jeudi 7 juin 2012

LA PHILOSOPHIE - 4e partie


L'ASSOCIATION DES IDÉES
Pour se faire une idée juste de cette fonction très générale qu'on appelle d'une façon uniforme "association des idées", le procédé le plus simple et le plus objectif paraît être d'envisager d'abord un certain nombre de ces cas, d'associations mentales, et d'examiner ensuite, par une analyse détaillée de ces faits, comment ils sont expliqués, soit par une sorte d'automatisme qui laisse le sujet lui-même plus ou moins passif, soit, au contraire, par une activité mentale personnelle du sujet.
Quelques faits
A) On en trouve de genres très divers
Chacun de nous possède certainement de nombreux exemples personnels.  Tel site, par exemple, nous rappellera un événement de notre vie passée qui eut une relation avec lui : le souvenir d'un événement social qui se passa alors, le visage de tel camarade que j'y rencontrai; ou bien: la pensée du loa d'Erzulie éveillera en moi celle de la vierge Marie; la montagne évoquera la mer.
B) Le rappel de nos souvenirs se fait également par évocation mutuelle d'états contigus ou voisins.
C) Nos rêveries et nos rêves sont aussi pour nous une source de phénomènes associatifs nombreux, puisqu'ils sont essentiellement constitués par eux; les images, les sentiments, les mouvements parfois s'y enchaînent, appelez les uns par les autres de la façon la plus inattendue.
D) Il est bon de mettre en avant certains exemples usuels, historiques ou littéraires.
N'y a-t-il pas des associations au fond de ces locutions: obscurité profonde, noire tristesse, ton chaud, cri aigü, voix froide ou incisive? Et combien d'autres...;
On connaît le trait cité par Hobbes où, dans une conversation sur les Stuarts, une personne demanda l'improviste la valeur du denier romain (Stuart livré, Notre Seigneur vendu pour 30 deniers).
L'imagination créatrice, sous la forme d'inspiration poétique, a suggéré à  certains auteurs des associations vraiment originales.  La description de la lune par Victor Hugo est restée célèbre:
        Quel Dieu, quel moissonneur de l'éternel été, 
        Avait, en s'en allant, négligemment jeté
        Cette faucille d'or dans le champ des étoiles
Et Verlaine a pu écrire de son côté:
les sanglots longs
Des violons
De l'automne....
De ces exemples si divers, qui montrent l'ampleur du domaine et la variété des rôles de l'association, on peut tirer déjà une notion générale: propriété qu'ont les phénomènes psychiques de tous ordres (représentations, sentiments, tendances ou mouvements) de s'évoquer mutuellement sans ou même contre l'action de ma volonté.
La question qui se pose normalement est celle-ci: une telle propriété évocatrice provient-elle d'un pur automatisme psychique se déroulant de façon mécanique et nécessaire? ou bien est-elle dirigée totalement ou en partie par une activité sélective?  C'est ce qu'une analyse va s'efforcer d'étudier.
II - Interprétation des faits
1 - Nombre d'associations courantes semblent se dérouler de façon toute mécanique dans le sujet et sans lui à tel point qu'il est surpris lui-même de ce déroulement et de son terme (exemple de Hobbes); dans bien des cas, le même état appelle invariablement tel autre; d'autres fois, la liaison se fera si l'on n'y prend pas garde; la réflexion, au contraire, la gênera ou l'empêchera.
A- Aussi les partisans de l'atomisme psychologique (Hume, Bain, Mill), qui voient d'ailleurs dans l'association l'explication dernière de toute la vie psychique, prétendent ramener cette association même à l'automatisme de l'habitude.
Les états mentaux, pour ces éléments simples, s'attirent et se groupent eux-mêmes d'après les lois de ressemblance, de contraste et de contiguïté, lesquelles, d’ailleurs, se ramènent toutes à cette dernière: une première contiguïté de deux états est le point de départ d'une habitude à la fois physiologique et psychique, favorisée par la tendance de tout élément à reconstituer l'état total dont il fait partie (loi de rédintégration).
B - Mais cette explication, qui peut, à la rigueur valoir pour le rappel automatique de certains souvenirs:
1- N'a plus aucun sens en face d'associations nouvelles et inattendues comme celles de Victor Hugo et de  Verlaine et de la plupart de nos rêves:
2 - D'ailleurs, elle n'exclut pas, mais suppose une certaine activité vitale physique et mentale du sujet.  Aussi la thèse associationniste reste insuffisante, et il faut chercher ailleurs.
3 - Tout d'abord, une remarque s'impose, que met en lumière l'expérience quotidienne: un état de conscience donné n'évoque pas toujours chez deux sujets différents, ni même chez un sujet identique, le même autre état: d'où les séries indéfinies d'associations possibles, ce qui ne se concilie guère avec l'automatisme; et il faut, dès lors, distinguer deux points de vue:
- association possible, en liaison associative;
- et association de fait, ou évocation réelle en tel cas donné. Comment expliquer ces deux aspects.
A - La possibilité d'association, d'abord:
a) Elle a son secret, nous affirment certains modernes, dans les affinités affectives.  Tout état de conscience d'une tonalité affective donnée présente l'aptitude à suggérer des états de conscience de même tonalité ou présentant avec le premier une parentalité émotionnelle.  Et ils citent en faveur de leur thèse l'image de Verlaine et les locutions rapportées ci-dessus: douleur cuisante, noir chagrin, etc. ainsi que des autres phénomènes de synesthésie et en particulier la synopsie ou audition colorée, dont le sonnet de Rimbaud sur les voyelles est un curieux exemple.
Et, selon Freud, les associations de rêves auraient aussi un point de départ affectif.
Sans doute , nous voyons ici apparaître nettement une activité personnelle de sélection qui, par ressemblance affective, rend possible l'union de certains états à certains autres.
Mais toutes les liaisons associatives sont-elles vraiment susceptibles de trouver là leur explication?
b) L'associabilité de deux états, répond l'école écossaise, avec Dugald Stewart, est en fonction des rapports qui existent entre eux.  Si ces rapports sont essentiels, on aboutit à une liaison logique ou jugement; s'ils sont nettement accidentels, la liaison ne sera qu'empirique et associative.
Cette explication, comme la précédente, a sur la thèse anglaise l'avantage de montrer dans l'association une opération mentale réglée, non par un pur mécanisme, mais par une activité psychique sélective, et elle ajoute avec raison que cette sélection est dirigée par des affinités de genre intellectuel.
Cependant, elle demanderait bien des précisions pour distinguer liaison judicielle et liaison associative, les rapports essentiels (cause, effet, moyen, fin, etc.) étant susceptibles de donner lieu à des associations: laine appelle mouton, et vice versa.
Il faut donc affirmer ceci:
1 - si le rapport entre les éléments n'est nullement perçu, il ne peut expliquer l'association qui doit avoir sa cause dans le sujet;
2 - s'il est perçu consciemment, il mène à la liaison logique, tandis que dans l'association la liaison existe avant la perception consciente du rapport (exemple de Hobbes, les rêves);
3 - Reste que l'activité sélective perçoive ici ces rapports de façon inaperçue par la conscience.
c) C'est là, en effet, semble-t-il, le chemin qui nous mène à la nature essentielle du lien associatif.
Ce que l'homme perçoit, ce qu'il conserve en lui, ce n'est pas, comme le croyaient les atomistes associationnistes, des éléments simples, mais des complexes. Poussé par son besoin de comprendre, l'esprit humain, par abstraction, dissèque ces "touts" pour établir ensuite, entre les éléments, les rapports qui expliquent l'ensemble et tendent à le reconstituer.  Si ces opérations se font de façon consciente et réfléchie, on a la pensée logique; si elles se passent en grande partie dans le domaine subliminal, on a l'association.
Activité compréhensive et loi de rédintégration ainsi comprise, voici ce que semble nous révéler une analyse attentive du lien associatif.  Cette activité sélective, qui, chez les animaux, se borne aux images et qualités concrètes et pratiques des objets, peut aller chez l'homme jusqu'à  utiliser inconsciemment la perception plus ou moins confuse de certains rapports.
B - S'il s'agit d'expliquer l'association qui jouera de fait à tel moment plutôt que telle autre.
a) il est évident que, dans certains cas, le jeu de l'habitude ou la vivacité d'une contiguïté ancienne pourront déterminer un certain automatisme dans l'évocation.
b) Mais le facteur le plus important reste l'intérêt, la conformité à nos pré-occupations ordinaires ou actuelles et à nos goûts.  Et ce facteur nous montre là encore l'intervention d'une activité sélective intellectuelle ou affective.  Il va sans dire que le rôle de cette activité va grandissant et l'on passe à l'évocation plus réfléchie où l'esprit intervient consciemment pour diriger le déroulement des idées.
En conclusion - il semble donc, en définition, que l'association n'est point, comme le crurent les atomistes et après eux, certains psychologues, une fonction spéciale nettement déterminée.  Au lieu d'être à la base des autres opérations, elle paraît la résultante de plusieurs autres, "loin d'être une fonction autonome, écrit H. Delacroix, l'association se ramène, au fond, à l'habitude et à l'intelligence."
Sans doute, on trouve en elle une part d'automatisme, en raison du premier élément; mais elle manifeste aussi de façon très nette une activité sélective qui, chez l'homme, n'est autre que l'exercice plus ou moins confus et inconscient d'une pensée rationnelle.  Ainsi s'explique que l'association, en bien des cas, ressemble ou même supplée au jugement, et que toujours elle peut le préparer.  On a dit en ce sens que les associations étaient les "brouillons du jugement".

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