samedi 6 juillet 2013

MISÈRES DU DÉSIR - CHAPITRE V ET VI

CHAPITRE V

Le mois d’août a décidé de séduire les Montréalais. Le soleil ne dérougit pas, le temps est sec et merveilleusement chaud, les terrasses animées, les fleurs encore parfumées, comme si la canicule avait décidé d’épargner l’île, Montréal semble en fête et Hélène réfléchit à son avenir. L’absence d’Étienne se faisait sentir il n’a pas eu la délicatesse de m’appeler. Quand il me courtisait pour avoir son emploi à ma compagnie, il se faisait douceur, il se donnait un mal de chien pour me conquérir. Il faisait le paon, il se fendait en quatre et il n’avait de cesse que la malheureuse Hélène aille échouer dans son lit! Mais sitôt qu’il en était en repus, merde! Salut, la visite!

Je retiens mon souffle et je vis en apnée.

Est-ce que je divague. Tout ce mal, toutes ces attentions à mon égard, et si peu de délicatesse au moment de l’adieu. La frustration me rend folle, je suis sûre  que son absence est à l’origine de toutes mes angoisses.

Oh! Tout un tas de sentiments différents… De l’envie, de la colère, de l’injustice, de la malchance…

Au moment où j’étais dans toutes mes souffrances mon téléphone sonna, c’était Étienne.

-C’est ma faute, Hélène; je croyais t’aimer. Oui, je suis coupable. Je m’en veux à un point que tu ne peux imaginer….

Elle continua d’écouter ça! Reniflant le plus discrètement possible. Mais pourquoi ne gueulait-elle pas? Nom d’un chien! Pourquoi ne pas raccrocher?

Ce corps, que j’avais cru aimer, je l’imaginais, tassé sur lui-même, tremblant de fièvre, transi de rage froide. Corps adorable, que je n’adorais plus!

Toute ouïe, Hélène, la non-désirée! Elle se mordait les poings ou se rongeait les ongles. Peut-être, elle maudissait mon nom sans cesser de m’aimer.

Je parlais du passé. J’évoquais des moments de « vrai bonheur ». Et c’est au nom de ce bonheur que je lui demandais, que je la suppliais de « bien prendre la chose ». De comprendre.

De comprendre qu’elle avait fait son temps, que j’étais las, enfin, de ce qui avait été nous, de ses sourires, de ses plaisanteries, de sa voix. De son parfum même, qui m’avait séduit lors de mon entrevue à son bureau un an plus tôt. De son amour pour moi, de sa bonté, de sa douceur.

-Je t’en prie, Hélène, ne m’en veux pas. 

Oui, j’avais eu le culot de lui balancer ça! Et j’avais raccroché avec quelque regret.
Je suis resté planté là, inutile, indécis, révolté contre tout et n’importe quoi. Las de cette comédie qui m’avait coûté tant d’efforts, mais vide, conscient du vide qu’il me faudrait faire semblant de combler… Mais qu’est-ce qui me clouait là, devant ce téléphone : Eût-elle su où j’étais, Hélène ne m’aurait pas rappelé pour me crier son désespoir.

Cette pensée me troubla. Mon cœur manqua un battement. C’était donc fait.

Le vin tiré, il faut le boire, dit le proverbe. Je m’en soûlais à en crever, pour noyer à jamais cette espèce de chagrin stupide qui me glaçait les membres et me troublait la vue. Parce qu’il n’y avait pas de raison à mon chagrin. Car je ne l’aimais plus, Hélène! Parce que… Non, je ne l’aime plus!

Je me pris la tête dans les mains. Je me promis de ne pas pleurer. Je frissonnais de la tête aux pieds. Je me rappellais avoir pleuré quand même.

CHAPITRE VI

Hélène fit la rencontre de son amie Odette qui l’invita à aller à Cuba pour oublier Étienne.

-Imaginer, je commence à rêver de soleil. Je te vois jouer sur la plage tandis que de beaux Apollon bronzés et à peine vêtus te passent sous le nez!

-Vraiment, tu as de ces images! Mais dis-moi comment on a fait pour ne pas voir que le temps passait? J’ai l’impression d’être allée au cinéma et d’arriver à la fin du film! Je refuse de penser à la fin du film. Cependant, je viens d’être délaissée, parce ce que plus désirée. Quelle misère! De plus j’aurai trente-neuf ans bien sonnants. Donc, un peu vieille.

-Justement! Moi non plus je ne me sens pas si jeune et j’ai droit à mes petites révoltes. Tiens ce matin, par exemple, j’ai rencontré un ancien copain.

-Qui ça?

-Luc Lahens; il est tellement beau, tellement sexy…

-Ah! Odette, tu ne prendras jamais ta retraite, toi!

Cette fois, c’est Odette qui baisse les bras. Inutile d’essayer de convertir Hélène au libertinage. Cette femme magnifique, svelte, aux traits presque parfaits, femme d’affaire de surcroît, pourrait faire tomber tous les hommes mais elle donne l’impression de n’en avoir aucun, de n’éprouver aucun désir. Belle certes, mais éteinte, comme cachée derrière une brume.

-Dis donc, tu as fait vœu de chasteté depuis ta séparation avec Étienne?

-Tu exagères, tu ne connais pas tous mes secrets!

-Ah bon? Je me faisais des idées sur ton compte!

Hélène rit de bon cœur.

-Alors, qu’est-ce que tu attends pour passer à autre chose? Deux ans de veuvage, tu ne crois pas que ça suffit?

-Bon, tu as gagné, on change de sujet.

-C’est ça, changeons de sujet… De toute façon, il faut que je te parle. J’ai une proposition à te faire. Voilà : ça fait quoi? Dix ans que tu es PDG de ta compagnie et que ça ne marche plus. Tu pourras changer de métier en organisant des expositions, que tu prépares toi-même? Tu connais les gens du milieu, les artistes, l’art, antérieurement, tu as collaboré avec les meilleures galeries…

-Dis donc, toi, tu me fais peur! Quel préambule!

-Laisse-moi finir… Je comprends que ton travail de chef d’entreprise te convenait quand Étienne était dans ta vie, mais maintenant il me semble qu’avec ton expérience, tu pourrais faire le grand saut?

-Le grand saut?

-Oui : repérage, achat, vente, collections privées.

-Tu es folle! Je n’ai pas ce qu’il faut! Et puis il faut voyager…

-Primo, tu as tout ce qu’il faut. Il suffirait que tu me suives pendant quelques mois, histoire de connaître certains rouages et de te familiariser. Secundo, qu’est-ce que tu as contre les voyages?

Hélène, bouche ouverte, yeux écarquillés, n’arrive pas à formuler de réponse. Tout à coup, elle réalise qu’elle a une folle envie d’accepter, de se lancer. Qu’il lui faut quelque chose de neuf. Elle a beau dire, la trente-neuvième l’a tout de même sonnée. Alors la perspective  d’un nouveau défi, d’une aventure qui la ferait se sentir bien en vie, la séduit tout à fait.

-J’accepte!

-Tu n’auras qu’à… Quoi? Qu’est-ce que tu as dit?

Odette est si étonnée par la réponse spontanée et soudaine de son amie qu’elle a cru mal entendre. Elle qui avait fourbi armes et arguments pour convaincre Hélène!

-Eh bien! Dis-donc, tu ne cesseras jamais de m’étonner, toi?

Hélène ricane de bonheur. Elle aime bien surprendre Odette et, surtout, elle se sent tellement en vie, là, maintenant.

-Madrid, dit Odette.

-Quoi?

-Notre première destination : Madrid! On part début mai.

Madrid… Hélène rêve déjà. Ainsi, la voilà donc sur le point de prendre un nouveau départ et la première escale de cette nouvelle vie sera Madrid.

-Madrid au printemps…


La petite salle d’examen est plongée dans une lumière presque violacée par le crépuscule qui s’étire et que laissent entrer les grandes fenêtres. Hélène regarde les couleurs mourir dans le jour qui cède le pas à la nuit. Elle se concentre sur sa contemplation plutôt que sur l’examen gynécologique que lui fait Martine, son médecin et son amie de toujours.

-Ça y est, c’est terminé, tu peux rhabiller. Je t’attends de l’autre côté. Eh dis donc, tu m’écoutes?

-Oh pardon! J’admirais le crépuscule. Je ne peux pas m’empêcher de penser que j’en suis là dans ma vie. Tout s’assombrit un peu, le rose devient violet et puis il y aura le noir…

-Eh bien! Je ne te savais pas poétesse! Très belle tirade, mais beaucoup trop sombre à mon goût. Et puis le crépuscule, la nuit, ça me donne des idées beaucoup plus disons vivantes!

Hélène sourit à Martine, qui a toujours eu la passion de l’amour et un talent réel pour le bonheur!

-Au fait, tu sais que je dois partir avec Odette pour Madrid? Des achats pour la galerie. Nous serons parties trois semaines.

-Tu pars quand? Chanceuse! Madrid, ça doit être magnifique! Tu prends du gallon? C’est bien. Quand je pense aux beaux espagnols! Tâche d’en profiter un peu!

-T’es folle! Comme si j’allais me mettre à flirter…

-Et pourquoi pas? Tu as renoncé aux hommes? Après quelques mois de veuvage, il me semble que…

-C’est une marotte chez toutes mes amies ou quoi? Comme si quelques mois de veuvage sonnaient la trompette pour la drague!

-Ce n’est pas ce que je dis, Hélène. Mais l’amour, tu y as renoncé? Tu n’en rêves plus?
Hélène esquisse un pâle sourire et quitte son amie sans répondre. Dehors, la nuit l’enveloppe, lui glace le dos. Elle accélère un peu le pas. Elle regrette de ne pas avoir pris la voiture, n’ayant plus du tout envie de marcher. Au feu rouge, de l’autre côté de l’intersection, deux jeunes amoureux s’embrassent, ignorant le monde autour d’eux.

Hélène sourit tristement en les observant. L’amour? Il y a si longtemps et le prix à payer fut si élevé! Elle ferme les yeux pendant quelques secondes. Le visage d’Étienne, les mains d’Étienne, ses caresses, ses promenades, ses promesses. Des mois n’ont pas réussi à effacer ces images aussi douloureuses que délicieuses. L’amour, oui, elle l’avait connu. Un amour fou, une passion qui avait enflammé sa vie, son cœur et son corps et qui avait finalement brûlé ses espoirs et ses rêves. Elle avait perdu toute perspective. Elle est tellement empêtrée dans ses problèmes et dans ses sentiments qu’elle en est venue à s’identifier à eux. Elle doit trouver le moyen à prendre du recul par rapport à elle-même, à se regarder un peu plus haut, dans une perspective plus cosmique. 

Elle ne se voit plus comme une personnalité ancrée dans le temps, qui vit sa séparation ou son amour perdu comme une petite fraction de son existence. Pire encore, elle part du principe que son angoisse, de ne pas se sentir désirée vont durer toute la vie. C’est typique de la dépression : un mélange de tristesse et de pessimisme.

Les années avaient passées, effaçant chez Hélène le souvenir même de la passion. Elle avait enterré certains de ses projets. On lui avait fait la cour ou des propositions, elle s’était toujours refusé la moindre escapade. C’était là, lui semblait-il, le prix à payer envers Étienne.

Curieusement le départ de ce dernier n’avait pas réussi à la libérer de cette austérité qu’elle s’était si longtemps imposée. Oui, avec les conseils de ses amies, elle avait retrouvé un peu de sa joie de vivre et consacrait plus de temps à la galerie, aux expositions, à ses copines. Mais elle ne s’était pas intéressée davantage aux hommes qu’elle croisait. Comme si quelque chose  s’était cassé. « Je n’y crois plus. Et puis ce n’est plus de mon âge …».

Elle accélère le pas comme pour échapper à ses pensées. Inutile de penser à l’amour. 

Elle a toujours raté le rendez-vous, il est maintenant bien trop tard. Elle se sent complètement impuissante aujourd’hui, et terrifiée par cette impuissance. Il se peut qu’elle ait oubliée le simple fait qu’il existe des possibilités de choix, et que ces choix lui donnent le pouvoir de changer le cours des choses. Elle refuse de comprendre que la mauvaise passe dans laquelle elle se trouve n’est pas une fatalité; mais bien la conséquence de ses propres choix, notamment ce lui de laisser tomber son mari pour un ex-détenu. Une fois qu’elle aura reconnu être la vraie responsable de la situation, elle pourra être amenée à comprendre qu’elle a les moyens de s’en tirer : ses choix l’ont amené là, ses choix peuvent l’en sortir.

Elle a perdu de vue l’évolution naturelle de son désarroi actuel, qui existe au présent, qui a eu un début, et qui aura une fin. Elle pourra se rappeler les moments où, dans le passé avec son ex-mari, elle a ressenti cette même colère, ce même affolement, et comment cette souffrance a fini par disparaître. Tout comme la mauvaise expérience qu’elle traverse aujourd’hui finira par devenir, elle aussi, un souvenir délavé.
Sa cousine Sophie l’attend devant la porte de la maison. Elle semble tout à fait emballée par son projet de voyage, le design, les boutiques de mode, les musées, le printemps en Europe…

-Et il paraît que les Espagnols sont magnifiques!

Sophie soupire en observant sa cousine du coin de l’œil qui hausse les épaules.

-Mais c’est pas vrai! Allez-vous me laisser tranquille avec ça?

-OK! Je n’insiste pas. Concentre-toi sur les monuments…

-Laisse tomber tes sarcasmes, c’est un voyage de travail, je vais donc me concentrer, comme tu dis, sur le travail.

-C’est ce que tu me conseillerais si je partais en voyage d’affaires pour Madrid?

-Mais non, bien sûr que non! Ce n’est pas pareil, tu es jeune et jolie. C’est de ton âge.

-Je te signale que je suis tout de même mariée. Je suis encore désirable, moi!

-Je t’en pris. Changeons de sujet. Je te laisse faire tes choix, laisse-moi faire les miens.

-Mais je voudrais que tu t’amuses, que tu profites de la vie!

-Je suis heureuse chérie, je vous ai, toi, ton mari comme cousin, cousine. J’ai mon travail, l’art, mes amies. Je t’assure que je suis bien comme ça.


Sophie détourne les yeux et se réfugie dans la cuisine. Depuis qu’elle est toute petite, elle n’arrive pas à supporter ce voile de tristesse qu’elle voit au fond des yeux de sa cousine, même quand celle-ci rit aux éclats ou prétend être heureuse.

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