samedi 12 octobre 2013

PASOLINI ET LA VIE : ENTRE L’HORREUR ET L’INNOCENCE - 13e partie

La solitude s’oppose au monde du “on”, dévoilé, déshabillé qui s’apparente à l’objectivité de la nature que, du reste, il absorbe de plus en plus.  Désormais le Pouvoir se développe comme monde - plus que comme système - comme nouvelle naturalité où tout est transparent.  Ces dispositifs médiatiques ne troublent point cette transparence puisqu’ils opèrent par imitation, tandis que les objets technicisés fonctionnent comme appendices du corps propre désapproprié.  Le Nouveau Pouvoir gonfle et prospère sur les ruines de la séparation, en général, de la division sociale en particulier.  Autrement dit se reflète la masse qui se répète et s’agrandit dans son image magnifiée.  Le désir de la masse est illimité, de peur qu’il ne s’engorge aux carrefours du processus, les agents du “on”, les signes, sont là pour le canaliser, le codifier car il faut à tout prix éviter un Black out du désir socialisé.  Démocratie, attention consommez les droits démocratiques et jetez-en les déchets dans les poubelles prévues à cet effet!

Le Welfare State c’est la production du social par le social ou le social qui s’engendre lui-même.  Ce que le capital n’a pas réussi à imposer, la croyance en son immaculée conception, à savoir que le capital naît du capital, est en passe de se réaliser aujourd’hui.  Les individus baignent dans le social naturel et les multiples micro-institutions en forment les points de raccord.  Pasolini avait raison: le social est contagieux - et il avait raison de s’écrier dans Volgar’ eloquio: nessun modello di sviluppo, nessun modello neanche sviluppo!  On ne lutte pas contre un modèle de développement, contre les modèles, si l’on n’est pas contre le développement, c’est-à-dire la contagion.  Le social ne se constitue plus comme lien mais comme attitude, comportement.  Pourquoi aurions-nous besoin du lien quand nous avons déjà incorporé la séparation qui nous liait?  Le lien social, issu de l’échange symbolique, d’un art de vivre et de converser, d’une gestualité communicante, s’efface devant l’imitation de l’autre. C’est ce que Pasolini appelle, dans une récurrence obsédante, le processus d’homologation.  Que signifie le parler dialectal, les idiomes locaux, les tournures linguistiques propres aux quartiers, aux villes, aux régions, sinon l’enracinement protocolaire d’un code socio-linguistique ou la projection d’ombres, de zones d’opacité par lesquels il faut passer - qu’il faut traverser - pour communiquer.  Le parler populaire est un rituel qui s’accompagne d’intonations, de gestes, à valeur protocolaire, qui contraint au détour, au passage initiatique dans le code et l’imaginaire.  Ainsi la langue institutionnelle - lingua franca - développe des clichés auto-reproducteurs et les langues dialectales produisent de la distance, de la séparation, qui font sens.

Ne nous y trompons pas, le cliché, la mode, le message coagulé dans le signe loin d’unir, déstabilisent et éradiquent tout terrain symbolique commun (1) .  La société du Welfare est une société qu’a désertée la cohésion et qui s’est transmuée en continuum (technico-signalitique). La prolifération des institutions sociales qui soumettent tout critère politique à l’évaluation quantitative d’une capacité de paiement, accentue les demandes sociales.  Les individus se trouvent à l’intersection de différents groupes qui logent des demandes aux institutions.  Cette exposition exagérée aux organismes de tout ordre ôte toute valeur à l’institution en général, précipite les individus dans une autonomie illusoire et, conséquemment, dans un nouveau subjectivisme immoral, cynique et destructeur.  Désormais la contestation est devenue une fonction intégrée au mécanisme autolésionniste du welfare state, elle s’instaure comme clihé, réponse béhavioriste aux stimuli du système et fonctionne comme substitut de la fonction intégrante dévolue aux institutions traditionnelles.  Ce que Pasolini nomme la perte du réel, l’irréalité (hyperréelle) consiste en ceci: les clichés-signes se reproduisent à grande vitesse directement connectés au processus vital donc sans investissement moral et passionnel ni processus cognitifs; les institutions ne sont plus des faits sociaux culturellement sédimentés mais des clichés-signes, des macro-clichés (Zijderveld) qui s’inscrivent dans une signalitique de la désobéissance et de la contestation de toute valeur; la dégradation de l’échange symbolique (fin de la tradition, dissolution de la distance, remblai de la séparation) signifie le remplacement de la structure visible/invisible par la structure externe/interne: d’un côté une fonction “choc”, de l’autre un subjectivisme non moins “choc”.  Tout se passe comme s’il fallait que l’on se fasse voir, toucher, entendre, agir - selon le prototype de l’opération médiatique sur la “nouvelle”.  Au traitement “choc” de l’information correspond le traitement “choc” de la personnalité.

(1) Voir Anton Zijderveld: On clichésThe Supersedure of Meaning by Function in Modernity, Londres, Routledge and Kegan, 1979.


Ainsi dans le welfare state la société n’élit pas sa raison d’être dans un ailleurs qui la transcende, ne s’interroge pas sur elle-même à partir de la séparation d’une origine donatrice de sens ni ne s’institue dans la représentation de l’Autre (que ce soit le barbare, le sauvage, le gueux ou le prolétaire), elle se remplit de signes dévorant les rites tels des enzymes et qui convergent vers la personnalité désappropriée et dédoublée fonctionnant comme micro-simulation institutionnelle du consensus total.

L’inflation se love dans la subjectivité qui se mue en subjectivisme forcené; elle nous ronge de l’intérieur, suce le manque réel, fait hypnotiquement miroiter la complètude de l’assouvissement, à tel point qu’il s’agirait de le désamorcer par les techniques de dissuasion-persuasion.  Par cette inflation, que Christopher Lasch nomme culture of narcissim, la personnalité subjectiviste-intimiste (intimité extravertie) devient fonction du Pouvoir. Qu’est-ce que le Pouvoir, sinon la puissance abstraite qui régit les circuits du processus vital!  La fonction permet au Pouvoir d’agir sur le fonctionnel, de le réglementer.  Dès lors s’insinue un chantage universel: continue, conforme-toi, accélère et travaille - sinon on te débranche et tu sautes.  La voix du “on”, la voix muette du sphynx, c’est la voix de la programmation.  La vie est programmée, la mort aussi.  Et la mort se dérobe - les techniciens l’ont volée, qui a intégré les quartiers expérimentaux de l’acharnement thérapeutique. Les média canalisent la mort qui se consomme par le signe.  La mort - ultime séparation - est homogène au vivant (M. Cornu) elle occupe toute la place comme objet scientifique de recherche, disparition du cadavre et refus de la mort.  Comment la société pourrait parler de la mort autrement qu’en termes thanatocratiques-thanatopraxiques - dont la fonction est de faire disparaître le corps et le cadavre - quand les signes fonctionnent socialement, c’est-à-dire quand la société se dévore elle-même dans la consommation du social!  Le Pouvoir - athanée prend en charge la mort, la gère médicalement et pharmacologiquement, sécrète un nouvel imaginaire qui bannit la honte, la répugnance, la pourriture et le deuil; il devient phantasmatique, incontrôlable et incompréhensible - mais civilisé.  Exécution par piqûre sans bâvure, contrôle des populations, Death Control.

Le rapport entre le Pouvoir et la technique (la société technicienne) se donne pour ce qu’il est: discours anthropophage, cadavérisation de la société, que rend possibles la disparition du cadavre (1).  S’éclairent alors les gestes posés et les paroles prononcées par les personnages de Porcile et Orgia.

Dans la première pièce (qui fait partie du film du même nom - La Porcherie) Julian, fils de grand industriel allemand (Klotz), s’offre en pâture aux truies, aux cochons.  Depuis son enfance, Julian fréquente la porcherie sous les regards silencieux des paysans rattachés à la propriété du père: tous les jours il rend visite aux bêtes, s’approchant d’elles qui l’attirent et mobilisent son affect, sa conscience, sa sexualité, son être.  Mais les paysans ne sont pas les seuls à connaître le “secret” de Julian; un certain Herdhitze, criminel de guerre nazi ex-professeur Hirt devenu un géant capitaliste de la technologie, donc concurrent de Klotz, est au courant de l’enfance de Julian.  Le père de ce dernier connaît le passé du médecin tortionnaire nazi de Hirt-Herdhitze.  Alors les deux magnats de l’industrie et de la technologie se neutralisent, aucun ne peut faire chanter l’autre.  C’est précisément un jour de “fête” célébrant l’union des deux capitalistes que Julian décide de poser le geste final. Peu avant cependant un dialogue extraordinaire et bouleversant a lieu entre Spinoza, la philosophe de la Raison et Julian, le suicidaire qui se conclut par l’abjuration de l’Éthique par son auteur lui-même: mes livres sublimes n’ont abouti à rien d’autre qu’à glorifier, analyser l’histoire bourgeoise.

“C’est vrai: la Raison (la leur) m’a servi à expliquer Dieu
Mais une fois Dieu expliqué, la Raison
a achevé sa mission, elle doit se nier:
Il ne doit rester que Dieu, rien d’autre que Dieu
Si je me suis arrêté sur quelque points, chers 
au vieux Spinoza, c’est pout te faire comprendre
combien a raison le nouveau, et combien ce dernier aime en toi
la seule, la pure présence d’un Dieu qui ne console point”.

  1. Il est intéressant de constater que le corps a disparu, comme les objets, comme la mort, comme l’échange symbolique.

Spinoza a compris, avec Nietzsche, que Dieu est mort, les valeurs, la subjectivité aussi; Julian achève un long rite en pénétrant dans le sacré que son suicide inaugure.  Cette union sacrée, réalisée par le saut divin et l’enjeu du corps et dont Julian a tenu qu’une petite fille, une innocente, en soit le témoin, se réalise en dehors, en marge de l’”union” capitaliste, celle qu’ont contractée les vrais cochons, les porcs consommateurs de saucisses (de porc!) et de signes (de mort). Quelle est l’essence du sacré, sinon la séparation!  Julian s’est séparé du monde, de la porcherie mondaine et hyperprofane, en “utilisant les éléments séparés du sacré - la souillure et le pureté - en renversant l’horreur (la porcherie) en innocence.  Il ne reste plus rien de Julian, aucune trace - les bêtes on fait place nette, ont tout rasé comme dit Herdhitze - sinon un lien sacré, un deuil pour les paysans.  Aucun signe, pas même un bouton ni un morceau de tissu: Julian n’est jamais entré dans la porcherie capitaliste, il ne peut donc pas en être sorti; il n’a pas obéi ni n’a désobéi. Ayant vaincu, pour sa propre joie, dans sa solitude, le monde des signes il a, à sa manière, fait abjurer la Raison dans un autre langage que celui de la Raison (1).

La séparation des langages constitue le thème obsédant de la pièce Orgia qui met en scène un couple, une femme et un homme - deux modalités de la séparation existentielle et tragique, deux drames de l’Altérité.

Dans un étonnant prologue l’homme, juste avant de se pendre, déclare:

“Finalement, il y en a eu un qui a fait un bon usage de la mort” que nous apprend-t-il, tout au long de la pièce, sur ce bon usage?

  1. Herchitze sait la fin de Julian, le père l’ignore. Le premier incarne le technocrate pur, entièrement voué à la puissance technique; le second, issu d’une vieille famille bourgeoise a reçu une éducation “humaniste”.  Le père n’aurait plus rien à perdre à faire chanter le nazi Hirt-Herdhitze. En le tenant ignorant de la fin du fils, Pasolini nous suggère le triomphe de la technique-thanatocratique sur l’humanisme bourgeois, pure illusion, alibi d’une culture porcine.

Il consiste à détourner l’usage des objets de la civilisation bourgeoise- capitaliste, en les déconnectant de leur idéologie - ideologia della morte - de la sphère du Pouvoir de laquelle ils participent.  Ces objets comme les bas, les culottes, les jartelles, les jupons, le sac à main d’une pauvre prostituée de périphérie, sont des signes de résignation quotidienne, de l’acceptation du pouvoir.  Ils en consitutent le langage et l’habitude. Ils garantissent à leurs utilisateurs une place dans le monde du pouvoir, place servile et hypocrite.  Par leur caducité, leur signalitique misérable, ils assurent l’omni-présence du pouvoir, en sont l’étendard, l’idéologie, l’habitude - un abitudine alla morte - qui rend esclave.  Avant de se pendre, l’homme s’empare des objets de la prostituée dont il soumet le corps (ainsi que le sien) à une dure épreuve physique - ce qui le fera vomir et s’évanouir, et se maquille, se travestit.  Après avoir parlé le langage de la chair, il s’enquiert de faire parler un autre langage aux objets qui lui ont nié la conscience de sa Diversité.

Il ne s’agit donc pas de dissuader l’usage mais bien de le rétablir et de le fixer.  Ces objets ordinaires, et en tant que tels constituant l’ordinaire du Pouvoir, lorsqu’ils seront vus sur le corps, tacheront l’innocence (servile celle-là) du regard de ce groupe de personnes déléguées par la société pour le décrocher, ils maculeront, expressivement et scandaleusement, le Pouvoir à travers leur habitude explosée.  Cette pendaison se veut exemplaire de l’horreur de la Diversité lorsqu’elle est crucifiée, lynchée, assassinée; le supplice, en même temps, est mise en scène de l’horreur et juge de l’Histoire:

“Je vous en prie, soyez comme ces soldats
les plus jeunes de ces soldats
qui sont entrés les premiers derrière les barbelés d’un camp....
Et là leurs yeux....Ah, je vous en prie
Restez jeunes comme eux!  Voilà tout
Et, maintenant, divertissez-vous”.

La Diversité acquiert la dimension de conscience de l’Altérité, de l’Autre et de l’Autre en moi, elle s’exprime par un langage différent et son combat confine à une séparation des langages de la réalité qui, lorsqu’ils restent agglomérés, compactés, sont totalitaires et forment le méta-langage du Pouvoir: Paix et Conformité - le Même.

C’est contre cette paix que se révolte la femme:
“En cette “paix” qui est tombée sur ma vie
et où elle s’est fixée, comme une saison
qui ne change jamais, une interminable matinée
de paix
de travail
de choses nues et sévères
(partagées avec les voisins, au son de la télévision)”.

Son rapport aux objets est physique et se nourrit de leur consommation comme fétiches de sexe et de travail, qui devient consumation-transgression par un désir, une puissante volonté d’épuiser tout ce qu’ils contiennent de souillure et de banalité.  Une consumation “senza rimorsi” qui est communication de la chair et des sens avec la jeunesse, l’”honnêteté brutalité” d’un jeune adolescent:

“Viens, fils avec la prétention d’un père,
ou père encore fils, viens
accomplis ton acte simple”.

  • sans remord donc transgresser les règles univoques de la sexualité, la rendre ambivalente, lui restituer son caractère dissociatif- associatif et son ambivalence essentielle qu’accostent l’inceste et le désir de mort.  Dans la pièce Bestia da Stile, la soeur de Jan déclare:

“La Dissocation est la structure des structures”

et un des “personnages”, l’Ante litteram, énonce:

“La vérité est ambigue, non mixte”

Dans Pasione e ideologia Pasolini dit “la division est douleur et la douleur est force”.  Avant de se jeter à l’eau et juste après avoir tué ses deux enfants la mère aura “traversé toute la grande ville. Dans le peu de campagne restant entre cette dernière et le fleuve”

  • elle juge son geste ainsi:
  • “J’aurai ainsi traversé mon présent et mon passé”.

Réapparaît le thème de la marche - comme dans Oedipe-Roi où Oedipe marche vers son destin, vers et dans son inconscient - l’inconscient comme Destin, l’origine est le but (Kraus), l’histoire finit là où elle commence (Pasolini) - comme dans Théorème où la mère traverse la ville et se retrouve dans une petite église de campagne.  Les personnages marchent, la caméra avance et descend et remonte, parce qu’un Destin est là qui s’oppose au Pouvoir, à l’Anti-Destin.  Il est remarquable que le petit espace de campagne traversé représente un espace sacré de ce qui manque ou a fait défaut.  Les actes d’horreur de la mère s’originent dans la perte du monde sacré qui était autrefois, le monde du faire - “là nous communiquions entre nous seulement en faisant quelque chose” - dans lequel il n’était pas nécessaire de connaître; le monde des sens, des couleurs, des objets:

“Je me rappelle le teintement des bidons de lait, contre le guidon des bicyclettes, mêlé aux chansons”.

C’était quand les individus parlaient sans jamais avoir appris à parler, quand la langue s’incrustait dans les murs de pierre, s’enroulait autour des fleurs médicimales, ou volait sur les places des mairies, “sublimes capitales en miniature”.  En ce temps-là la voix indiquait les choses mais “personne ne parlait” parce qu’à l’intérieur de l’âme “cherchait à prendre place la parole non dite”.  Les objets matériels étaient à la fois les coffrets la contenant et l’écho la dispersant.

Tant que cette parole vit dans l’âme où elle est encastrée l’individu peut parler dans son être, être seul avec lui-même.  Cette solitude existentielle protège le langage et témoigne de sa nature relationnelle.  La dichotomie sur laquelle Pasolini a construit Orgia est frappante: la parole non dite est dissimulée dans le monde non-naturel des artifices humains qui appartient à l’homo faber et qui a été façonné par lui; les actes terrifiants adviennent dans la paix irréelle qui suppure d’un continuum technique et sourd d’un fond bruyant où s’annulent, se neutralisent toutes les voix - un ronronnement continuel propre aux circuits médiatiques (1).  Dans le monde objet, de la réification, c’est l’oeuvre des mains et le langage qui forment l’espace public de la communication, tandis que dans l’irréalité de la paix, le social dévore la parole et l’activité du travail devient la sphère totale dans laquelle les individus connaissent le déracinement et la dérélection.


  1. La nature a besoin d’artificialité humaine. Le dialogue entre l’artifice et la nature est la substance même du monde dont la forme s’achève avec la parole humaine.

Le processus de reproduction de la vie naturalise le monde qui s’estompe, se dégrade en pur fond.  La vie a remplacé le monde, l’unité est naturellement posée, acquise d’emblée par le travail, elle ne s’atteint plus dans l’action et le langage.

Le réel socialisé et la parole socialisée sont collés ensemble; nulle séparation, aucune distance, plus d’espace et évanoui le monde commun.  Alors c’est une participation au ronronnement, au travail, à la consommation, ma contribution quotidienne au désengorgement des flux et des signes, qui garantira mon objectivité.  Mon être n’a plus besoin de se manifester à l’Autre ni d’apparaître; le Je ne se fait pas entendre dans la découverte d’un Tu, dans une interrogation sur l’absence mais dans l’affirmation d’une vérité et exhibition d’une intimité. Le Tu s’identifie au Je dans le Modèle du On qui est un Je socialement magnifié, socialement affirmé et diffusé.  Alors tous les Je se ressemblent dans le On, le Tu de l’Autre n’attestant plus de mon objectivité. Le Je se met à parler le langage du On et perd sa solitude fondamentale qui est expérience de l’altérité.  Parler est devenu naturel alors on parle, ce qui se passe va de soi pourvu que la réalité se restreigne à un enchaînement logique de truismes et de comportement.

Le On augmente sans cesse et son accroissement engendre la masse, nouveau méta-langage: les majorités silencieuses.  Aussi la société est-elle le produit d’une transformation linguistique gigantesque au bout de laquelle le Pouvoir se fait parler. Il n’est pas besoin de rassemblements physiques d’individus autour d’un Fuehrer pour que se constitue la masse (qu’il faudrait distinguer de la foule), chaque signe suffit puisque le signe fonctionne socialement qui concentre en lui toute la consommation.  Si les morts, l’immense foule des morts tombés aux divers champs de bataille, étaient les vrais interlocuteurs de Hitler et la foule la plus grande qu’il se pût imaginer, ceux-ci sont aujourd’ui remplacés par les signes, véritables cristaux de mort et de masse concentrée (1).  Se réalise, dans le Nouveau Pouvoir - c’est-à-dire s’accomplit réellement comme principe effectif, l’essence du Pouvoir: la survie/la survivance.

Le dernier acte de Goebbels fut d’empêcher ses fils de lui survivre; pour Hitler les Allemands ne devaient pas survivre à la défaite, l’ultime acte du Pouvoir aurait été d’entraîner toute la nation dans l’Apocalypse; le Fuehrer l’avait déclaré: tous les survivants au Reich sont des traitres.  Par ailleurs ce dernier avait formellement ordonné la crémation de son corps: “Et je ne pourrais pas non plus tolérer que mes ennemis traitent mon corps comme une charogne. J’ai exigé d’être incinéré”. Le corps d’Hitler concentre tout le Pouvoir et le Reich est la figure magnifiée de ce corps, sur lequel ont été inscrits les noms de tous les morts de la Première Guerre Mondiale (2). Vaincre c’est croître, survivre c’est grandir, détenir le Pouvoir c’est jouir de l’invulnérabilité!


Dans nos sociétés la survivance prend un caractère boulimique du fait de la nature implosive de l’énergie emmagazinée et tient à l’impossibilité d’expulser, de décharger, de dépenser une telle énergie.  Il s’agit, à proprement parler, de survivre à soi-même.  Persister dans le tissu signalitique, se loger dans les réseaux, participer et favoriser l’autogestion des modèles, consommer, sont des modalités de la survivance socialisée.  Dans le règne du On, du Même, l’invulnérabilité consiste à digérer du On, c’est-à-dire du social.  Le produit de cette digestion se trouve aussitôt réinvesti, canalisé, il n’est pas rejeté et n’apparaît pas comme force dépensée émise par le corps humain.

(1) Sur cet aspect voir Elias Canetti: Crowds and Power, Penguin Books, 1973-1981, (Masse und Macht).

(2) Voir le petit livre important de Elias Canetti: Potere E Sopravvivenza, Milan Adelphi, 1974-1981, (Die Gespaltene Zukunft et Macht und Ueberleben).

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