mardi 26 février 2013

LA FIN DE LA VIE - 4e partie


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René Descartes (1596 - 1650).  Héritage : Grand savant français, le père du fameux “je pense donc je suis” fut l’un des fondateurs du rationalisme moderne.



Cause du décès : un coup de froid en suède.  Établi à Stockholm pour enseigner la philosophie à la reine Christine, Descartes devait se plier à des séances programmées à une heure matinale, pour un froid glacial.

Il n’avait sur place qu’un seul ami, l’ambassadeur de France Chanut.  Manque de chances!  C’est au contact de Chanut que Descartes attrapa l’infection virale qui l’emporta.  Une thèse dissidente affirme qu’il a été empoisonné à l’arsenic.

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Aristote (384 av J.C. - 322 av J.C.)
Héritage : surnommé le “philosophe”, il fut l’inventeur de la logique.  Sa conception de l’être comme “substance” et de la métaphysique comme “science de l’être en tant qu’être” influença l’ensemble de la tradition philosophique occidentale.

Cause du décès
L’empoisonnement. C’est du moins la version rapportée par Eumelos, qui prétend que le philosophe serait mort après avoir bu un extrait de plante vénémeuse, l’aconit.  Il venait de quitter Athènes, sous le coup d’une accusation d’impiété, pour se soustraire au sort de Socrate, condamné à voire la Cigüe.  On n’échappe pas à son destin.

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Roland Barthes (1915 - 1980)
Héritage : critique et sémiologue Français.  Auteur de Mythologies, il fut l’un des personnages clés du courant structuraliste.

Cause du décès : la camionette d’un teinturier, l’auteur de “la mort de l’auteur” termine ses jours fauché par ce véhicule alors qu’il traversait l’une des rues avoisinant le collège de France au sortir d’un déjeuner avec Jack Lang futur ministre de la culture: Mythologie.

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Maurice Merleau Ponty (1908 - 1961)
Héritage : la vraie philosophie consistait pour lui à réapprendre à voir le monde.  La perception par notre corps était l’expérience fondamentale à partir de laquelle il interrogeait l’émergence de la pensée.

Cause de décès : Arrêt cardiaque.  L’auteur de l’oeil et l’esprit n’était âgé que de 53 ans.  Mort dans son bureau, il fut retrouvé - ironie du sort?  Le visage appuyé contre un livre de Descartes, la Dioptrique.

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Julien Ofray De la Mettrie (1709 - 1751)
Héritage : médecin, il fut aussi le premier philosophe à tirer les pleines connaissances morales du rejet de la métaphysique et de la théologie par les scientifiques, développant un matérialisme athée et hédoniste.

Cause de décès
Une indigestion, la Mettrie serait mort suite à un dîner plutôt copieux organisé par l’ambassadeur de France à Berlin.  La faute à un pâté aux truffes un peu louche dont la Mettrie aurait abusé.  Ironie du sort : l’ambassadeur avait organisé le festin pour remercier le médecin - philosophe de l’avoir guéri d’une maladie.

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Avicenne (980 - 1037)
Héritage : philosophe et médecin, il fut l’auteur de 450 livres dans divers domaines, dont son célèbre Canon de la médecine, ses travaux philosophiques portèrent sur la lecture d’Aristote, contribueront à la redécouverte de l’oeuvre du philosophe au Moyen Âge.

Cause du décès : Frénésie sexuelle et excès d’opium.  La libido d’Avicenne était semble-t-il très développé : ses excès le firent souffrir, de graves crises intestinales.  Il s’administra plusieurs lavements.  L’un de ses disciples, qui lui devait de l’argent et voulait le tuer, lui fit prendre une énorme quantité d’opium.  Diminué, Avicenne finit par capituler devant la maladie.

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Lucrèce (1er siècle av. J.C.)
Héritage : philosophe latin, l’auteur de La Nature des Choses s’inscrit dans la lignée d’Épicure, contre la crainte de la mort et toutes les formes de superstition qu’elle nourrit.

Cause du décès : Un philtre d’amour.  On raconte que la femme de Lucrèce aurait eu l’idée de faire préparer une boisson aphrodisiaque à l’attenton de son mari.  Mais le philtre n’aurait pas eu les effets désirés, plongeant au contraire le philosophe dans la folie, jusqu’au suicide.  Lui qui condamnait les affres de la passion et critiquait la déraison.

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Giordano Bruno (1548 - 1600)
Héritage : Dominicain italien et philosophe.  Ses théories portant sur l’infinité de l’univers et la pluraité des mondes (l’infini, l’univers et les mondes) lui valurent d’être accusé d’hérésie par l’inquisition.

Cause de décès : sa lutte contre les dogmes.  Il fut brûlé vif au terme de huit années de procès parce qu’il refusait de se rétracter.  La phrase qu’il adressa à ses juges est restée célèbe : “vous éprouvez sans doute plus de crainte à rendre cette sentence que moi à la recevoir”.

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Thomas More (1477 - 1535)
Héritage : Homme politique, humaniste et philosophe anglais, il fut notamment auteur de l’utopie, un livre qui connut un grand succès sur le vieux continent, et dans lequel il dépeint une société idéale utopique.

Cause du décès : son opposition au divorce du roi,  Favorable à une réforme de l’Église, il resta néanmoins fidèle au catholicisme et s’éleva contre le second mariage d’Henri VIII au nom de respect de l’autorité papale, ce qui lui valut d’être décapité.  Devant l’échafaud, More lança à l’officier : “s’il vous plaît, aidez-moi à monter, je m’arrangerai pour descendre.”  Sa tête termina au bout d’un pic sur le London Bridge.

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Zénon D’Elée (495 - 430 av. J.C.)
Héritage : Philosophe Grec, disciple de Parménide, on lui doit des paradoxes sur l’impossibilité du mouvement.

Cause du décès: Avoir mordu l’oreille d’un tyran, impliqué dans la tentative de renversement de Néarque, il accepta de livrer ses complices à condition de pouvoir chuchoter leurs noms à l’oreille du tyran.  Il le mordit et ne lâche prise qu’après avoir reçu plusieurs coups de poignard.

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Héraclite (540 av J.C. - 480 av J.C.)
On prête à ce philosophe Grec surnommé le “pleureur” ou “l’obscur” une existence solitaire.  Les 139 fragments qui nous restent de son oeuvre sont parfois aussi énigmatiques que le laisse présager son surnom.

Cause de décès : de la bouse de vache.
Héraclite aurait demandé que tout son corps en soit enduit, persuadé qu’il pourrait ainsi guérir l’oedème dont il souffrait.  Une première version de l’histoire rapporte que la bouse était fraîche et qu’il s’y serait noyé, dans une seconde version, la bouse était sèche et Héraclite aurait littéralement cuit sous le soleil.

dimanche 24 février 2013

LA FIN DE LA VIE - 3e partie


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FRANCIS BACON jusqu’au bout de ses théories.

Père de l’empirisme (1561-1626) décède d’un banal coup de froid lors d’une ultime expérience sur la conservation par la neige.

“Hiver 1626 à Londres. Par un froid glacial, Francis Bacon traverse la ville dans une attelage quand une idée lui traverse soudain l’esprit : et si la neige permettait de conserver la viande aussi longtemps que le sel? Le philosophe se fait apporter un poulet par une vieille dame, mais attrape froid dans la foulée et s’éteint trois jours plus tard.

C’est ce qui s’appelle une mort par “empirisme” courant dont Bacon fut le père sous sa forme moderne.  Le philosophe affirmait que la nature est le fondement du savoir.

Contre l’idée d’une connaissance a priori et innée, Bacon en appelle à la redécouverte du monde physique, à travers les expériences sensibles.  Au coeur de sa philosophie : l’homme “ministre et interprète de la nature” (Novum organum).  En l’occurence, la nature a eu le dernier mot sur Francis Bacon.  En anglais, on dirait qu’il est mort à la tâche, “with his boots on”.  Au delà de sa dimension comique, l’histoire de Bacon possède une morale : le philosophe est mort comme il a vécu.

Il y a une identité parfaite entre sa vie, son oeuvre, et les circonstances de sa disparition.  Celles-là nous font aussi penser à une mort sur scène: par exemple, mourir sur un terrain de football, tels ces joueurs qu’on a vu s’effondrer en plein match... ou encore mourir en donnant un cours de philosophie!”

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Jeremy Bentham (1748 - 1832) est mort de sa belle mort; il a souhaité que son corps soit disséqué et embaumé, il est le fondateur de l’utilitarisme.
“L’histoire de ce philosophe est celle d’un magistral pied de nez.  La prochaine fois que vous vous rendez à londres, allez donc faire un tour à l’University College. Bentham vous attend à l’intérieur d’une vitrine aux faux airs de cabine téléphonique, vêtu de son plus beau costume, comme à la maison.  Dans un texte intitulé Auto-Icon, or Farther uses of the dead to the living (“Auto-icône, ou comment rendre les morts utiles aux vivants”) il s’était longuement expliqué sur le traitement qu’il souhaitait voir réserver à son corps une fois disparu. Il fallait bien que le père fondateur de l’utilitarisme vise une dernière fois “le plus grand bonheur du plus grand nombre” *selon la formule de Joseph Priestley qui inspira l’oeuvre de Bentham) et “maximise son utilité” par delà son existence.

Au-delà de la blague, la mise en scène de Bentham fait écho à sa fascination pour la mort.  Le philosophe était très impressionné par les procédés de momification des têtes pratiqués en Nouvelle Zélande.  On sait qu’au cours des dix dernières années de sa vie, il transporta en permanence sur lui les yeux en verre qui devaient parer sa tête de défunt.  Malheureusement, le procédé devait échouer dans son cas, et l’on eut recours à un visage en Cire!  La tête du philosophe fut placée au pied de son corps embaumé (elle servit un jour de ballon de foot aux étudiants et fut même volée en échange d’une rançon, en 1975).  D’un point de vue proprement philosophique, la démarche de Bentham visait à exprimer une protestation posthume à l’encontre des tabous qui entouraient le corps des morts dans l’Angleterre du XIXe siècle, soumise à l’influence de l’Église anglicane dont l’utilitarisme de Bentham cherchait à s’affranchir sur un plan intellectuel.

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Albert Camus (Existentialiste)
La preuve par l’absurde (1913 -1960) a trouvé la mort dans un accident de voiture.

Sa vie s’est achevée sur une route de l’yonne le 4 janvier 1960. Le véhicule, conduit par son ami Michel Ballimard, était lancé à toute allure et heurte de plein fouet un arbre.  Camus venait d’obtenir le prix Nobel de littérature trois ans plus tôt, et était seulement âgé de 44 ans.  On lui prête d’avoir affirmé qu’aucune disparition ne ferait aussi peu sens qu’une mort par accident de voiture.  L’histoire de Camus est l’exemple parfait de la mort absurde - comme si le philosophe avait été rattrapé par le thème central de son oeuvre.  Nous sommes “tous condamnés à mort” (comme l’explique l’aumônier à Meursault, avant son exécution, dans l’étranger), tous, nous sommes en sursis.  Dans le Mythe de Sisyphe, comme explique : “cette idée que “je suis” ma façon d’agir comme si tout a un sens (...) tout cela se trouve démenti d’une façon vergineuse par l’absurdité par l’absurdité d’une mort possible”.  Je vis dans une rue très fréquentée et il ne passe pas une journée sans que la perspective qu’une fin similaire à celle de Camus ne me traverse l’esprit... Ce type de mort absurde survient chaque jour sur les routes; elle renvoie au sentiment de l’inaccompli.  C’est cette scène du film le septième sceau (d’Ingmar Bergman, 1957) où un chevalier, de retour de croisade, rencontre la mort sur une plage. “J’ai encore tant de choses à accomplir,” lance le chevalier à la mort, qui lui répond, “c’est drôle, tout le monde dit cela.”  Existe-t-il, au fond, un bon moment pour mourir?”.

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Simone Weil : L’Abandon de Soi.  “Philosophe de l’éthique et de la grâce, habitée par la spiritualité.  Simone Weil (1909 - 1943) est atteinte de la tuberculose et s’éteint après s’être infligé de nombreuses privations.”

“Exilée à Londres pendant la seconde guerre mondiale, Simone Weil décide de limiter en quantité de nourriture à celle fixée par le rationnement dans la France occupée, par solidarité avec ses compatriotes.  C’est suite aux complications de sa malnutrition et à un excès de travail qu’elle succombera en 1943 de la tuberculose.  Pour Simone Weil, une théorie politique visant à la transformation de la société doit pouvoir s’enraciner dans une transformation à l’échelle individuelle.  Cette nécessité de se mettre en danger et d’en passer par les situations extrêmes s’est donnée à voir tout au long de sa vie: en témoignant son engagement au côté des républicains durant la guerre d’Espagne, ou ses expériences de travail dans une usine et dans une ferme.  Anarcho-syndicaliste, elle était par ailleurs profondément mystique. À bien des égards, la figure de Simone Weil rassemble toutes les caractéristiques d’une sainte.  Je vois sa mort par privation avant tout comme un acte d’amour tourné vers Dieu, portant jusqu’à la négation de Soi. “Dieu m’a donné l’être pour que je le lui rende”, écrit-elle dans la Pesanteur de la Grâce.  L’amour pour Dieu et celui pour ceux qui souffrent ne font qu’un. “Ce n’est qu’en considérant sa propre personne à partir du point de vue de Dieu que l’on peut se montrer capable d’un authentique acte d’amour envers les plus faibles.”

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Friedrich Nietzche (1804 - 1900).
Héritage : le philosophe Allemand fut le contempteur de la culture occidentale et de ses valeurs morales, par opposition à celles défendues par le surhomme indivdualiste, indépendant et détaché du ressentiment.

Cause du décès - la folie.  Sa crise de démence est restée dans la légende.En 1899, à la vue d’un cheval fouetté par son charretier dans une rue de Turin, Nietzche se jette sur l’animal pour l’embrasser, s’effondrant en sanglots, il ne fut plus jamais capable d’écrire et survécut dans un état végétatif jusqu’à sa fort, onze ans plus tard.

lundi 18 février 2013

LA FIN DE LA VIE - 2e partie


Quand connaissons-nous de tels états initiatiques?  Dans l’enfance, nous dit Artaud, nous avons accès à cette intuition ou plutôt à cet avant goût de la mort.  À l’âge adulte, ce sont les stupéfiants qui peuvent éveiller cette sensibilité particulière. Dans les récits consacrés aux drogues, l’idée revint souvent que celles-ci nous font quitter la réalité sensible et connaître une sorte d’arrachement à notre corps, pareil au décès.  C’est le constat que dresse, par exemple, Henri Michaux, lorsqu’il explore les propriétés de la mescaline - épreuve qu’il raconte dans Misérable Miracle.  Michaux absorbait la drogue et notait ses sensations, sous forme de  descriptions en prose, mais aussi de dessins obsessionnels.  La mescaline explique Michaux, procure une petite mort “discrète et douce”, “mais on en subit des centaines toute la journée”. “De petite mort en petite mort, des heures durant, de naufrages en naufrages, on va, succombant sans inquiétude toutes les trois ou quatre minutes pour ressusciter doucement, merveilleusement”.

Pour Michaux, qui avoue avoir peu de goût pour la dépendance en général, la drogue est d’un usage ponctuel; il s’agit surtout d’un outil de connaissance.  Le miracle de la mescaline lui apparaît comme misérable: parfois “accompagné de plaisirs, mais aussi de suffocations, de cauchemars.”

Michaux ne s,est donc pas converti au paradis artificiels, à la différence d’un Aldoux Huxley - l’auteur du meilleur des mondes mais aussi les portes de la perception qui a tendu, alors qu’il était allongé sur son lit de mort et ne pouvait plus parler, une note, à sa femme: “LSD, 100 ug, i,m” on lui administra la drogue demandée, et il mourut paisiblement le matin suivant, 22 septembre 1963.  Au bout d’un dernier trip.

Dernières impressions
Mais il est un autre état limite à partir duquel s’est élaborée, dans la période contemporaine, un nouveau savoir de la mort: ce sont les NDE, de l’anglais near death experiences, ou, en français, le phénomène dit de la “mort approchée” la parution de l’ouvrage de Raymond Moody, la vie après la vie, en 1975, a propulsé ce thème sur le devant de la scène.  Les récits des personnes ayant frôlé la mort concordent, et permettent de reconstituer un enchaînement désormais bien connu du public : sensation initiale de paix et de bien être, bruits divers, plongée dans un tunnel au bout duquel brille une lumière, impression de flotter au-dessus de son corps, revue panoramique de sa vie, entrée dans la lumière, atteinte d’une limite et retour...comme l’a observé l’anthropologue Michel Hulin dans son article “explorateurs de l’au-delà? Réflexion critique sur les NDE” (Paru au sein de l’ouvrage collectif la mort et l’immortalité, Bayard 2004), ce récit ne doit toutefois pas être pris au pied de la lettre.  Une lecture plus attentive des témoignages des survivants montre en effet que deux phases se succèdent dans une NDE, l’une noire et l’autre blanche.  Phase noire : le sujet est en proie à une angoisse extrêmement intense, accompagnée d’étouffement de douleurs suraigües (cette dimension effrayante a d’ailleurs été largement passée sous silence dans la version édulcorée, new age, de ces récits qui a été popularisée).  Phase blanche : quand le sujet consent, enfin à sa propre mort, un apaisement survient, comme un état de béatitude baignant dans la lumière.

Quoi qu’il en soit, l’intérêt de ces recherches est moins de nous informer sur un éventuel au-delà, que de lever le voile d’ignorance totale qui nous masque la mort.

Celle-ci n’est peut-être pas complètement détachée de la vie, contrairement à ce que nous suggèrent les grandes considérations métaphysiques.

Après tout, la mort est peut-être une expérience qui mérite d’être vécue - la mort est toujours extraordinaire pour soi et ordinaire pour tous.  Ce qui me paraît toutefois extraordinaire, au sens magnifique, c’est de parvenir à vivre les expériences de la maladie, de la perte et de la reconstruction comme des expériences ordinaires.  C’est-à-dire parvenir à vivre et à aimer encore pendant et après.

Car n’est-ce pas une expérience ordinaire, ce qui nous marque et nous fêle sans briser nos forces d’amour et de curiosité?  Ce qui n’est pas nécessairement confortable. Penser ses fêlures sans les dénier ni les magnifier, c’est se retrouver aussi éloigné de sa jeunesse insouciante - que de ceux qui ne pensent qu’à cela et y voient le sens ou le moteur premier de la vie.

La philosophie peut-elle nous aider à nous réapproprier la mort?
Longtemps, la philosophie s’est présentée non comme un ensemble de théories sur le monde, mais comme une série de propositions existentielles sur la vie et la mort.  L’histoire de la discipline était enseignée à travers le récit édifiant de la vie des penseurs.

En occident, nous aimons nous imaginer comme une société émancipée de la morale bourgeoise.  Mais la mort est le dernier grand tabou.  Nous avons oublié le deuil, les rites funéraires, pourtant essentiels.  De nous réapproprier la mort, je cherche à retrouver cette idée classique de la philosophie, présente chez socrate ou Épicure: l’homme est l’esclave de la peur de la mort.  Être libre, c’est accepter que nous sommes déterminés par la nécessité de notre mort.  Le vrai philosophe pratique la mort!  Comme l’a dit Pierre Hadot, dans le monde antique (et pas seulement en occident), la philosophie n’est pas qu”un discours, c’est une façon de vivre. Socrate est exemplaire parce que son discours théorique est inséparable du drame de sa vie, du procès et de l’exécution.  Mais comment vivre. Les philosophes répondent : En apprenant à mourir.  Cependant, je me demande si la question principale ne serait pas plutôt : comment aimer.  La philosophie enseigne l’idée d’autosuffisance face à la mort.  Si merveilleuse soit-elle, la mort de Socrate a quelque chose d’égoïste, de solipsiste.  Il meurt paisiblement, sans faire l’expérience déchirante de la dépendance à l’autre, éprouvée dans le deuil ou l’amour.  La philosophie peut-elle penser l’amour?  Je n’en suis pas si sûr.

Parlons de l’idéal de la mort philosophique: même si les circonstances de leur mort diffèrent, Socrate, Épicure et Hume meurent d’une mort philosophique.  Ils sont lucides, conscients qu’ils vont mourir, et ne sont pas certains qu’il existe une vie après la mort.  Grâce à leur pratique philosophique, ils ont atteint une forme de tranquilité.  Au XXe siècle, la dernière grande mort, philosophique est celle de Foucault face au sida.  Je me sens plus proche de la mort de Hume.  Dans la correspondance entre Adam Smith et le médecin de Hume, il est décrit comme gai - une gaieté lucide.  Ou de celle de Hobbes: il est mort à 92 ans, il avait une maîtresse, il se promenait chaque matin et pratiquait le jeu de paume, alors qu’on l’imagine plutôt comme un paranoïa que machiavélique!  D’autres morts sont plus douloureuses.

Mais le rire peut aider à affronter la mort.  En riant de la mort, nous reconnaissons son existence.  Nous ne la surmontons pas, mais nous la reconnaissons.

Il y a en littérature une tradition de l’humour et de l’incapacité à mourir (qui contraste avec la mort noble, héroïque du philosphe).  Par exemple, en attendant Godot, de Beckett, c’est une tragi-comédie, parce que Vladimir et Estragon veulent mourir, mais n’y arrivent pas.  L’autre exemple, c’est Hamlet, celui qui ne peut rien, il ne peut venger son père, il tue Claudius par accident, il n’est même pas vraiment fou...il essaie de naviguer sur le continent de la mort, mais il n’y arrive pas.  Ce qui m’intéresse là, c’est l’incapacité à mourir.  Nous devons accepter le fait que notre existence est inauthentique, combien nous sommes divisés...et c’est éminemment comique!  Il n’y a pas de meilleure façon de l’accepter que par l’humour, et la philosophie en manque parfois.

Une très ancienne tradition nous suggère de considérer l’âme comme une réalité distincte du corps.  Nous avons en effet tendance, même si nous sommes agnostiques, à imaginer que nous serons là pour nous désoler de notre propre mort.  Dans cette perspective, la mort est effrayante : nous imaginons après notre décès, comme dans les histoires de fantômes ou les contes gothiques, notre âme tourmentée, déchirée, tournoyant autour de notre sépulture.  Or, ce n’est là qu’un rêve, une illusion réplique Epicure: quand nous serons morts, nous ne serons pas là pour regretter la vie, nous n’aurons plus aucun sentiment, aucune sensation, aucune consicence d’être mort.  Par conséquent, “être mort” n’est pas le problème.  Ce que confirme Lucrèce, épicurien de la période romaine : “Regarde maintenant en arrière, tu vois quel néant est pour nous cette période de l’éternité qui a précédé notre naissance.  C’est un miroir où la nature nous présente l’image de ce qui suivra notre mort.  Qu’y apparaît-il d’horrible, quel sujet de deuil? Ne s’agit-il pas d’un état plus paisible que le sommeil le plus profond?”  (De la nature des choses, livre III).  Reste une difficulté bien réelle, dont les épicuriens conviennent: l’agonie, qu’ils appellent aussi le “mourir”.  Si la mort n’est rien pour nous, il est légitime de redouter les souffrances qui la précèdent.  C’est pouquoi un bon épicurien, de nos jours, évitera totalement de penser à la mort et, l’instant venu, demandera qu’on lui prescrive de puissantes doses d’analgésiques.

Les stoïciens vont développer un raisonnement qui complète, sans le contredire, celui d’épicure: pour eux, c’est la peur de la mort qui est redoutable davantage que la mort elle-même.  Il faut avoir peur de la peur, s’en prémunir par tous les moyens. “Ce qui trouble les hommes, enseigne Épictète dans son manuel, ce ne sont pas les choses, ce sont les jugements qu’ils portent sur les choses.  Ainsi la mort n’a rien de redoutable... mais le jugement que la mort est redoutable c’est là ce qui est redoutable.”  Au fond, épicuriens et stoïciens ne reconnaissent qu’un seul aspect négatif à la mort: son ombre portée sur la vie.  Celui qui n’a de cesse de songer au caractère éphémère de l’existence, à la dégradation inéluctable de son corps, à la disparition toujours possible de ceux qu’il aime, ne fait qu’empoisonner son esprit et cultiver le désespoir.  La mort n’est pas un problème en elle-même, mais elle risque d’assombrir l’esprit en le remplissant d’idées noires.

Pour vaincre la peur de la mort, Socrate, lui, proposait un exercice bien différent.  En effet, apprendre à mourir consiste, pour lui, à se conformer à une discipline précise: il faut travailler en permanence à purifier son âme.  “Séparer le plus possible l’âme du corps, l’habitude à se rassembler elle-même à partir de tous les points du corps, à se ramasser et à vivre” (Phédon) : tel est le rôle de la médiation philosophique.

Ici, le présupposé métaphysique est à l’opposé de celui des épicuriens.  Pour Épicure, l’âme et le corps ne sont qu’un, assemblage d’atomes que le trépas disloque.

Aux yeux de Socrate, l’âme est immortelle, de plus, le philosophe s’applique, de son vivant, à séjourner dans l’éternité, en tenant pour négligeable les sollicitations qui lui viennent de son corps, ce tombeau.  Philosopher, c’est se situer mentalement en un point où la survie de mon corps à moi, petit paquet d’organes contenu dans un sac de peau, est d’importance nulle : c’est s’imaginer dans un temps infini, métaphysique, en échappant aux aléas de la digestion, de la fatigue ou du désir.  Gare à celui qui ne philosophe jamais!  Si, au moment de mourir, votre âme n’est pas encore purifiée, qu’elle est encore lourde et terreuse, prévient Socrate, elle traînera “à l’entour des tombeaux, des sépultures, tous endroits où, en vérité, on voit je ne sais quelles apparitions, ombres portées d’âmes, simulacres produits par les âmes délivrées alors qu’elles n’étaient pas pures mais participaient du visible”.  Au fond, la mort est une sorte de “blindtest” qui départage les sages - parvenus à une épure suffisante de leur âme pour passer le seuil sans crainte.

Plus près de nous, un autre argument a été avancé par Paul Ricoeur, qu’on trouve dans vivant jusqu’à la mort, un recueil  des fragments qu’il a laissés à sa disparition en 2005.  Ricoeur, livre cette pensée revigorante : “la survie, c’est les autres.”  le mourant peut se consoler à l’idée que son entourage, ses enfants, ceux qu’il aime, vont continuer à vivre : ce qui doit prendre fin, c’est seulement le “monde commun” qu’il partageait avec eux.  Ricoeur s’interroge donc sur la possibilité d’un” transfert sur l’autre de l’amour de la vie”.  Si je suis malade ou parvenu au terme naturel de mes forces, il se peut que la mort m’apporte un certain réconfort - d’autant qu’il y aura des survivants et qu’il restera une trace de moi, comme un écho de mon amour de la vie en eux.  Le tout, c’est d’être capable de la générosité que suppose le transfert.

D’épicure à Ricoeur, il existe donc un premier grand courant de l’histoire de la pensée qui enjoint à mimorer ou à combattre l’idée de mourir.  Ce courant a ses raisons, convaincantes.  Et pourtant....on sent bien que le scandale de la mort excède ces palliatifs rationnels.   Pour le dire dans les termes de la Rochefoucault : “Rien ne prouve davantage combien la mort est redoutable que la peine que els philosophes se donnent pour persuader qu’on la doit mépriser.”  Le philosophe américain Thomas Nagel a ainsi plaisamment déjoué, en deux phrases, l’argument des épicuriens selon lequel le mourir srait plus redoutable que la mort.  Sa démonstration, citée dans un ouvrage récent et très riche, les voies du salut (Bayard, 2010), est en elle-même un chef-d’oeuvre d’élégance: “on suggère parfois que ce qui nous gène réellement, c’est le processus de mourir.  Mais je ne verrais pas d’objection à mourir si cela n’était suivi par la mort.” Une bonne dose de morphine, un gros dodo, et hop!  Je me relèverais regaillardi.  Le meilleur spécialiste français d’Épicure, Marcel Conche, confirme.  Dans la préface qu’il a rédigée à l’âge de 84 ans pour une réédition de son essai La Mort et La Pensée (ed. Cécicle Defaut, 2007), il prend ses distances avec son maître: “Épicure ne m’aide pas... Je ne vois pas la nécessité que je meure.”

Dans un un court essai qu’il a consacré à la mort, Apories (Galilée 1976), Jacques Derrida fait ses choux gras d’une petite phrase: “il y va d’un certain pas”, qui, selon lui, est une définition possible de la condition mortelle. L’être humain avance d’un certain pas vers sa propre fin, dans laquelle il y va pour lui d’une certaine négation.  Derrida glose, papillonne autour de sa trouvaille linguistique et finit par étourdir son lecteur.  Huit ans plus tard, dans la dernière interview qu’il a donnée au Monde, le 19 août 2004, moins de deux mois avant de mourir, il tombe le masque: “Je n’ai jamais appris-à-vivre.  Mais alors, pas du tout!  Apprendre à vivre, cela devrait signifier apprendre à mourir, à prendre en compte, pour l’accepter, la mortalité absolue (sans salut, ni résurrection, ni rédemption - ni pour soi, ni pour l’autre).  Depuis Platon, c’est la vieille injonction philosphique : philosopher, c’est apprendre à mourir. Je crois à cette vérité sans m’y rendre.  De moins en moins.  Je n’ai pas appris à l’accepter, la mort”.  Dans l’Antiquité, un tel aveu aurait suffi à disqualifier complètement la construction théorique d’un penseur.  Mais il est vrai que, dans le cas de Derrida, il était davantage question d’une déconstruction....et ces dernières paroles sincères laissent transparaître une indicible émotion.

Pour Tolstoï, la vie a un sens transcendant: elle ne se réduit pas “aux phénomènes visibles qui s’accomplissent dans notre corps”; ceux-ci en font une “absurdité”, une “sotte tromperie” puisque la mort les réduit au néant.  La vie est “ce que je sens en moi-même”, et que je conçois “ en dehors du temps et de l’espace”, elle n’est donc pas assujettie aux limites de mon individu (De la vie, chapitre XXVII, 1887).  On peut apparenter cette double acception de la notion de vie à la distincton des Schopenhauer, que Tolstoï a étudié, entre le “monde comme représentation” et le “monde comme volonté”, la vie “vécue”, sentie de l’intérieur, est infiniment éternelle; elle est Dieu; c’est en elle que je cherche à m’identifier à lui en visant à la perfection. Il me suffit de savoir que “l’homme qui accomplit la loi de la vie en soumettant son individualité animale à la raison et en manifestant la force de son amour, a vécu et vit dans les autres hommes après la cessatioin de son existence charnelle (...) pour que l’absurde et terrible préjugé de la mort cesse pour toujours de me tourmenter” (ibid,XXXI) l’amour du prochain menant à l’oubli total de soi-même enlève à la mort sa signification angoissante et en fait une délivrance.

vendredi 15 février 2013

LA FIN DE LA VIE - 1e partie


LA FIN DE VIE

Comment faire face à la mort sans tourner le dos à la vie?  Comment y penser sans être désespéré ou effrayé?  Sans se couper de tout plaisir et de toute joie?

De fait la manière dont on envisage le monde influence considérablement la qualité de la vie.  Certains sont terrifiés, d’autres préfèrent l’ignorer, d’autres encore la contemplent pour mieux apprécier chaque instant qui passe et reconnaître ce qui vaut la peine d’être vécu.  Il ne s’agit pas de vivre dans la hantise de la mort, mais de rester conscient de la fragilité de l’existence, de sorte à ne pas négliger de donner toute sa valeur au temps qui nous reste à vivre.

Épicure disait : “le plus terrifiant des maux, la mort n’est rien par rapport à nous, puisque, quand nous sommes, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, nous ne sommes plus.”

Pour celui qui a su extraire la quintessence de l’existence, la mort n’est pas une déchéance ultime, mais l’achèvement serein d’une vie bien vécue; une belle mort est l’aboutissement d’une belle vie. “C’est le bonheur de vivre qui la gloire de mourir”, écrivait Victor Hugo.

Martin Heidegger, dans Être et Temps, établit une distinction importante: “l’angoisse devant la mort ne doit pas être confondue avec la peur du décès.”  Car la peur s’attache à des objets de seconde importance : on tremble d’avoir mal, ou de perdre ses biens, ou de mourir avant d’avoir accompli l’ouvrage en cours.  La peur trahit une “disposition de faiblesse” chez l’individu, qui se laisse envahir par des préoccupations parasites.  En revanche, l’angoisse devant la mort est une tonalité puissante, fondamentale, qui saisit entièrement l’homme et donne accès à une autre dimension de l’existence. “La mort, dit Heidegger, est la possibilité la plus propre du Dasein”, autrement dit du sujet humain.  Ma mort est l’événement ultime, indépassable, par rapport auquel, je dois me définir. 

Pour Heidegger, le propre de l’être humain est d’être traversé par le temps et, cependant, de ne se sentir nulle part exister dans le temps.

Le passé n’existe pas; certaines choses “ont été” mais elles ne “sont” pas. Le présent dévale et glisse en permanence.  L’avenir est inconnu.  Or, il existe un point limite - la mort - où ces trois dimensions du temps se ramassent les unes sur les autres: quand je meurs, mon futur, mon présent et mon passé ne font qu’un. C’est pourquoi il importe tellement d’accepter la mort, de s’en soucier: quand il considère la vie du point d’accepter la mort, de s’en soucier: quand il considère la vie du point de vue de la mort, l’homme échappe ainsi au dévalement continu du présent.  Si je pense à la mort, je me rassemble en moi-même et trouve la voie de l’être.

Comme Pascal, bien qu’avec un vocabulaire et des concepts beaucoup plus élaborés, Heidegger considère l’angoisse devant la mort comme une sorte de jauge, qui nous permet de faire le tri entre l’inutile et l’essentiel, entre les préoccupations futiles et la vie authentique.

Sur un mode nettement plus distancié et beaucoup plus humoristique, Émile Cioran a su chanter la fécondité paradoxale des pensées négatives et des expériences mortifères: “Tout ce qui préfigure la mort ajoute une qualité de nouveauté à la vie, la modifie et l’amplifie. La santé la conserve comme telle, dans une stérile identité; la maladie est une activité, la plus intense qu’un homme puisse déployer, un mouvement frénétique et stationnaire, la plus riche dépense d’énergie sans geste, l’attente hostile et passionnée d’une fulguration irréparable” (précis de décomposition). Vouer un culte raffiné, littéraire et presque gourmand au désespoir, comme l’a fait Cioran, c’est stimuler, à petites gorgées de poison, les réserves de vitalité que nous portons en nous.

Ainsi, l’angoisse devant la mort peut prendre plusieurs visages: tourmenté et religieux chez Pascal; rustique et sérieux chez Heidegger; narquois et ostentatoire chez Cioran.  Le principal défaut de tous ces auteurs, qui appartiennent à une même lignée - ceux qui cultivent l’angoisse - est de surestimer la mort, de la considérer comme une sorte d’apothéose.  Le risque encouru est d’encourager les passions tristes et de se bercer d’illusions. C’est pourquoi, à ce courant de pensée, on peut quand même avoir envie d’opposer la verve rieuse d’un Montaigne: “Je ne vis jamais paysan de mes voisins entrer en cogitation de quelle contenance et assurance il passerait cette heure dernière.  Nature lui apprend à ne songer à la mort que quand il meurt” (Essais, III, 12).

Si l’on n’arrive pas à se convaincre que la mort n’est rien, on peut s’engager dans la direction contraire; plonger jusqu’au fond de l’angoisse, ne jamais cesser de penser à la mort et, finalement s’en faire une amie.

Arrêtons le boniment!  Regardons les choses telles qu’elles sont : la vie est un don et une grâce mais, un jour, il nous faudra fermer les yeux et, à cet instant là, nous serons seuls, apeurés, nus, éjectés hors de ce monde, mis à la porte sans indemnités de la multinationale du vivant.  Quand “j’ai voulu découvrir la raison” de tous nos malheurs, raconte Pascal, “j’ai trouvé qu’il y a en a une bien affective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près” (Pensée, B139).  À quoi bon fuir cette réalité en courant après le travail, les loisirs, les occupations en tous genres? “la seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères.  Car c’est cela qui nous empêche principalement de penser à nous....le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort” (B146).  Pour peu que l’on accepte de regarder en face le soleil noir de la mort, celui-ci ne nous aveuglera pas, mais au contraire, nous rendra la vue.  Prendre conscience que la vie est limitée, fragile, n’est-ce pas la reconsidérer et lui donner toute sa valeur?  Vivre en étant conscient que c’est une chance et un sursis:  n’est-ce pas là une promesse d’intensité plus excitante que l’insouciance bestiale?

La Rochefoucault prétend que “le soleil ni la mort ne peuvent pas se regarder fixement mais Irvin Yaloum Prof à l’université de Stanford, théoricien et psychanalyste existentielle, pense autrement, car dit il: “si la réalité physique de la mort détruit l’homme, il parle d’expérience “d’éveil”, une expérience d’éveil peut survenir en de nombreuses circonstances - la mort d’un ami, une maladie grave, un licenciement ou l’installation dans une maison de retraite.  Dans tous les cas, il y a une prise de conscience que l’on n’est pas tout puissant, mais au contraire mortel.  Cela incite à mieux aimer ce qui nous est donné, et à vivre donc une vie moins futile et plus authentique.  Dans une de ses oeuvres il fait l’éloge de certains philosophes qui ont émis des idées puissantes et qui ont influencé la psychanalyse.  Freud lisait Kant et Schopenhauer.  Et il a écrit son roman Nietzche a pleuré (Galaode, 2007) pour montrer que l’essentiel de ses idées comme lui-même le constate - a été anticipé par Nietzche.  D’un point de vue pratique, la beauté et la concision de certains aphorismes permettent à ses patients de mieux entendre une vérité.  Et c’est rassurant de voir que de grands esprits affrontent les mêmes soucis que tout un chacun.  Il prétend que nous ne sommes pas obligés d’en passer par un cancer pour comprendre.  Car nous sommes déjà frappés d’une maladie mortelle; nous allons tous mourir un jour.

L’accepter c’est difficile mais nous permet de connaître une vie plus riche.  La misère humaine vient de ce que tous les hommes ont peur de la mort à un degré plus ou moins important.  Cependant, pour la plupart d’entre nous, cette angoisse est reportée sur d’autres objets : la peur qu’il arrive quelque chose à notre enfant ou que nos rides nous défigurent.  Cette angoisse inconsciente peut empêcher de vivre.  J’en veux pour exemple ce patient qui, en pleine crise de milieu de vie, est venu me voir, car il était incapable de choisir entre deux femmes.

Nous en sommes arrivés à la conclusion que voir vieillir sa femme le renvoyait au fait que lui aussi vieillissait.  Il préférait donc fuir cette évidence.  Ainsi, l’angoisse de mort se traduit parfois par une incapacité à faire des choix.  Car cela implique un renoncement, et chaque renoncement témoigne de notre limitation au regard du temps.

Contre ces difficultés qui nous font tourner en rond, il faut parvenir à regarder la mort en face.

Apprivoiser la mort
Vous êtes vous demandé combien de fois vous êtes déjà mort?  En effet, nous faisons régulièrement des expériences analogues à celle du trépas, où une modification de notre équilibre physiologique est suivie d’une éclipse de conscience : par exemple, lorsque nous nous endormons tous les soirs, ou quand nous subissons une anesthésie générale.  Certains sont passés à travers des maladies éprouvantes, des épisodes de coma, des accidents.  Les états modifés de la conscience - ceux qu’on atteint par l’alcool  et la drogue, notamment ont également une dimension morbide.

Pour toutes ces raisons, la mort n’est pas complètement hors d’atteinte : il est bien possible qu’il n’y ait qu’une différence de degré, et non de nature, entre ces expériences courantes et le grand saut.

Les portes de la perception
Dans un texte de jeunesse écrit en 1929, l’art et la mort, Antonin Artaud soutient ainsi que la mort ne nous est pas inconnue : “j’affirme et je me raccroche à cette idée que la mort n’est pas hors de domaine de l’esprit, qu’elle est dans certaines limites connaissable et approchable par une certaine sensibilité.  Qui, au sein de certaines angoisses, au fond de quelques rêves, n’a connu la mort comme une sensation brisante et merveilleuse avec quoi rien ne se peut confondre dans l’ordre de l’esprit?  Et il enchaîne avec ce morceau de bravoure très rare en littérature, une description de l’intérieur du processus : “Il faut avoir connu cette aspirante montée de l’angoisse dont les ondes arrivent sur vous et vous gonflent comme mues par un insupportable souflet.  L’angoisse qui se rapproche et s’éloigne chaque fois plus grosse, chaque fois plus lourde et plus gorgée.
C’est le corps lui-même parvenu à la limite de sa distension et qui soit quand même aller plus loin.  C’est une sortie de ventouse posée sur l’âme, dont l’âcreté court comme un vitriol jusqu’aux bornes dernières du visible.”