envie de lire Corneille, une sorte de malin plaisir à faire une infidélité à un maître trop dogmatique en revenant à l’école de l’héroïsme, on marque son indépendance à l’égard du dogme négateur de l’héroïsme.
On sent, en effet, si on ne peut la démontrer rigoureusement, l’injustice des Maximes et on éprouve le besoin de leur apporter un correctif, ou du moins de combattre leur influence sur soi en faisant appel aux forces opposées.  Besoin désintéressé de vérité, mais encore plus besoin intéressé d’une conception de la vie susceptible de donner un sens à l’action.  On se sent empoisonné par le pessimisme de la RocheFoucauld: on prend Corneille comme un contre-poison.
On trouve sans doute dans Corneille des caractères bas, comme Félix; des passionnés, comme Camille; on y observe des faiblesses passagères, comme chez Auguste.  Il en faut bien pour faire ressortir la grandeur et l’énergie des héros.
Mais ces types moins beaux ne jouent qu’un rôle secondaire, et le premier plan revient à des personnages qui comptent parmi les modèles les plus parfaits de l’espèce humaine.  Dans le théâtre de Corneille, nous sommes en compagnie des tempéraments forts jusqu’ à la sauvagerie, comme les Horaces; nobles et délicats jusqu’à la préciosité, comme le Cid et Chimène; si profondément attachés à leur Dieu qu’ils peuvent paraître, comme Polyeucte, avoir étouffé en eux tout autre sentiment.
De plus, Corneille nous fait régulièrement assister au triomphe du devoir et de la vertu, et, en fait de devoir, nous savons quelles sont les délicatesses de ses héros: ils voient de la bassesse là où nous n’apercevrions que calcul raisonnable; ils raffinent avec l’honneur, et il faut une certaine culture pour entrer dans leurs subtiles considérations sur l’amour chevaleresque: qu’on se rappelle le fameux duel d’héroïsme entre Rodrigue et Chimène.
Ainsi, l’impression que laisse la lecture d’une pièce de Corneille est bien différente de celle qu’on éprouve après s’être trop longtemps nourri des pensées de la RocheFoucauld.
Tout d’abord on se sent comme entraîné à la suite de ces héros dont on vient de lire les hauts faits.  Ce ne sont peut-être que des êtres de rêve, produit d’une imagination échauffée.
Enfin, quand on s’est prelongé dans l’atmosphère Cornélienne, on sent renaître son estime pour l’homme, capable de si grandes choses.  On s’estime d’abord soi-même et on se sent fier de posséder l’humain nature: condition indispensable pour réaliser en soi toute l’humanité qui reste encore virtuelle.  On estime surtout les autres: condition de la collaboration fructueuse et des véritables affections.
Alors la vie paraît moins laide; on lui trouve même une attirante beauté.  L’âme endolorie par la lecture des Maximes éprouve de nouveau le bonheur de vivre et se tourne vers l’avenir pleine de désirs et d’espoir.
Corneille a guéri le mal qu’avait fait la RocheFoucauld.  Devrons-nous donc conclure qu’il ne faut pas lire la RocheFoucauld ou les auteurs de sentiment analogue, et que seule Corneille et les écrivains d’esprit Cornélien doivent nous équiper pour la vie?
Il ne le semble pas.  À vouloir chercher toutes les leçons utiles à la vie dans Corneille, on risquerait de grosses illusions et on s’attacherait souvent à des chimères. L’auteur du Cid est un maître d’idéal.  Pour connaître le réel, il faut s’adresser ailleurs.
Du réel, La RocheFoucauld nous donne une vue partielle et partiale. Sa synthèse de l’homme est trop systématiquement pessimiste, ses observations les plus justes sont faussées par un constant parti pris de dénigrement.  Mais, une fois brisé le système et mis à jour l’artifice et le parti pris, il reste d’excellents morceaux.  Les Maximes attirent l’attention sur des influences cachées qu’une confiance trop admirative en l’homme nous empêcherait de voir : elles développent l’esprit critique.  Mais l’esprit critique est un dissolvant des forces nécessaires à l’action: idées et croyances, confiance et enthousiasme.  Aussi est-ce plutôt Corneille qui devra rester maître de vie.

jeudi 7 juin 2012

LA PHILOSOPHIE - 4e partie


L'ASSOCIATION DES IDÉES
Pour se faire une idée juste de cette fonction très générale qu'on appelle d'une façon uniforme "association des idées", le procédé le plus simple et le plus objectif paraît être d'envisager d'abord un certain nombre de ces cas, d'associations mentales, et d'examiner ensuite, par une analyse détaillée de ces faits, comment ils sont expliqués, soit par une sorte d'automatisme qui laisse le sujet lui-même plus ou moins passif, soit, au contraire, par une activité mentale personnelle du sujet.
Quelques faits
A) On en trouve de genres très divers
Chacun de nous possède certainement de nombreux exemples personnels.  Tel site, par exemple, nous rappellera un événement de notre vie passée qui eut une relation avec lui : le souvenir d'un événement social qui se passa alors, le visage de tel camarade que j'y rencontrai; ou bien: la pensée du loa d'Erzulie éveillera en moi celle de la vierge Marie; la montagne évoquera la mer.
B) Le rappel de nos souvenirs se fait également par évocation mutuelle d'états contigus ou voisins.
C) Nos rêveries et nos rêves sont aussi pour nous une source de phénomènes associatifs nombreux, puisqu'ils sont essentiellement constitués par eux; les images, les sentiments, les mouvements parfois s'y enchaînent, appelez les uns par les autres de la façon la plus inattendue.
D) Il est bon de mettre en avant certains exemples usuels, historiques ou littéraires.
N'y a-t-il pas des associations au fond de ces locutions: obscurité profonde, noire tristesse, ton chaud, cri aigü, voix froide ou incisive? Et combien d'autres...;
On connaît le trait cité par Hobbes où, dans une conversation sur les Stuarts, une personne demanda l'improviste la valeur du denier romain (Stuart livré, Notre Seigneur vendu pour 30 deniers).
L'imagination créatrice, sous la forme d'inspiration poétique, a suggéré à  certains auteurs des associations vraiment originales.  La description de la lune par Victor Hugo est restée célèbre:
        Quel Dieu, quel moissonneur de l'éternel été, 
        Avait, en s'en allant, négligemment jeté
        Cette faucille d'or dans le champ des étoiles
Et Verlaine a pu écrire de son côté:
les sanglots longs
Des violons
De l'automne....
De ces exemples si divers, qui montrent l'ampleur du domaine et la variété des rôles de l'association, on peut tirer déjà une notion générale: propriété qu'ont les phénomènes psychiques de tous ordres (représentations, sentiments, tendances ou mouvements) de s'évoquer mutuellement sans ou même contre l'action de ma volonté.
La question qui se pose normalement est celle-ci: une telle propriété évocatrice provient-elle d'un pur automatisme psychique se déroulant de façon mécanique et nécessaire? ou bien est-elle dirigée totalement ou en partie par une activité sélective?  C'est ce qu'une analyse va s'efforcer d'étudier.
II - Interprétation des faits
1 - Nombre d'associations courantes semblent se dérouler de façon toute mécanique dans le sujet et sans lui à tel point qu'il est surpris lui-même de ce déroulement et de son terme (exemple de Hobbes); dans bien des cas, le même état appelle invariablement tel autre; d'autres fois, la liaison se fera si l'on n'y prend pas garde; la réflexion, au contraire, la gênera ou l'empêchera.
A- Aussi les partisans de l'atomisme psychologique (Hume, Bain, Mill), qui voient d'ailleurs dans l'association l'explication dernière de toute la vie psychique, prétendent ramener cette association même à l'automatisme de l'habitude.
Les états mentaux, pour ces éléments simples, s'attirent et se groupent eux-mêmes d'après les lois de ressemblance, de contraste et de contiguïté, lesquelles, d’ailleurs, se ramènent toutes à cette dernière: une première contiguïté de deux états est le point de départ d'une habitude à la fois physiologique et psychique, favorisée par la tendance de tout élément à reconstituer l'état total dont il fait partie (loi de rédintégration).
B - Mais cette explication, qui peut, à la rigueur valoir pour le rappel automatique de certains souvenirs:
1- N'a plus aucun sens en face d'associations nouvelles et inattendues comme celles de Victor Hugo et de  Verlaine et de la plupart de nos rêves:
2 - D'ailleurs, elle n'exclut pas, mais suppose une certaine activité vitale physique et mentale du sujet.  Aussi la thèse associationniste reste insuffisante, et il faut chercher ailleurs.
3 - Tout d'abord, une remarque s'impose, que met en lumière l'expérience quotidienne: un état de conscience donné n'évoque pas toujours chez deux sujets différents, ni même chez un sujet identique, le même autre état: d'où les séries indéfinies d'associations possibles, ce qui ne se concilie guère avec l'automatisme; et il faut, dès lors, distinguer deux points de vue:
- association possible, en liaison associative;
- et association de fait, ou évocation réelle en tel cas donné. Comment expliquer ces deux aspects.
A - La possibilité d'association, d'abord:
a) Elle a son secret, nous affirment certains modernes, dans les affinités affectives.  Tout état de conscience d'une tonalité affective donnée présente l'aptitude à suggérer des états de conscience de même tonalité ou présentant avec le premier une parentalité émotionnelle.  Et ils citent en faveur de leur thèse l'image de Verlaine et les locutions rapportées ci-dessus: douleur cuisante, noir chagrin, etc. ainsi que des autres phénomènes de synesthésie et en particulier la synopsie ou audition colorée, dont le sonnet de Rimbaud sur les voyelles est un curieux exemple.
Et, selon Freud, les associations de rêves auraient aussi un point de départ affectif.
Sans doute , nous voyons ici apparaître nettement une activité personnelle de sélection qui, par ressemblance affective, rend possible l'union de certains états à certains autres.
Mais toutes les liaisons associatives sont-elles vraiment susceptibles de trouver là leur explication?
b) L'associabilité de deux états, répond l'école écossaise, avec Dugald Stewart, est en fonction des rapports qui existent entre eux.  Si ces rapports sont essentiels, on aboutit à une liaison logique ou jugement; s'ils sont nettement accidentels, la liaison ne sera qu'empirique et associative.
Cette explication, comme la précédente, a sur la thèse anglaise l'avantage de montrer dans l'association une opération mentale réglée, non par un pur mécanisme, mais par une activité psychique sélective, et elle ajoute avec raison que cette sélection est dirigée par des affinités de genre intellectuel.
Cependant, elle demanderait bien des précisions pour distinguer liaison judicielle et liaison associative, les rapports essentiels (cause, effet, moyen, fin, etc.) étant susceptibles de donner lieu à des associations: laine appelle mouton, et vice versa.
Il faut donc affirmer ceci:
1 - si le rapport entre les éléments n'est nullement perçu, il ne peut expliquer l'association qui doit avoir sa cause dans le sujet;
2 - s'il est perçu consciemment, il mène à la liaison logique, tandis que dans l'association la liaison existe avant la perception consciente du rapport (exemple de Hobbes, les rêves);
3 - Reste que l'activité sélective perçoive ici ces rapports de façon inaperçue par la conscience.
c) C'est là, en effet, semble-t-il, le chemin qui nous mène à la nature essentielle du lien associatif.
Ce que l'homme perçoit, ce qu'il conserve en lui, ce n'est pas, comme le croyaient les atomistes associationnistes, des éléments simples, mais des complexes. Poussé par son besoin de comprendre, l'esprit humain, par abstraction, dissèque ces "touts" pour établir ensuite, entre les éléments, les rapports qui expliquent l'ensemble et tendent à le reconstituer.  Si ces opérations se font de façon consciente et réfléchie, on a la pensée logique; si elles se passent en grande partie dans le domaine subliminal, on a l'association.
Activité compréhensive et loi de rédintégration ainsi comprise, voici ce que semble nous révéler une analyse attentive du lien associatif.  Cette activité sélective, qui, chez les animaux, se borne aux images et qualités concrètes et pratiques des objets, peut aller chez l'homme jusqu'à  utiliser inconsciemment la perception plus ou moins confuse de certains rapports.
B - S'il s'agit d'expliquer l'association qui jouera de fait à tel moment plutôt que telle autre.
a) il est évident que, dans certains cas, le jeu de l'habitude ou la vivacité d'une contiguïté ancienne pourront déterminer un certain automatisme dans l'évocation.
b) Mais le facteur le plus important reste l'intérêt, la conformité à nos pré-occupations ordinaires ou actuelles et à nos goûts.  Et ce facteur nous montre là encore l'intervention d'une activité sélective intellectuelle ou affective.  Il va sans dire que le rôle de cette activité va grandissant et l'on passe à l'évocation plus réfléchie où l'esprit intervient consciemment pour diriger le déroulement des idées.
En conclusion - il semble donc, en définition, que l'association n'est point, comme le crurent les atomistes et après eux, certains psychologues, une fonction spéciale nettement déterminée.  Au lieu d'être à la base des autres opérations, elle paraît la résultante de plusieurs autres, "loin d'être une fonction autonome, écrit H. Delacroix, l'association se ramène, au fond, à l'habitude et à l'intelligence."
Sans doute, on trouve en elle une part d'automatisme, en raison du premier élément; mais elle manifeste aussi de façon très nette une activité sélective qui, chez l'homme, n'est autre que l'exercice plus ou moins confus et inconscient d'une pensée rationnelle.  Ainsi s'explique que l'association, en bien des cas, ressemble ou même supplée au jugement, et que toujours elle peut le préparer.  On a dit en ce sens que les associations étaient les "brouillons du jugement".

lundi 4 juin 2012

LA PHILOSOPHIE - 3e partie


Lamartine  et les¨ Méditations¨. 

Théophile Gauthier a retracé l’impression de nouveauté et d’émerveillement que causa en 1820 la publication des Méditations : une révélation de la poésie dans son essence : Ce volume fut un évènement dans les siècles. Il contenait tout un monde nouveau, monde de poésie plus difficile peut-être à trouver qu’une Amérique ou une Atlantide. Tandis qu’il semblait aller et venir indifférent parmi les autres hommes, Lamartine voyageait sur des mers inconnues, les yeux sur son étoile, tendant vers un rivage où  nul n’avait abordé et il en revenait vainqueur comme Colomb, il avait découvert l’âme.

On ne saurait s’imaginer aujourd’hui, après tant de révolutions, d’écroulements et de vicissitudes dans les choses humaines, après tant de systèmes littéraires essayés et tombés en oubli, tout l’excès de pensée et de langage, l’enivrement universel causé par les¨ Méditations¨. Ce fut comme un souffle de fraîcheur et de rajeunissement comme une palpitation d’ailes qui passait sur les âmes. Les jeunes gens, les jeunes filles, les femmes s’enthousiasmèrent jusqu’à l’adoration. Le nom de Lamartine était sur toutes les lèvres, et les Parisiens, qui pourtant ne sont pas des gens poétiques, frappés de folie, comme les abdéritains qui répétaient le chœur d’Euripide : « O Amour, puissant Amour », s’abordaient en récitant quelques stances du ¨Lac¨ Jamais succès n’eut des proportions pareilles.
Lamartine, en effet, ce n’était pas seulement un poète, c’était la poésie même. Sa nature chaste, élégante et noble, semblait tout ignorer des laideurs et des trivialités de la vie. Quel accent profond et nouveau, quelles aspirations éthérées, quels élancements vers l’idéal, quelles jeunes effusions d’amour, quelles notes tendres et mélancoliques, quels soupirs et quelles postulations de l’âme que nul poète n’avait encore fait vibrer.

Lamartine a-t-il d’ailleurs toujours échappé aux abus de la rhétorique? On ne saurait l’affirmer. Il y a de l’orateur aussi chez lui, il l’a prouvé ailleurs qu’à la tribune de la chambre, et moins opportunément. Les Parnassiens le lui ont reproché non sans raison.
L’immortalité, la mort de Socrate, quelques pièces des Harmonies, la Marseillaise de la Paix, au milieu de grandes beautés vraiment poétiques, offrent des développements oratoires qui sont  étrangers à notre idéal de la pure poésie.

Lamartine est fort peu visuel. Il décrit mal, enfermé qu’il reste dans son univers intérieur D’autre part, il est moins philosophe que Vigny, parce que sa conception du monde est moins personnelle. Rousseau, Lamennais, Platon, la bible et la tradition chrétienne se reflètent tour à tour dans ses vers, et certes il y a de la noblesse, de l’élévation, parfois de la profondeur, mais aussi bien du vague et du flottant dans ses idées. Mais ce n’est pas là qu’il excelle. Le vrai Lamartine est ailleurs. Il est dans ces poèmes qui sont le chant de l’âme dans ce qu’elle a de plus intime et de plus mystérieux, l’âme  « qui ne parle qu’à voix basse, dans le silence et la solitude », et qui n’est que « le déchirement sonore d’un cœur », dans «  ces sentiments silencieux et tristes, ces idées vagues, sublimes et infinies » dont il composait ses premières Méditations, vers «  purs comme l’air, tristes comme la mort, doux comme le velours ». Il est dans ce crucifix des secondes Méditations, la plus parfaite élégie de la poésie française où la douleur épurée, sanctifiée, chante son chant immortel; il est dans quelques vers de Jocelyn où vibre la foi baignée de confiance et de douceur évangélique, et pénétrée du souffle large de la nature alpestre; il est dans les deux poèmes : Milly et la vigne et la Maison, qui disent l’alpha et l’Oméga de son amour du foyer, et qui révèlent tout son cœur de fils : l’enfant d’une famille, l’enfant de la terre natale, serrant sur son cœur le trésor de ses affections, il est dans certaines pièces des Harmonies où son sentiment religieux, sans raisonnement ni discussion s’exhale comme une prière, comme un appel vers ce Dieu qui parle dans le secret des temples ou des belles nuits d’été.

Chez aucun poète on ne sent autant la différence entre les vers travaillés (il en est peu) ou négligés (il en est davantage) et les vers inspirés. Ceux-là, comme les fleurs d’une belle venue, nées sous un ciel souvent sont incomparables. Ces vers donnés par les dieux, comme dit Paul Valéry sont assez nombreux pour faire la gloire unique de Lamartine. Paul Valéry ne veut pas que l’on compte trop sur les dieux; Lamartine comptait trop; et de là vient l’inégalité de ses vers (du génie, du talent, de la facilité, disait de lui Musset. Assez méchamment). Mais là où il excelle, il atteint vraiment de la perfection de ce que nous nommons poésie : cet art qui tient un peu de l’incantation, cette magie du verbe qui s’apparente à la musique, qui est une musique non pas tant pour l’oreille que pour l’âme, révélatrice du secret des choses et de nous-mêmes.

« Si tous les grands poètes sont « à part » a dit Jules Lemaître, Lamartine est lui-même à part d’eux tous. Il domine notre histoire poétique. Il est dans son fonds et son tréfonds le poète religieux, autrement dit le Poète, puisque la poésie, reliant le visible à l’invisible, est  religion dans son essence….Je ne dis pas qu’il soit, mais je le sens le plus grand des poètes. » Ce jugement rejoint, somme toute, celui de Paul Bourget et de Théophile Gauthier qui disait déjà : « Lamartine, ce n’était pas seulement un poète, c’était la poésie même. »
L’originalité de Lamartine serait d’avoir représenté en son temps ce que nos contemporains ont appelé « la poésie pure », bien que, selon eux, l’apparition complète de celle-ci ne date que de Beaudelaire et surtout Mallarmé et des symbolistes.

Qu’ya-t-il de différent entre Lamartine, Victor Hugo, Vigny, Musset? Qu’y a-t-il de différent entre ces poètes romantiques? Voyons ce qui caractérise essentiellement chacun d’eux.
Victor Hugo est peintre. C’est comme disent les philosophes, avant tout un visuel. Comme Théophile Gauthier le disait de lui-même, il est «  un homme pour qui le monde extérieur existe ». Des Méditations aux Odes et Ballades par où débute Hugo, quel changement de ton, d’atmosphère. Nous entrons dans le monde des sensations, des formes, des couleurs. Le geste et le visage humain, le cadre de la vie, les évènements de la légende ou de l’histoire envahissent la poésie. Les orientales sont toutes chatoyantes, ensoleillées, bariolées. L’Espagne, l’Orient, la Grèce enchantent notre imagination. C’est que l’imagination est la faculté puissante qui inspire à Victor Hugo une suite de tableaux. Tout se présente à lui sous formes d’images tirées de la réalité, qu’il sait voir; elles se transforment, s’agrandissent, prennent l’aspect du fantastique. Plus tard, dans les¨ Contemplations¨ ou la ¨Légende des Siècles¨, il créera les mythes, mais toujours il éprouve le besoin de parler à nos sens pour ébranler notre âme, et pour illustrer ses idées, traduire ses rêveries philosophiques. Son œuvre est, comme on a dit, le plus grand magasin d’images qui ait été crée par un poète dans la littérature française. Son art d’animer les masses, de donner corps à des visions apocalyptiques dans la Légende des Siècles, est prodigieux. Il aboutit à d’immenses fresques poétiques dont rien n’égale les splendeurs.

Alfred de Vigny, on le sait, joue dans le chœur des poètes romantiques le rôle du penseur. Ce qui l’intéresse, ce sont les idées. Cette et originale conception de la poésie lui a inspiré de neuves et fières beautés, mais elle a ses inconvénients. Il na pas toujours su éviter l’abstraction, qui répugne à la poésie, il est tombé dans la sécheresse ou l’obscurité. Son œuvre est presque fermée au monde de la sensation, qui offre de si grandes ressources à l’artiste pour traduire son inspiration.

D’où l’embarras de ses descriptions, l’incomplet de ses tableaux (le naufrage dans la Bouteille à la mer n’est pas vu). Ses vers sont parfois rocailleux. Il n’a pas très vif le sens musical, si important en poésie. Il y a eu en lui un état et une volonté de refus à l’égard des grands sentiments humains (l’amour, la nature, Dieu) qui font vibrer le cœur de l’homme : bref, la sensibilité de Vigny présente une lacune grave : il n’a pas l’amour de la vie, et « le lait de la tendresse humaine » dont parle Shakespeare est trop absent de sa poésie.
Alfred de Musset ne nous paraît pas, au premier abord, bien caractérisé par ce mot d’orateur. Il est vrai qu’il y a des parties de son œuvre lyrique qui sont d’un ton oratoire, et même déclamatoire; ce ne sont pas les meilleurs (le Pélican dans la nuit de mai, quelques strophes de ses premiers  poèmes  Rola, Namouna). Dans l’espoir en Dieu, une philosophie superficielle prend souvent la forme d’une mauvaise rhétorique, mais Musset n’est pas tout entier dans cette pièce qui cède aux outrances de l’époque.

Sa poésie a de la grâce, de l’émotion, mais contient peu de mystère. Les comédies de Musset ont gardé toute leur fraîcheur et ne vieillissent pas. D’où vient la permanente jeunesse de certaines comédies? Deux cas différents : ou bien, à travers les vices et  les ridicules d’une époque, l’auteur montre l’homme éternel, la nature humaine dans ce qu’elle a d’essentiel. C’est le cas du plus puissant de tous nos auteurs comiques, Molière. Même la comédie de mœurs garde son intérêt à toutes les époques si les travers passagers laissent transparaître les travers de l’homme de tous les temps, les Précieuses Ridicules et le Monde où l’on s’ennuie (de Pailleron), c’est l’éternelle comédie du snobisme mondain des salons littéraires. 

Ou bien l’auteur a souscrit son œuvre aux injures du temps en la plaçant hors du temps. C’est le cas de Marivaux et de Musset lorsqu’ils nous   peignent dans un salon ou un décor de rêve, l’éternel couple d’amoureux poursuivant le bonheur à travers les épreuves que lui suscitent son entourage ou les complications de leur propre cœur. Cette comédie psychologique et poétique a peu de chances de vieillir.

Le style empêche également les œuvres de se faner ou de mourir. Les comédies qui se démodent sont celles où la plaisanterie superficielle ne portait pas la marque d’un génie personnel, mais répondait seulement à l’esprit du jour, qui n’est que l’esprit d’un jour. De l’auteur de Pathelin à Courteline, une bonne plaisanterie, un mot comique gardant leur saveur, s’ils sont marqués au coin de l’esprit véritable, c'est-à-dire d’une vision piquante et originale de l’homme et de la vie.

Éternellement jeune est, par exemple, la charmante comédie de Musset qui s’intitule : ¨Il ne faut jurer de rien¨; ici Musset a peint un milieu contemporain, il ne s’évade pas comme dans Fantaisie ou Barberine dans un royaume de rêve. Nous sommes sous la Restauration, chez une baronne, dans un beau château et un parc de l’Île –de-France. Le bonhomme Van Buch, enrichi dans le commerce, médite de marier son neveu à la fille de la baronne, mais Valentin est rebelle au mariage, il voudra jouer au séducteur et s’introduira au château après une péripétie romanesque, sous le couvert de l’incognito. La jeune fille Cécile, a toutefois le cœur innocent et l’esprit droit. Elle a tôt fait de reconnaître en cet amoureux qui lui fait parvenir des billets doux et lui donne des rendez-vous dans le parc  le neveu de M. Von Buck. Pour elle, l’amour c’est le mariage.

« À aucun moment, Valentin n’apparaît à Cécile autrement que comme un fiancé. Le fiancé est bizarre? Elle respecte sa bizarrerie. Une petite fille bien élevée et habituée aux mystères inexpliqués. Elle ne voit pas ses yeux levés au ciel, elle n’entend pas ses soupirs, ses phrases à double entente. Valentin se pique, se dépite. Est-elle stupide? Est-elle différente? Est-elle coquette, plus savamment qu’elle n’est roué? Rien de tout cela, elle  est déjà conjugale. Elle est sûre de Valentin. Mais,  exquise ironie que seul un Musset pouvait rêver, ironie où le caprice du poète retrouve d’un bond la vérité même de la vie. Ce qui fait cette certitude n’est qu’un mirage, un souvenir de bal gravé dans une petite tête rêveuse, un épisode que même Valentin n’a même pas remarqué. » (Dussone : le comédien sans paradoxe. Romanesque et réussie, pudique et tendre, loyale et fine, sa candeur et sa grâce ont désarmé le jeune libertin qui retrouve sa fraîcheur d’âme au contact de cette âme pure de jeune fille. L’amour véritable pourra naître en eux, «  il ne faut jurer de rien ». Valentin a perdu sa gageure, il a conquis le bonheur.

Avec une légèreté et une sûreté de touche qui n’est qu’à lui, Musset a mis dans cette comédie autant de vérité que de poésie. Cette baronne écervelée et bavarde, ce Van Buck calculateur et épicurien, ce valentin qui joue les roues étaient donc meilleurs qu’eux-mêmes?? Elle, vraiment naturelle, dans sa sagesse qui surveille le manège des jeunes gens, l’oncle plus généreux et plus indulgent qu’il ne paraît, Valentin capable d’aimer avec passion? Mais surtout Musset a su tracer une fois de plus une figure féminine exquise. Cécile, c’est l’éternelle jeune fille avec ses rêves naïfs, son attente frémissante de l’amour, sa fraîcheur délicieuse qui rayonne la pureté.- Le seul théâtre de l’époque du romantisme qui n’ait pas vieilli et que le public aujourd’hui vit toujours avec le plus vif plaisir. Ainsi se vérifie cette observation générale : le comique superficiel se démode, celui qui porte sur le fond des caractères et des mœurs reste vivant.

vendredi 1 juin 2012

LA PHILOSOPHIE - 2e partie


ROUSSEAU ET LE SENTIMENT DE LA NATURE

 On discute encore quelquefois l’inutile question de savoir qui des deux, de Diderot ou de Rousseau, a comme qui dirait le premier, « retrouvé » cette idée de « nature » contre laquelle trois ou quatre générations d’écrivains et de penseurs avaient jusqu’à eux si vigoureusement réagi? Admettons que ce soit Diderot, et, aussi bien, puisqu’il en a revendiqué la gloire, admettons qu’il ait « pâli » sur les premiers ouvrages de Rousseau, il eût  donc bien fait, en tout cas, de nous expliquer comment aucun de ses ouvrages à lui, Diderot, n’a produit la même impression « d’admiration et de terreur universelle » que les deux premiers discours de Rousseau.

Mais la vérité est qu’en s’emparant de cette idée de « nature », Rousseau en a saisi toutes les conséquences, y compris celles que l’imagination trop fuligineuse et trop prompte de Diderot n’avait point vues; il l’a faite sienne, vraiment sienne, à sa date, et l’échauffant alors de l’ardeur de ses haines, de ses rancunes, de son orgueil, l’enrichissant, pour ainsi parler, de sa propre substance, et lui communiquant la flamme de son éloquence et de sa passion, il lui a donné  un degré d’importance et une vertu de contagion qu’elle n’avait encore jamais eus.

Brunetière voit dans ce principe : Suivre la nature, un renversement total des principes de l’art, de la marche individuelle et sociale.

« Dans l’ordre naturel, les hommes étant tous égaux, leur vocation commune est l’état d’homme, et quiconque est bien élevé pour celui-là, ne peut mal remplir ceux qui s’y rapportent… En sortant de nos mains, notre élève ne sera ni magistrat, ni soldat, ni prêtre, il sera premièrement homme et tout ce qu’un homme doit être; il saura l’être au besoin tout aussi bien qui que ce soit. » Est-il bien nécessaire de faire observer ce qu’est ici le renversement de l’ancienne discipline, qui se proposait, avant tout, de former l’homme pour la société?

Celui de l’ancienne morale dont le principe était de substituer en nous des motifs généraux d’action à l’impulsion personnelle de l’instinct, et le renversement de l’ancienne esthétique, dont le premier article consistait justement à se défier de la sensibilité comme étant de toutes nos facultés la plus ondoyante, la plus mobile et la plus diverse?
Mais ce n’est pas tout encore, et l’homme n’étant pas à lui seul toute la nature, il reste à voir quels sont les rapporte de la nature et de l’homme.
Qu’est-ce que l’homme dans la nature?

Si Rousseau s’était tout à l’heure emparé d’une idée de Diderot, c’est la grande idée de Buffon qu’il s’approprie maintenant pour la pousser à bout. La nature est la cause des effets que nous sommes. Nous sommes donc à son égard dans une dépendance entière; et par conséquent, si nous voulons être intelligibles à nous-mêmes, il nous faut nous saisir dans la complexité des rapports qui nous unissent à elle (…). Livrons-nous donc à la nature et ne faisons donc plus consister notre orgueil à la dominer, mais notre sagesse à lui obéir. Ne rompons pas, n’essayons pas de briser ou de relâcher les liens qui nous rattachent à elle.
« Plonge-nous dans son sein », comme dira bientôt le poète, et rendons-lui la conduite d’une destinée dont le malheur n’a été fait jusqu’ici que de  notre rage de la vouloir soumettre au raisonnement ou à la raison.

C’est ainsi qu’après avoir émancipé l’individu de la tyrannie de la communauté, et substitué la sensibilité dans les droits de l’intelligence même, Rousseau achève son œuvre en posant ce principe qu’on exprimera désormais l’homme en son œuvre en fonction de la nature. Il ne se pouvait guère d’idée plus contraire à l’humanisme, puisqu’elle en est la contradiction dans les termes, ni qui portât une plus grave ou plutôt la dernière et mortelle atteinte à l’idéal classique.


Le premier sentiment de l'homme fut celui de son existence, son premier soin celui de sa conservation.  Les productions de la terre lui fournissent tous les secours nécessaires, l'instinct le porte à en faire usage.  La faim, d'autres appétits lui faisant éprouver tour à tour diverses manières d'exister, il y en eut une qui l'invita à perpétuer son espèce; et ce penchant aveugle, dépourvu de tout sentiment du coeur, ne produisait qu'un acte purement animal.  Le besoin satisfait, les deux sexes ne se reconnaissaient plus, et l'enfant même n'était plus rien à la mère sitôt qu'il pouvait se passer d'elle.

Telle fut la condition de l'homme naissant, telle fut la vie d'un animal borné d'abord aux pures sensations, et profitant à peine des dons que lui offrait la nature, loin de songer à lui rien arracher; mais il se présente bientôt des difficultés, il fallut apprendre à les vaincre : la hauteur des arbres qui l'empêchait d'atteindre à leurs fruits, la concurrence des animaux qui cherchaient à s'en nourrir, la férocité de ceux qui en voulaient à sa propre vie, tout l'obligea de s'appliquer aux exercices du corps; il fallut se rendre agile, vite à la course, vigoureux au combat.  Les armes naturelles qui sont les branches d'arbre et les pierres, se trouvèrent bientôt sous sa main.  Il apprit à surmonter les obstacles de la nature, à combattre au besoin les autres animaux, à disputer sa subsistance aux hommes mêmes, ou à se dédommager de ce qu'il fallait céder au plus fort.

Quand Rousseau aborde le Droit du plus fort, il s'agit de réfuter une argumentation conservatrice venue de Saint Paul: toute puissance vient de Dieu; désobéir aux puissances, c'est désobéir à Dieu.  D'où l'ide que le triomphe de la force est la pierre de touche de sa légitimité. Il ne faut pas chercher ailleurs la justification du duel.

Aucune force ne peut se passer d'obtenir le consentement par des justifications: la force, dit Vladimir Jankélévitch est "laboratoire d'idéal et de normativité".  Ici, la force réussit cette prouesse de trouver en elle-même sa justification.  Rousseau veut montrer que le rapport de force engendre toujours une contrainte, jamais une obligation.  Il ne saurait y avoir de droit hors l'énoncé du principe que la force ne fait pas droit.  Le plus fort n'est jamais assez pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir.
De là, le droit du plus fort; droit prit ironiquement en apparence, et réellement établi en principe.

Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot?  La force est une puissance physique, je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets.  Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté.  C'est tout au plus un acte de prudence.  En quel sens pourra-ce être un devoir?

Supposons un moment ce prétendu droit.  Je dis qu'il n'en résulte qu'un galimatias inexplicable.  Car sitôt que c'est la force qui fait le droit, l'effet change avec la cause; toute force qui surmonte la première succède à son droit.  Sitôt qu'on peut désobéir impunément on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s'agit que de faire en sorte qu'on soit le plus fort.  Or qu'est-ce qu'un droit qui périt quand la force cesse?  S'il faut obéir par force on n'a pas besoin d'obéir par devoir, et si l'on n'est plus forcé d'obéir on n'y est plus obligé.

On voit donc que ce mot de droit n'ajoute rien à la force; il ne signifie ici rien du tout.
Obéissez aux puissances.  Si cela veut dire, cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu, je réponds qu'il ne sera jamais violé
Toute puissance vient de Dieu, je l'avoue; mais toute maladie en vient aussi.  Est-ce à dire qu'il soit défendu d'appeler le médecin? Qu'un brigand me surprenne au coin d'un bois; non seulement il faut par force donner la bourse, mais quand je pourrais le soustraire suis-je en conscience obligé de le donner?  Car enfin, le pistolet qu'il tient est aussi une puissance.
Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu'on n'est obligé d'obéir qu'aux puissances légitimes.  Ainsi ma question primitive revient toujours.

De L'état civil - ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant.  C'est alors seulement que la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque là  n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants.  Quoi qu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.
Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer.  Ce que l'homme perd par le contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu'il peut atteindre; ce qu'il gagne, c'est la liberté civile et la propriété de tout ce qu'il possède.  Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n'a pour bornes que les forces de l'individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale, et la possession qui n'est que l'effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété qui ne peut être fondée que sur un titre positif.

On pourrait sur ce qui précède ajouter à l'acquis de l'état civil la liberté morale, qui seule rend l'homme vraiment maître de lui; car l'impulsion du seul appétit est esclavage, et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté : Mais je n'en ai déjà que trop dit sur ce texte, et le sens philosophique du mot liberté n'est pas ici de mon sujet.