samedi 24 octobre 2009

LA MARGINALISATION DES AMÉRINDIENS - 6e partie

Processus de fabrication d’un marginal

C’est dans ces descriptions fabriquées par Soi que se situent le comment et le pourquoi de la marginalisation. En effet la distance qui sépare Soi de l’Autre est parcourue de chemins le long desquels courent ces descriptions : il y a par exemple le vecteur du rapport à la guerre, celui du rapport à la nature, celui du rapport au monde invisible… À un autre niveau ceux du vêtement, de l’alimentation… À une autre encore celui de la liberté… etc. Autant de chemins qui s’entrecroisent et qui surtout mènent de Soi à l’Autre. Quelque part sur chacun d’eux, une ou plusieurs failles profondes, les points de rupture à partir desquels l’Autre, irrémédiablement, ne peut plus être Soi et devient l’Autre, cet Autre que Soi ne veut ou ne peut pas être. Si l’on prend par exemple le vecteur de la guerre, il est marqué par des points de rupture que l’on appellerait : torture, scalp, meurtre de missionnaires, fête de la mise à mort… Le vecteur alimentation a ses points de rupture aussi que l’on identifierait comme la consommation de chair crue et de graisse, l’odeur rance, l’absence de sel, la saleté… Le vecteur liberté se rompt brusquement quand celle-ci est définie par Soi comme anarchie, absence de contrainte sociale, de règle de mariage, désordre, mais il reste continu et contigu à Soi quand il est vu comme indépendance politique, autonomie personnelle, contestation du pouvoir étranger.


La distance qui sépare Soi de tout Autre peut être vue comme un continuum brisé, comme un champ défini par une série de lignes qui brusquement se rompent pour reprendre plus bas. L’Autre devient marginal quand les brisures sont trop nombreuses ou intolérables. Elles créent alors une faille de part et d’autre de laquelle on sait fort bien à qui on a affaire, c’est-à-dire qu’elles déterminent le champ de Soi et érigent l’Autre en clôture.


L’image de l’Amérindien a changé depuis 15 ans. À la limite sans doute est-il secondaire de connaître les nouvelles images sinon pour prendre la mesure des nouvelles représentations que nous nous donnons de nous-mêmes. Ce que l’on peut étudier cependant, ce sont les lignes empruntées par la définition de l’image. Ces lignes-là changent-elles? N’a-t-on pas ajouté récemment pour le XVIIe siècle, l’image d’un Amérindien artisan dont le travail soutient l’implantation du système capitaliste ou celle d’un Amérindien victime des valeurs missionnaires? N’a-t-on pas évacué non seulement l’Iroquois friand de tortures mais aussi l’Iroquois guerrier? D’autre part, même si les grandes lignes de définition de l’image restent les mêmes, les points de rupture, eux, se déplacent sans doute. Tel comportement d’abord classé du côté de la marginalité va finir par être repris, transformé, dénaturé souvent, puis intégré à soi. Prenons l’exemple du nomadisme. Souvent comparé, pour être compris, au camping de fin de semaine, il n’est plus symbole de primitivisme mais de besoin d’espace et de liberté, de rapports intimes avec la nature. Depuis qu’il n’y a plus d’Amérindiens dits « nomades » au Québec, le nomadisme passé au broyeur de la société dominante a commencé à se recycler en valeur sûre. Sur la ligne du nomadisme, le point de rupture entre Soi et le marginal n’est donc pas au même endroit qu’il y a 15 ou 30 ans.


Les voies privilégiées qui permettent d’aller et venir entre le Québécois et l’Amérindien, les lieux de rupture qui font que l’Amérindien est maintenu à la marge, tout cela donc se modifie ainsi que la définition de l’image globale. Mais l’Amérindien reste dans le champ du marginal, veilleur de nuit aux frontières du monde connu, point de repère important pour ceux qui s’inquiètent du niveau évolutif de leur propre société comme pour ceux qui, tracassés par leurs origines, se cherchent de lointains ancêtres en guise de référence.


Conserver cet utile marginal aux frontières de son passé et de son avenir, c’est pour Soi se constituer un bloc solide et indivisible, sûr de lui. Il lui faut taire bien des choses sur lui-même, refuser toute nuance, toute pondération qui risquerait de lancer des têtes de pont entre l’Autre et lui-même et, par là, peut-être, de rendre moins évident son droit sur l’Autre, moins justifiée son autorité sur lui, moins claire sa supériorité. Marginaliser l’Autre, ce n’est pas un jeu. Cela fait partie, pour Soi, des stratégies de survie. Pour y arriver il doit s’astreindre à ne jamais se reconnaître lui-même comme le marginal de l’Autre. À ne pas imaginer une seule fois que l’Autre puisse avoir son propre système classificatoire au centre duquel il se place. À ne pas reconnaître l’Autre comme lui-même, siégeant au cœur de son propre système de référence mais comme un Autre n’ayant pour identité que celle que lui accorde Soi. Et c’est sans doute ce qu’il y a de plus fascinant – certains diraient décourageant – dans l’habile auto-pédagogie de notre société. Elle ne s’autorise à déstabiliser l’image de l’Amérindien qu’elle s’était imposée à elle-même que pour mieux en construire une autre, exact contrepied de la première souvent, qu’elle fait passer pour plus « juste », plus « réelle », enfin conforme à la « vérité ». Elle évite ainsi la troublante incertitude, la demi-mesure, les demi-teintes, la nuance, le double jeu. Elle évite la vie quotidienne et complexe pour se conforter, une fois de plus, dans de rassurantes catégories conceptuelles.
* à suivre *

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